Une pratique
sociale nouvelle de référence : le café philosophique
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Paru dans l'Incendiaire
n°2,
novembre
1997
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INTRODUCTION : Si l'on fait l'hypothèse - à interroger - que l'on peut
apprendre à philosopher et développer cette capacité
en discutant, l'existence des cafés philosophiques questionne.
Est-ce l'un de ces lieux, avec la classe de terminale, où la philosophie
peut se conjuguer à l'oral, comme elle peut s'exercer par ailleurs
dans la lecture des grands textes ou l'écriture de dissertations
?
Proposons d'emblée ci-dessous, à titre heuristique, une
définition de la discussion philosophique, tirée de la réflexion
sur notre pratique de classe et au café, et, nous semble-t-il,
de la nature de la discipline philosophique . C'est une définition didactique . grammaticalement lourde et trop longue. Complexe, parce qu'elle tente d'inventorier et de récapituler, en une seule phrase, les éléments, ingrédients, conditions de possibilité d'un tel débat. Sorte d'idéal-type, peut être jamais réalisé. Mais idéal régulateur, au sens kantien, que nous soumettons comme modèle à la fois descriptif, normatif et prescriptif, discutable donc, comme tout modèle cognitif, axiologique ou praxéologique. C'est une proposition soumise aux praticiens. Elle a l'avantage de fournir un point de repère, de permettre d'analyser des pratiques par rapport au modèle, de comparer des pratiques entre elles ; de fixer aussi éventuellement des objectifs concrets et précis à qui voudrait s'en rapprocher. Une telle définition est à expliciter un minimum dans ses huit points, faute d'apparaître comme arbitraire. 1. La discussion philosophique est une interaction sociale entre plusieurs individus, une manière d'entrer en contact et d'échanger entre humains. Alors que le dialogue philosophique socratique se fait à deux (ou trois) interlocuteurs (en présence éventuelle d'autres auditeurs muets), la discussion en classe ou au café sollicite en droit, sinon en fait, la participation de chacun au sein d'un moyen ou grand groupe (De vingt à plus de cent personnes). Ce contact est verbal, et non physique, car le langage est à la fois condition et support d'une pensée discursive. Cette production orale intersubjective se fait par ailleurs en langue naturelle, par exemple le français, et non selon des codes formalisés univoques (comme les mathématiques), laissant à la parole vivante le sceau d'une personnalité, et aux mots leur polysémie d'interprétation, tant pour la pensée que dans la communication. 2. Les sujets abordés ne sont pas quelconques, et touchent à des problèmes essentiels pour l'homme, existentiels (ex : les questions éthiques, politiques, esthétiques, épistémologiques, métaphysiques...). Ces problèmes ne peuvent être traités (seulement) de façon technique, factuelle, juridique, psychologique, sociologique, scientifique, etc. Les solutions avancées dans l'histoire par les grands penseurs sont plurielles, controversées, jamais définitivement acquises, toujours réinterrogeables. On peut certes aborder non philosophiquement une notion philosophique comme la mort (par exemple biologiquement), ou une question philosophique comme la survie de l'âme (par exemple par la foi religieuse) : et c'est donc une illusion de croire qu'une discussion est philosophique parce qu'on a choisi un sujet qui apparaît comme tel. Tout comme on peut discuter philosophiquement d'un sujet qui ne semble pas de prime abord philosophique (ex : " comment utiliser un ordinateur ? ", qui recouvre, au-delà du mode d'emploi technique, le problème du rapport de l'homme à la machine moderne). Il reste que la nature du sujet choisi, le type de notion convoquée, de problème soulevé, la formulation d'une question induisent un type de démarche à adopter pour les aborder dans une discussion : la réflexion philosophique. 3. Parce que ces questions sont importantes pour l'homme, pour tout homme et pour chacun, les participants sont appelés à habiter existentiellement et intellectuellement le problème, à s'impliquer personnellement dans la discussion, à s'exprimer sincèrement sur le sujet. Il ne s'agit donc pas d'une conversation mondaine où l'on cherche à briller par la rhétorique, mais d'un lieu où l'on reste humble et modeste devant la difficulté réelle des problèmes abordés. 