Textes sur le bonheur
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Paru dans l'Incendiaire 2ème
génération n°3, décembre
1997
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ÉPICTÈTE (50 130), entretiens, livre IV, chap. IV, les Belles Lettres, p.350. Une hirondelle ne fait pas le printemps, non plus Souviens-toi que non seulement le désir d'une charge et des richesses abaisse les hommes et les assujettit à d'autres, mais encore le désir de la tranquillité, du loisir, des voyages, de l'érudition. En un mot, quel que soit l'objet extérieur, l'estimer nous assujettit à autrui. Quelle différence y a-t-il donc entre désirer être sénateur ou désirer ne pas l'être ? Quelle différence entre désirer une charge ou désirer n'en pas avoir ? Quelle différence entre dire : " cela va mal pour moi, je n'ai rien à faire, je suis rivé à mes livres comme un cadavre", ou dire : " cela va mal pour moi, je n'ai pas le loisir de lire" ? Tout comme salutations et charges se rangent parmi les objets extérieurs et indépendants de nous, également les livres. Ou pourquoi veux-tu lire ? Dis-le-moi. Car, si tu as comme fin de te distraire ou d'acquérir quelque connaissance, tu es vain et misérable. Mais, si tu rapportes ta lecture au but qu'elle doit avoir, quel autre peut il être sinon le bonheur ? Et, si la lecture ne te procure pas ce bonheur, quelle est son utilité ? " Mais elle me le procure, dit l'interlocuteur, et voilà pourquoi je suis mécontent d'en être privé. " Et quel est ce bonheur que le premier venu peut empêcher, je ne dis pas César ou un ami de César mais un corbeau, un flûtiste, une fièvre, mille autres choses ? Rien, au contraire, ne caractérise mieux le bonheur que de n'avoir ni interruption ni entraves. Aristote (384-322 av. J.-C.), éthique à Nicomaque, livre I, chap. VII, Garnier, pp. 23-25. Pour le joueur de flûte, le statuaire, pour toute espèce d'artisan et en un mot pour tous ceux qui pratiquent un travail et exercent une activité, le bien et la perfection résident, semble-t-il, dans le travail même. De toute évidence, il en est de même pour l'homme, s'il existe quelque acte qui lui soit propre. Faut-il donc admettre que l'artisan et le cordonnier ont quelque travail et quelque activité particuliers, alors qu'il n'y en aurait pas pour l'homme et que la nature aurait fait de celui-ci un oisif? Ou bien, de même que l’œil, la main, le pied et en un mot toutes les parties du corps ont, de toute évidence, quelque fonction à remplir, faut-il admettre pour l'homme également quelque activité, en outre de celle que nous venons d'indiquer ? Quelle pourrait-elle être ? Car, évidemment, la vie est commune à l'homme ainsi qu'aux plantes; et nous cherchons ce qui le caractérise spécialement. Il faut donc mettre à part la nutrition et la croissance. Viendrait ensuite la vie de sensations, mais, bien sûr, celle-ci appartient également au cheval, au bœuf et à tout être animé. Reste une vie active propre à l'être doué de raison. Encore y faut-il distinguer deux parties : l'une obéissant, pour ainsi dire à la raison, l'autre possédant la raison, et s'employant à penser. Comme elle s'exerce de cette double manière, il faut la considérer dans son activité épanouie, car c'est alors qu'elle se présente avec plus de supériorité. Si le propre de l'homme est l'activité de l'âme en accord complet ou partiel avec la raison ; si nous affirmons qu cette fonction est propre à la nature de l'homme vertueux, comme lorsqu'on parle du bon citharède et du citharède accompli et qu'il en est de même en un mot en toutes circonstances, en tenant compte de la supériorité qui, d'après le mérite, vient couronner l'acte, le citharède jouant de la cithare, le citharède accompli en jouant bien : s'il en est ainsi, nous supposons que le propre de l'homme est un certain genre de vie, que ce genre de vie est l'activité de l'âme, accompagnée d'actions raisonnables et que chez l'homme accompli tout se fait selon le Bien et le Beau, chacun de ces actes s'exécutant à la perfection selon la vertu qui lui est propre. À ces conditions, le bien propre à l'homme est l'activité de l'âme, en conformité avec la vertu ; et si les vertus sont nombreuses, selon celle qui est la meilleure