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Une pratique sociale nouvelle de référence : le café philosophique

par Michel Tozzi

 

Paru dans l'Incendiaire n°2, novembre 1997
6 pages



Résumé

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Sommaire rapide

INTRODUCTION :
PENSER LA NOTION DE " CAFÉ PHILOSOPHIQUE "

Si l'on fait l'hypothèse - à interroger - que l'on peut apprendre à philosopher et développer cette capacité en discutant, l'existence des cafés philosophiques questionne. Est-ce l'un de ces lieux, avec la classe de terminale, où la philosophie peut se conjuguer à l'oral, comme elle peut s'exercer par ailleurs dans la lecture des grands textes ou l'écriture de dissertations ?
Certains cafés se disent " philosophiques ", parce qu'ils proposent régulièrement une activité de discussion. Ce phénomène, médiatisé par de nombreux articles (Ex . le dossier du Monde de l'Éducation sur la philosophie de janvier 1997), la radio et la télévision (Ex . " Bouillon de Culture " de Pivot en décembre 1996), est ausculté par les sociologues, en tant que nouvelle pratique sociale porteuse de sens . retour à la philosophie, aux questions essentielles, par crise de l'illusion scientiste, du mythe du progrès, des absolus religieux, des idéologies alternatives, des repères identitaires (Le travail avec le chômage et la précarisation, le mariage avec l'instabilité du couple, la nation avec l'ouverture européenne, etc.), des sécurités devant l'avenir (Protection sociale, terrorisme, risques écologiques, etc.) ?..
Il est éclairé par les historiens, dans la continuité de la tradition française des cafés littéraires depuis le XVIIème (cf. l'ouvrage de G.G. Lemaire : Vies, morts et miracles des cafés littéraires), depuis le Procope jusqu'au Flore en passant par le Lipp et Les deux magots. Il intéresse les " psy ", car prolongé à Paris, Nice, Strasbourg ou Bordeaux par des Cabinets de philosophe, il représente une modalité à finalité non thérapeutique (bien qu'il puisse produire des effets) d'aborder les problèmes existentiels . une réaction à la psychologisation et à la médicalisation du " problème " individuel, par la reconnaissance et l'assomption d'une humaine condition partagée.
Il serait paradoxal que le café philosophique ne soit pas philosophiquement interrogé, alors qu'il s'autoproclame tel, et est souvent animé par des professeurs de philosophie. La notion de café philosophique est-elle intellectuellement consistante, ou n'est-ce qu'un label usurpé ?
On pourrait analyser l'expression " café philosophique comme une figure de style, un oxymore faisant coexister les contraires, comme de la glace brûlante ou de l'obscurité lumineuse : comment un lieu où s'échangent de la boisson, de l'argent et des préjugés pourrait-il fabriquer du concept ? Peut-on faire de la philosophie avec des banalités sur la météo, des pronostics sur le PMU, des conversations sur le sport, la bouffe ou les émissions de variété ? La discussion dans un tel lieu ne peut être que doxologique. La notion de café philosophique semble une imposture intellectuelle, un concept aporétique et une impasse pratique.
Mais précisément le paradoxe donne à penser. Certains cafés furent historiquement des lieux de création littéraire et artistique - et le demeurent -, de confrontation entre les encyclopédistes, de creuset idéologique et de regroupements politiques. Certains limonadiers furent des gazetiers qui faisaient circuler les idées autant que la boisson. Un lieu de rencontre et d'échange peut donner le meilleur et le pire.
D'où la problématique qui nous intéresse : à quelle(s) condition(s) un café peut-il être philosophique ? Et s'il se dit tel parce qu'on y discute de certains sujets de certaine façon, à quelle(s) condition(s) une discussion dans un café peut-elle devenir philosophique ? Dans les pratiques actuelles, qu'est-ce qui tend vers la philosophie, et qu'est-ce qui freine une telle orientation ? Comment tenir une posture philosophique dans un café ? Tel est l'objet de cette contribution d'un praticien.


l - A QUELLE(S) CONDITION(S) UNE DISCUSSION DE CAFÉ PEUT-
ELLE ÊTRE OU DEVENIR PHILOSOPHIQUE ?

