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Petit éloge de la philosophie de bistrot

par Marc Tamisier

 

Paru dans l'Incendiaire n°2, novembre 1997
2 pages



Résumé

pas disponible

 

Sommaire rapide

Il est de bon ton de parler de l'engouement pour la philosophie que nos contemporains partageraient, peut-être même, est-ce croyable, par delà les frontières de notre pays. On publie des histoires romancées de la pensée, on s'arrache de petites introductions aux grandes réflexions, de gros ouvrages font l'inventaire des questions disponibles, on interviouve des prestataires du prêt à faire penser, on fabrique des émissions télévisuelles. Grand Dieu, à moins qu'il ne s'agisse d'un tour du Diable, l'homme ressentirait le besoin d'agiter ses neurones par-delà ses obligations sociales, familiales, sportives, économiques, politiques, il serait taraudé par d'éternels sujets qui eussent dû être l'interrogation même de son être depuis toujours. A tel point que le problème de la vocation philosophique de l'homme serait devenue caduque; la vraie question étant : mais comment a-t-on pu vivre jusqu'à maintenant sans philosophie ? ou, c'est son autre versant : comment mes bougres de voisins peuvent-ils encore ignorer les voix de la sirène ?
Mais qui donc entend son appel ? La philosophie ne parle qu'à qui la dit et il y a erreur sur la personne si on la considère comme un objet : écouter une émission ou des 'philosophes' patentés discutent, toucher du regard la chemise immaculée d'un échevelé n'est pas faire de la philosophie. Il faudrait être ridiculement précieux pour ne pas l'accorder. Mais à propos du livre la même l'erreur est pourtant bien présente et plus insidieuse. Certainement le philosophe lit et écrit, c'est là la pratique au travers de laquelle on l'identifie le plus facilement. Mais ce n'est pas parce qu'on reconnaît le philosophe au livre qu'il s'y reconnaît lui même. Le livre pour le philosophe est une oeuvre, un rayonnement de ses questions plus encore que de ses réponses; c'est sa recherche que l'oeuvre continue par delà les clivages géographiques, par delà les ans et les siècles. La qualité d'objet du livre lui échappe, parce que la qualité d'objet n'a aucune raison a priori de l'intéresser; et même lorsqu'il se penche sur les objets ce n'est qu'en les insérant dans son dialogue; le livre peut alors éventuellement lui apparaître comme une médiation si sa recherche le conduit jusqu'à elle, mais jamais comme un objet mort. Car la philosophie tue l'objet comme l'objet tue la philosophie. L'activité philosophique est même si peu soucieuse de l'objet qu'elle n'hésite pas à le recopier, le découper, le commenter, le décortiquer, le critiquer, le raturer, le surligner; le philosophe écrit dans les marges du livre et en abstrait ainsi son oeuvre.
L'activité philosophique est donc toujours une abstraction, abstraire est sa pratique bien concrète, mais elle n'est jamais une production. Alors qui osera parler d'un engouement pour la philosophie sur l'argument d'une production de livres ou autres objets morts. Celui-là entend l'appel de la sirène et se jette sur la queue de poisson qui brille comme l'or de l'édition et des audimats. Mais la philosophie préfère la beauté du buste et du visage, et cherche modestement à parler son langage plutôt qu'à les dévorer. Et même, la grande production est suspecte au philosophe, nuit à son exercice, car dans la fange il lui faut des heures pour s'apercevoir que rien ou presque rien n'était à dire et que rien ou presque rien n'est à lire. Naïf par essence, le philosophe ouvre ces objets nommés livres, écoute ses experts télévisuels, et n'y trouve aucune oeuvre; rien à recopier, à abstraire. L'objet a fait mourir l'oeuvre de lecture qu'il entreprenait et le voilà qui se met à compter le temps perdu, à mesurer en heures, en minutes le temps qui lui reste pour philosopher, à ruiner la condition même de la philosophie qui demande que du temps soit laissé au temps. Cela ne signifie pas que le philosophe soit un être de loisir au sens contemporain, un privilégié qui a tout son temps, bref, qui ne travaille pas; cela signifie que le temps de la philosophie ne peut pas être compté ni en tout ni en parties, que le temps mesuré ne peut-être qu'un résidu, une objectivation de la philosophie, et jamais une condition. Comme le livre l'heure est un objet, une objectivité qui fait mourir la philosophie si elle est instituée comme condition préalable. La philosophie est incompatible avec la production, et l'est encore plus avec ce massacre du temps que l'on appelle productivité.