4. Car s'il subsiste un pouvoir, c'est celui d'une raison commune, se soumettant librement à l'universalisation du meilleur argument.2 Pouvoir de la raison d'abord sur soi-même, car il s'agit de penser ce qu'on dit, sans se contenter de dire ce qu'on pense, et de ne pas confondre spontanéité sympathique et authenticité réflexive. Pouvoir aussi sur ses sentiments. Car l'exercice d'une réflexion dans une interaction sociale implique la maîtrise de ses émotions. Non dans le déni de l'affectivité, qui nourrit la pensée de ses intuitions, mais dans l'attention à une émotivité qui peut obscurcir le raisonnement, réagir à la personne plutôt qu'à ses idées, et dériver la coopération vers la rivalité. La discussion philosophique est une difficile dialectique entre le respect absolu de la personne et la rigueur de la pensée critique, entre la convivialité humaine et l'exigence intellectuelle sans complaisance. Il n'est pas toujours facile de recevoir une critique cognitive comme intellectuellement constructive... Mais la dialectisation d'une pensée est à ce prix. 5. et 6. Dans cette recherche authentique de la vérité, démarche volontaire à sans cesse conquérir et ré-initier, il ne s'agit pas de vaincre l'autre par la sophistique mais de chercher avec lui. Donc d'instituer le groupe discussion en communauté de recherche, en société des esprits amoureux du vrai (Philo-sophia). L'autre est ainsi celui dont j'ai besoin pour y voir plus clair, un médiateur et un accompagnateur : je confronte avec lui mes idées, j'écoute sa différence, ses objections, ses propositions. Nous pouvons peut-être construire un horizon partageable, ou un dissensus clarifié, dans le respect éthique de nos personnes et le dialogue exigeant de nos idées. 7- C'est l'exercice du jugement dans la discussion qui implique une démarche rationnelle d'approche des notions et des questions. C'est cette démarche qui garantit, au-delà du choix du sujet, la philosophicité de la discussion. Une notion se donne comme un mot vague et polysémique dont il faut construire le concept. Une question met plusieurs notions en relation, dont il faut préciser le sens. Elle recouvre un ou plusieurs problèmes dont il faut expliciter les enjeux pour l'homme. Sa formulation recèle des présupposés, et implique des conséquences, à interroger. Puis il faut explorer rationnellement les solutions possibles, les éprouver dans leur confrontation. On ne peut donc pas faire l'économie pour penser d'un certain nombre de processus de pensée . conceptualiser des notions, construire des distinctions conceptuelles, formuler des questions, dégager des problèmes, clarifier des enjeux, expliciter les implications, proposer des thèses, les argumenter, les critiquer, etc. 8. Il serait naïf de croire que la rigueur s'improvise. Elle s'organise, demande de la méthode, une discipline. Il n'y a pas de discussion philosophique sans règle et sans conduite. La conversation informelle est associative . elle ne définit pas son objet, dérive au fil des interventions, des interruptions, de l'humeur, cherche le plaisir de l'échange ou à meubler le silence, amuse ou occupe- La discussion philosophique se donne un objet, qui est un objet de travail, et s'y tient, prend les moyens intellectuels de le travailler (éthique communicationnelle, processus méthodiques de pensée...), s'assure d'une progression de la réflexion... Si telles sont les caractéristiques d'une discussion authentiquement
philosophique - proposition à discuter -, il serait souhaitable
que l'on puisse trouver, ou que l'on cherche, dans un café qui
se dit philosophique, un certain nombre de ces ingrédients. Faute
de quoi la soupe pourrait être bien claire. II - DISCUTER PHILOSOPHIQUEMENT AU CAFÉ : LA LOGIQUE DES ACTEURS 1. Des acteurs dans un cadre Que la discussion philosophique se passe dans un café a du sens,
car aucun lieu n'est neutre. S'agissant de philosophie, ce pourrait être
un lieu institutionnel de culture (ex . M.J.C.) ou s'instituant comme
tel (ex . " club " de philosophie). Le café n'est pas
la rue, où l'on marche, ni la place, où l'on peut stationner,
mais un espace abrité, enveloppé, un intérieur, où
l'on est debout au comptoir ou assis à une petite table.
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