Proposons d'emblée ci-dessous, à titre heuristique, une définition de la discussion philosophique, tirée de la réflexion sur notre pratique de classe et au café, et, nous semble-t-il, de la nature de la discipline philosophique .
" Il y a discussion philosophique lorsqu'on a affaire à :
1. une interaction sociale entre plusieurs personnes, de type verbal et en langue naturelle, dans laquelle chacune,
2. à partir d'une ou plusieurs notions, ou d'une question, fondamentales pour l'homme, donc controversées,
3. s'implique personnellement et sincèrement,
4. en usant de sa raison, c'est-à-dire de manière affectivement maîtrisée, collectivement coopératrice et intellectuellement exigeante,
5. et en s'enrichissant de l'écoute des interventions et de la confrontation .des propositions des participants par rapport aux siennes,
6. pour contribuer, dans une communauté d'esprits en recherche de
vérité,
7. à définir, distinguer, clarifier les concepts nécessaires à la réflexion .
- analyser les relations qui peuvent les articuler ,
- interroger la question posée dans ses enjeux, présupposés,
conséquences ;
- formuler les problèmes qu'elle soulève ;
- cheminer vers une réponse fondée, rationnellement argumentée,
universellement partageable,
8. dans le cadre d'une conduite des échanges garantissant la rigueur cognitive, la cohérence d'une progression par rapport au thème débattu, et une éthique communicationnelle. "

C'est une définition didactique . grammaticalement lourde et trop longue. Complexe, parce qu'elle tente d'inventorier et de récapituler, en une seule phrase, les éléments, ingrédients, conditions de possibilité d'un tel débat. Sorte d'idéal-type, peut être jamais réalisé. Mais idéal régulateur, au sens kantien, que nous soumettons comme modèle à la fois descriptif, normatif et prescriptif, discutable donc, comme tout modèle cognitif, axiologique ou praxéologique. C'est une proposition soumise aux praticiens. Elle a l'avantage de fournir un point de repère, de permettre d'analyser des pratiques par rapport au modèle, de comparer des pratiques entre elles ; de fixer aussi éventuellement des objectifs concrets et précis à qui voudrait s'en rapprocher. Une telle définition est à expliciter un minimum dans ses huit points, faute d'apparaître comme arbitraire.

1. La discussion philosophique est une interaction sociale entre plusieurs individus, une manière d'entrer en contact et d'échanger entre humains. Alors que le dialogue philosophique socratique se fait à deux (ou trois) interlocuteurs (en présence éventuelle d'autres auditeurs muets), la discussion en classe ou au café sollicite en droit, sinon en fait, la participation de chacun au sein d'un moyen ou grand groupe (De vingt à plus de cent personnes). Ce contact est verbal, et non physique, car le langage est à la fois condition et support d'une pensée discursive. Cette production orale intersubjective se fait par ailleurs en langue naturelle, par exemple le français, et non selon des codes formalisés univoques (comme les mathématiques), laissant à la parole vivante le sceau d'une personnalité, et aux mots leur polysémie d'interprétation, tant pour la pensée que dans la communication.

2. Les sujets abordés ne sont pas quelconques, et touchent à des problèmes essentiels pour l'homme, existentiels (ex : les questions éthiques, politiques, esthétiques, épistémologiques, métaphysiques...). Ces problèmes ne peuvent être traités (seulement) de façon technique, factuelle, juridique, psychologique, sociologique, scientifique, etc. Les solutions avancées dans l'histoire par les grands penseurs sont plurielles, controversées, jamais définitivement acquises, toujours réinterrogeables. On peut certes aborder non philosophiquement une notion philosophique comme la mort (par exemple biologiquement), ou une question philosophique comme la survie de l'âme (par exemple par la foi religieuse) : et c'est donc une illusion de croire qu'une discussion est philosophique parce qu'on a choisi un sujet qui apparaît comme tel. Tout comme on peut discuter philosophiquement d'un sujet qui ne semble pas de prime abord philosophique (ex : " comment utiliser un ordinateur ? ", qui recouvre, au-delà du mode d'emploi technique, le problème du rapport de l'homme à la machine moderne). Il reste que la nature du sujet choisi, le type de notion convoquée, de problème soulevé, la formulation d'une question induisent un type de démarche à adopter pour les aborder dans une discussion : la réflexion philosophique.