Il ne faut pas s'étonner alors que notre philosophe s'en retourne vers de vrais textes, il y joue sa vie et celui qui s'est laissé approché une fois par le fléau de la productivité ne s'y laissera certainement pas reprendre. On pourra alors l'accuser d'être dans sa tour d'ivoire, dans ses universités; certainement qu'il y est à sa place mais a t-on jamais appâté un lièvre avec du plomb de chasse ?
L'engouement pour la philosophie dévoile alors ses charmes morbides et nauséabonds, il sent le cadavre de la sirène. C'est que la philosophie n'a aucune raison d'être au pays des objets bien finis, des temps réglés, calibrés, objectifs. Public, si tu as besoin de philosophie alors laisse la entrer en toi. On ne peut pas être le même avant et après l'exercice philosophique, et même, s'il y a réellement un mouvement philosophique qui se produit en toi alors il n'y aura plus d'après la philosophie, elle sera ton moteur, ton âme d'animal humain. Ta vie objective n'apparaîtront plus que comme le résidu de ta philosophie, et si ta recherche la transforme, ce qui après tout n'est pas une obligation, tu n'en pâtiras nullement. Mais si tu cherches un emploi du temps qui te dégage quelques heures pour philosopher, après ton travail, après tes heures de sports, de musique, de télévision, alors tu n'a rien compris; si tu cherches un créneau pour la philosophie, alors tu resteras l'être et peut-être la victime de l'objectivité. Si tu crois que la pensée se vend et s'achète, investit dans les Sicav et autres ersatz de la temporalité morbide; si tu crois que la pensée est repos de l'âme, fais des mots croisés mais préserve toi des philosophes et surtout fout leur la paix. Achète les livres qui recèlent leurs oeuvres, de préférence en reliure cuir et dorés sur tranche, ils feront le plus bel effet auprès de tes invités. Il y aura alors autant de différence entre le Banquet et la conversation qui animera convivialement ton repas d'amis qu'entre la beauté implacable de la sirène et l'écaille du poisson que tu jettera aux ordures le repas terminé.

Mais tu peux vivre sans escale par delà l'univers, et tu le feras d'autant mieux que tu ignoreras la philosophie. Continue donc à discuter, le philosophe ne te contraindra jamais à philosopher. Car tu peux converser sans dialoguer mais on ne peut philosopher qu'en dialoguant. L'essence de la philosophie ne peut-être que le dialogue, elle est née de l'oralité, du rapport charnel entre les hommes, et non d'une poignée de monnaie ou d'un bouton pressoir qui active l'image. C'est que le dialogue seul perpétue la recherche : quand l'un a fini de parler l'autre continue et l'oeuvre les conduit au delà de ce que chacun pensait. L'oeuvre, qu'elle soit parlée, lue, écrite, cinématographique ou, pourquoi pas, cédéromique, qu'elle excrémente tel ou tel résidu, l'oeuvre se continue, se reprend, se brise, se tord, s'amplifie par le dialogue des oeuvres. C'est là ce qu'on appelle philosophie.

Alors dans cet engouement pour désigner le philosophe comme coupable, et donc victime d'une persécution avenir, apparaît une éclaircie modeste. On parle philo au bistrot. Ce n'est pas grand chose, mais on parle tant pour ne rien dire, on produit tant de non-sens, d'objectivité; les mots sont si souvent mis à mort ! Au contraire, au café philo les conditions pour éviter la tentation de la productivité semblent réunies. D'abord il n'y a jamais de livre sur les tables, aucune tentation de confondre l'oeuvre avec l'objet; ensuite il n'y a pas de philosophe à toucher, bien ficelé dans son costume ou dans sa belle chemise blanche; il n'y a pas de production visée, pas d'objet à contempler avec lequel il soit loisible de mourir béatement à la philosophie. Enfin, et ce n'est pas la moindre des choses, l'absence de devoir d'objectivité rend impossible la mesure du temps, si bien que les deux heures d'assemblée n'occupent pas un créneau, mais plutôt un moment de l'activité des participants, qui n'a de sens que dans son rayonnement dans la vie de chacun. Toutes les conditions sont réunies pour permettre que le dialogue advienne s'il doit advenir, et personne n'est en droit d'affirmer que la philosophie n'y accomplira pas son oeuvre. Mais personne ne pourra non plus affirmer qu'il se fera philosophe au café philo, car tous peuvent être au bistrot et rester étrangers à l'oeuvre. Mais le comble, c'est que si la philosophie s'y faisait, par les conditions mêmes qui la rendent possible nul ne pourrait la reconnaître au travers d'aucune production. Ailleurs peut-être apparaîtra livre, résidu d'une oeuvre née un jour de vrai dialogue.

Petit éloge donc du café philo comme le seul endroit, en dehors des cours de philo lorsqu'ils ouvrent la possibilité de l'oeuvre (mais ce ne saurait encore une fois qu'être une simple possibilité), comme seul endroit donc, où chacun peut devenir philosophe. Cet éloge deviendra grand quand le dialogue quittera le café comme la lecture abandonne le livre pour disputer par delà les lieux et les temps au sein de l'oeuvre.

 

 

 

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