Petit éloge
de la philosophie de bistrot
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Paru dans l'Incendiaire
n°2,
novembre
1997
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Il est de bon ton de parler de l'engouement pour la philosophie que
nos contemporains partageraient, peut-être même, est-ce croyable,
par delà les frontières de notre pays. On publie des histoires
romancées de la pensée, on s'arrache de petites introductions
aux grandes réflexions, de gros ouvrages font l'inventaire des
questions disponibles, on interviouve des prestataires du prêt à
faire penser, on fabrique des émissions télévisuelles.
Grand Dieu, à moins qu'il ne s'agisse d'un tour du Diable, l'homme
ressentirait le besoin d'agiter ses neurones par-delà ses obligations
sociales, familiales, sportives, économiques, politiques, il serait
taraudé par d'éternels sujets qui eussent dû être
l'interrogation même de son être depuis toujours. A tel point
que le problème de la vocation philosophique de l'homme serait
devenue caduque; la vraie question étant : mais comment a-t-on
pu vivre jusqu'à maintenant sans philosophie ? ou, c'est son autre
versant : comment mes bougres de voisins peuvent-ils encore ignorer les
voix de la sirène ? Il ne faut pas s'étonner alors que notre philosophe s'en retourne
vers de vrais textes, il y joue sa vie et celui qui s'est laissé
approché une fois par le fléau de la productivité
ne s'y laissera certainement pas reprendre. On pourra alors l'accuser
d'être dans sa tour d'ivoire, dans ses universités; certainement
qu'il y est à sa place mais a t-on jamais appâté un
lièvre avec du plomb de chasse ? Mais tu peux vivre sans escale par delà l'univers, et tu le feras d'autant mieux que tu ignoreras la philosophie. Continue donc à discuter, le philosophe ne te contraindra jamais à philosopher. Car tu peux converser sans dialoguer mais on ne peut philosopher qu'en dialoguant. L'essence de la philosophie ne peut-être que le dialogue, elle est née de l'oralité, du rapport charnel entre les hommes, et non d'une poignée de monnaie ou d'un bouton pressoir qui active l'image. C'est que le dialogue seul perpétue la recherche : quand l'un a fini de parler l'autre continue et l'oeuvre les conduit au delà de ce que chacun pensait. L'oeuvre, qu'elle soit parlée, lue, écrite, cinématographique ou, pourquoi pas, cédéromique, qu'elle excrémente tel ou tel résidu, l'oeuvre se continue, se reprend, se brise, se tord, s'amplifie par le dialogue des oeuvres. C'est là ce qu'on appelle philosophie. Alors dans cet engouement pour désigner le philosophe comme coupable, et donc victime d'une persécution avenir, apparaît une éclaircie modeste. On parle philo au bistrot. Ce n'est pas grand chose, mais on parle tant pour ne rien dire, on produit tant de non-sens, d'objectivité; les mots sont si souvent mis à mort ! Au contraire, au café philo les conditions pour éviter la tentation de la productivité semblent réunies. D'abord il n'y a jamais de livre sur les tables, aucune tentation de confondre l'oeuvre avec l'objet; ensuite il n'y a pas de philosophe à toucher, bien ficelé dans son costume ou dans sa belle chemise blanche; il n'y a pas de production visée, pas d'objet à contempler avec lequel il soit loisible de mourir béatement à la philosophie. Enfin, et ce n'est pas la moindre des choses, l'absence de devoir d'objectivité rend impossible la mesure du temps, si bien que les deux heures d'assemblée n'occupent pas un créneau, mais plutôt un moment de l'activité des participants, qui n'a de sens que dans son rayonnement dans la vie de chacun. Toutes les conditions sont réunies pour permettre que le dialogue advienne s'il doit advenir, et personne n'est en droit d'affirmer que la philosophie n'y accomplira pas son oeuvre. Mais personne ne pourra non plus affirmer qu'il se fera philosophe au café philo, car tous peuvent être au bistrot et rester étrangers à l'oeuvre. Mais le comble, c'est que si la philosophie s'y faisait, par les conditions mêmes qui la rendent possible nul ne pourrait la reconnaître au travers d'aucune production. Ailleurs peut-être apparaîtra livre, résidu d'une oeuvre née un jour de vrai dialogue. Petit éloge donc du café philo comme le seul endroit, en dehors des cours de philo lorsqu'ils ouvrent la possibilité de l'oeuvre (mais ce ne saurait encore une fois qu'être une simple possibilité), comme seul endroit donc, où chacun peut devenir philosophe. Cet éloge deviendra grand quand le dialogue quittera le café comme la lecture abandonne le livre pour disputer par delà les lieux et les temps au sein de l'oeuvre.
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