3. Parce que ces questions sont importantes pour l'homme, pour tout homme et pour chacun, les participants sont appelés à habiter existentiellement et intellectuellement le problème, à s'impliquer personnellement dans la discussion, à s'exprimer sincèrement sur le sujet. Il ne s'agit donc pas d'une conversation mondaine où l'on cherche à briller par la rhétorique, mais d'un lieu où l'on reste humble et modeste devant la difficulté réelle des problèmes abordés.

4. Car s'il subsiste un pouvoir, c'est celui d'une raison commune, se soumettant librement à l'universalisation du meilleur argument.2 Pouvoir de la raison d'abord sur soi-même, car il s'agit de penser ce qu'on dit, sans se contenter de dire ce qu'on pense, et de ne pas confondre spontanéité sympathique et authenticité réflexive. Pouvoir aussi sur ses sentiments. Car l'exercice d'une réflexion dans une interaction sociale implique la maîtrise de ses émotions. Non dans le déni de l'affectivité, qui nourrit la pensée de ses intuitions, mais dans l'attention à une émotivité qui peut obscurcir le raisonnement, réagir à la personne plutôt qu'à ses idées, et dériver la coopération vers la rivalité. La discussion philosophique est une difficile dialectique entre le respect absolu de la personne et la rigueur de la pensée critique, entre la convivialité humaine et l'exigence intellectuelle sans complaisance. Il n'est pas toujours facile de recevoir une critique cognitive comme intellectuellement constructive... Mais la dialectisation d'une pensée est à ce prix.

5. et 6. Dans cette recherche authentique de la vérité, démarche volontaire à sans cesse conquérir et ré-initier, il ne s'agit pas de vaincre l'autre par la sophistique mais de chercher avec lui. Donc d'instituer le groupe discussion en communauté de recherche, en société des esprits amoureux du vrai (Philo-sophia). L'autre est ainsi celui dont j'ai besoin pour y voir plus clair, un médiateur et un accompagnateur : je confronte avec lui mes idées, j'écoute sa différence, ses objections, ses propositions. Nous pouvons peut-être construire un horizon partageable, ou un dissensus clarifié, dans le respect éthique de nos personnes et le dialogue exigeant de nos idées.

7- C'est l'exercice du jugement dans la discussion qui implique une démarche rationnelle d'approche des notions et des questions. C'est cette démarche qui garantit, au-delà du choix du sujet, la philosophicité de la discussion. Une notion se donne comme un mot vague et polysémique dont il faut construire le concept. Une question met plusieurs notions en relation, dont il faut préciser le sens. Elle recouvre un ou plusieurs problèmes dont il faut expliciter les enjeux pour l'homme. Sa formulation recèle des présupposés, et implique des conséquences, à interroger. Puis il faut explorer rationnellement les solutions possibles, les éprouver dans leur confrontation. On ne peut donc pas faire l'économie pour penser d'un certain nombre de processus de pensée . conceptualiser des notions, construire des distinctions conceptuelles, formuler des questions, dégager des problèmes, clarifier des enjeux, expliciter les implications, proposer des thèses, les argumenter, les critiquer, etc.

8. Il serait naïf de croire que la rigueur s'improvise. Elle s'organise, demande de la méthode, une discipline. Il n'y a pas de discussion philosophique sans règle et sans conduite. La conversation informelle est associative . elle ne définit pas son objet, dérive au fil des interventions, des interruptions, de l'humeur, cherche le plaisir de l'échange ou à meubler le silence, amuse ou occupe- La discussion philosophique se donne un objet, qui est un objet de travail, et s'y tient, prend les moyens intellectuels de le travailler (éthique communicationnelle, processus méthodiques de pensée...), s'assure d'une progression de la réflexion...

Si telles sont les caractéristiques d'une discussion authentiquement philosophique - proposition à discuter -, il serait souhaitable que l'on puisse trouver, ou que l'on cherche, dans un café qui se dit philosophique, un certain nombre de ces ingrédients. Faute de quoi la soupe pourrait être bien claire.
Or, dans l'animation de ces discussions, une foule de questions concrètes se posent : par exemple, doit-on accepter n'importe quel sujet proposé ? Avec n'importe quelle formulation ? Doit-on annoncer certaines règles du jeu ? Si oui, sur quoi (Règles de communication techniques ? Normes- éthiques ? Exigences philosophiques ? Lesquelles et comment les formuler ?-..) Quel(s) type(s) d'animation du débat pour favoriser sa philosophicité ? Comment éviter notamment la doxologie naïve, la dérive conversationnelle, la mondanité superficielle, la rhétorique creuse, la sophistique sournoise, les conflits socio-affectifs de personnes, l'étalement narcissique, la tribune religieuse ou politique, le terrorisme langagier (mots savants) ou culturel (ex . l'allusion par connivence supposée, partagée...) ?
C'est cette pratique concrète de la discussion philosophique au café que nous voudrions maintenant explorer.

