Quel est le temps du
bonheur ?
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Paru dans l'Incendiaire
n°7,
septembre
1997
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La première chose que j’ai remarquée en pénétrant dans Le Local, ce fut la disposition du lieu. Toutes les chaises étaient orientées vers un seul point de la pièce : une table où siégeaient trois jeunes hommes. Ce centre de convergence allait-il nous apporter le bonheur ? Ce bureau devait être le pôle d’attraction, le centre de gravité de la soirée. On était déjà en plein dans la conférence. Le seul échange envisageable était entre ce point et le reste du groupe : on ne peut imaginer une discussion avec quelqu’un qui nous tourne le dos. Pour discuter, il faut être en vis-à-vis. Et le seul vis-à-vis et donc échange possible était celui entre la salle et les trois jeunes professeurs. Cette disposition sert le rapport ignorant/savant et non la discussion. Nous sommes en opposition : il y a déjà ceux qui savent et ceux qui attendent le savoir. Au bout d’une heure, on pouvait compter la plupart des questions du côté du public et les réponses du côté de celui des profs. Dans un tel rapport, comment moi l’ignorant, puis-je prendre la parole pour exprimer ce que je pense ? Qu’est-ce que je vais dire puisque je ne sais rien ? Comment puis-je apporter quelque chose ? L’intervention d’“érudits égocentriques” va dans ce sens ; ils estiment savoir quelque chose et donc en font profiter l’assemblée (qui le regrette souvent d’ailleurs). On n’oublie pas aussi facilement des siècles d’élitisme, notamment en philosophie. Et on perpétue ce rapport avec cette disposition géographique intervenant/spectateur ; Qu’ont ces trois hommes de plus que nous pour être mis à part ? Si on est tous là pour discuter, alors pourquoi ne sont-ils pas avec nous ? Les trois gentils profs ont tenté de lancer la discussion et là, pas de chance : il y avait trop de bruit, les gens arrivaient les uns après les autres, et en outre nous n’avions pas le texte de Pascal, tremplin de la soirée, sous les yeux. Mauvais départ ! Il y a bien eu un démarrage mais le côté prof a vite repris le dessus. Pourquoi laisser du silence ou des silences ? Comme rien ne se disait, notamment sur le texte (normal, on n’avait rien entendu), notre trio a commencé à poser des questions sans nous laisser pour autant le temps de répondre. Il faut laisser le temps de réfléchir. Nous, on n’avait pas déjà réfléchi ou répondu au sujet. Le trio lui, était prêt et leur préparation signalait le côté professoral de la chose. Et c’est pourquoi on sentait derrière l’échange une vague organisation. On aurait dit qu’on suivait un plan, vous savez comme ceux qu’on fait pour les dissertations en terminale. Quand l’animateur est désemparé devant une salle inactive (ce que je comprends tout à fait), c’est comme dans un match d’improvisation : vous vous réfugiez dans vos notes, dans votre “plan”. Et ce soir j’ai eu l’impression qu’on devait avancer coûte que coûte. Mais on n’avait pas le temps de réfléchir, de penser, d’assimiler les connaissances qu’on nous offrait. Parce qu’on nous en offrait des connaissances et des références ! : Pascal, Rousseau, Kierkegaard, Hegel, Alquié, Kant, Stendhal, Nietzsche, Chazerans, ... Tout appelait à référence philosophique. A peine aviez-vous le temps d’exprimer votre idée qu’elle était rapportée à celle d’un philosophe. Et autant vous dire que ça ralentissait le “débat”. Et puis à force d’expliquer la pensée des grands philosophes, les petits philosophes se sont tus, pour comprendre... ou ne pas comprendre. Et c’est ce moment précis qu’a choisi la discussion pour s’installer. Le problème, c’est qu’elle ne concernait que les trois gentils professeurs ( en fait, ils ne devaient pas l’avoir si bien préparé que ça le sujet...). Deux ou trois spectateurs se sont mêlés à cet échange de “comment peut-on entendre le bonheur dans le troisième paragraphe du livre IV du Concept d’angoisse de Kierkegaard” s. Autant regarder “Pas si vite” sur Canal + au moins, on peut mater Agnès. En bref nous n’étions que des spectateurs sans avoir plus de moyen de nous faire entendre que devant un écran de télévision. Je suis un peu méchant mais je trouve ça dommage de gâcher un événement de cette ampleur en reproduisant des cours de fac ou de lycée. A ce moment-là autant venir en cours. Peut-être que le bonheur est tout simplement de pouvoir s’exprimer et rechercher le bonheur par soi-même et non de l’ingurgiter par les paroles d’autrui. P.S. : L’année prochaine, Messieurs veuillez parler moins vite, je n’avais pas le temps de prendre des notes (ni ma voisine de devant).M
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