II - DISCUTER PHILOSOPHIQUEMENT AU CAFÉ : LA LOGIQUE DES ACTEURS

1. Des acteurs dans un cadre

Que la discussion philosophique se passe dans un café a du sens, car aucun lieu n'est neutre. S'agissant de philosophie, ce pourrait être un lieu institutionnel de culture (ex . M.J.C.) ou s'instituant comme tel (ex . " club " de philosophie). Le café n'est pas la rue, où l'on marche, ni la place, où l'on peut stationner, mais un espace abrité, enveloppé, un intérieur, où l'on est debout au comptoir ou assis à une petite table.
Mais ce dedans communique avec un extérieur : la terrasse comme espace transitionnel entre le in et le out, la porte ou la façade vitrée pour être vu (à moins de vouloir cacher sa clientèle), ouverte en été, vases communicants de la rue avec une atmosphère. Ce n'est ni un lieu de culture ou d'enseignement par finalité, ni d'apprentissage par vocation, mais un local à usage commercial, où l'on étanche sa soif de boisson (jusqu'à l'alcoolisme où une soif en cache une autre), et parallèlement de sociabilité . on y passe un moment seul, mais au contact d'un environnement social . on y va ensemble ou s'y retrouve, échange, rencontre parfois. On s'y repose aussi physiquement en s'asseyant, en se désaltérant, on s'y détend. Aller au café, c'est u ne ambiance privée publique, une bulle individuelle ou mini-collective dans une plus grande.
Faire de la philosophie au café, c'est la déscolariser, la sortir de l'université, du lycée, des salles de conférence, des colloques et des livres. C'est aller ailleurs, dans une sorte d'agora moderne3, fréquentée par le non-spécialiste, le non-apprenti désigné (l'élève ou l'étudiant), le tout-venant (un café est de droit ouvert à tous, et peut être visité par beaucoup). C'est choisir une ambiance comme cadre, un lieu et un temps de loisir, la parole comme expression de la pensée.
Le philosophe peut s'interroger pour savoir si le café de commerce " ne récupère pas dans sa logique la philosophie - dite alors justement "philosophie du café de commerce ", avec la dérive conversationnelle des opinions, ou commerciale des cabinets de philosophie. Posons aussi la question inverse . en quoi la discussion philosophique modifie-t-elle le café comme lieu ? La consommation devient périphérique, tout en demeurant un élément d'un décor plutôt convivial. La société éclatée des solitudes ou des mini-tables s'y cristallise en un groupe. La nécessité de communication élargie exige une régulation des bruits parasites (type percolateur), parfois un appareillage (micro). Les corps se positionnent pour donner ou entendre une parole devenue publique. L'espace se réaménage éventuellement. Une tâche collective s'instaure, avec des règles et des rites (ex . ne pas fumer pendant les débats). Il y a une place spécifique et un rôle symbolique. celui de l'animateur. Le temps s'organise, se rythme, se borne. La rencontre est moins fortuite, parce qu'elle est publiquement annoncée à l'avance, plus volontaire, plus organisée aussi, la discussion devient collective et soutenue. Elle est dès lors plus attirante pour certains, et peut être dissuasive ou (auto-) excluante pou r d'autres.
Le sens d'une telle situation peut être transparent aux acteurs, parce qu'ils le construisent tout en la découvrant. Il peut être volontairement attribué par ceux qui sont à l'initiative de l'événement. Il peut être aussi ignoré des participants, soit parce qu'ils ne comprennent pas ou n'entrent pas dans les règles du jeu, soit parce que les faits restent toujours pour partie opaques à ceux qui les vivent. Quant à la philosophie, on peut dire qu'elle ne peut pas ne pas être affectée par le lieu, mais tout autant qu'elle l'affecte à son tour, car pour pouvoir l'habiter elle aménage par exemple un cadre à la fois technique, éthique et intellectuel de communication.

Suite au prochain numéro

 

 

 

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