et la plus accomplie. Il en va de même dans une vie complète. Car une hirondelle ne fait pas le printemps, non plus qu'une seule journée de soleil : de même ce n'est ni un seul jour ni un court intevalle de temps qui font la félicité et le bonheur. John Stuart Mili, l’utilitarisme (1861), Garnier-Flammarion, p.54. Incontestablement, l’être dont leurs facultés de jouissance sont d’ordre inférieur, a les plus grandes chances de les voir pleinement satisfaites ; tandis qu’un être d’aspiration élevées sentira toujours que le bonheur qu’il peut viser, quel qu’il soit – le monde étant fait comme il l’est – est un bonheur imparfait. Mais il peut apprendre à supporter ce qu’il y a d’imperfections dans ce bonheur, pour peu que celles-ci soient supportables ; et elles ne le rendront pas jaloux qu’un être qui, à la vérité, ignore ces imperfections, mais ne des ignore que parce qu’il ne soupçonne aucunement le bien auquel ces imperfections sont attachées. Il vaut mieux être un homme insatisfait qu’un porc satisfait ; il vaut mieux être Socrate insatisfait qu’un imbécile satisfait. Et si l’imbécile ou le porc sont d’un avis différent, c’est qu’ils ne connaissent qu’un côté de la question : le leur. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, 1785, 2e section, trad. Delbos, Delagrave, pp. 131-132. Le concept du bonheur est un concept si indéterminé, que, malgré le désir qu'a tout homme d'arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que véritablement il désire et il veut. La raison en est que tous les éléments qui font partie du concept du bonheur sont dans leur ensemble empiriques, c'est-à-dire qu'ils doivent être empruntés à l'expérience; et que cependant pour l'idée du bonheur un tout absolu, un maximum de bien-être dans mon état présent et dans toute ma condition future, est nécessaire. Or il est impossible qu'un être fini, si perspicace et en même temps si puissant qu'on le suppose, se fasse un concept déterminé de ce qu'il veut ici véritablement. Veut-il la richesse ? Que de soucis, que d'envie, que de pièges ne peut-il pas par là attirer sur sa tête. Veut-il beaucoup de connaissance et de lumière ? Peut-être cela ne fera-t-il que lui donner un regard plus pénétrant pour lui représenter d'une manière d'autant plus terrible les maux qui jusqu'à présent se dérobent encore à sa vue et qui sont pourtant inévitables, ou bien que charger de plus de besoins encore ses désirs qu'il a déjà bien assez de .peine à satisfaire. Veut-il une longue vie ? Qui lui répond que ce ne serait pas une longue souffrance ? Veut-il du moins la santé ? Que de fois l'indisposition du corps a détourné d'excès où aurait fait tomber une santé parfaite, etc. ! Bref il est incapable ,de déterminer avec une entière certitude d'après quelque principe ce qui le rendrait véritablement heureux : pour cela il lui faudrait l'omniscience. [...] Il suit de là que les impératifs de la prudence, à parler exactement, ne peuvent commander en rien, c'est-à-dire représenter des actions d'une manière objective comme pratiquement nécessaires, qu'il faut les tenir plutôt pour des conseils (consilia) que pour des commandements (proecepta) de la raison; le problème qui consiste à déterminer d'une façon sûre et générale quelle action peut favoriser le bonheur d'un être raisonnable est un problème tout à fait insoluble; il n'y a donc pas à cet égard d'impératif qui puisse commander, au sens strict du mot, de faire ce qui rend heureux, parce que le bonheur est un idéal, non de la raison, mais de l'imagination, fondé uniquement sur des principes empiriques, dont on attendrait vainement qu'ils puissent déterminer une action par laquelle serait atteinte la totalité d'une série de conséquences en réalité infinie... Sigmund FREUD, Malaise dans la civilisation, 1929, trad. Ch.-J. Odier, 1971, P U.F. Quels sont les desseins et les objectifs vitaux trahis par la conduite des hommes, que demandent-ils à la vie, et à quoi tendent-ils? On n'a guère de chance de se tromper en répondant : ils tendent au bonheur; les hommes veulent être heureux et le rester. Cette aspiration a deux faces, un but négatif et un but positif. d'un côté éviter douleur et privation de joie, de l'autre rechercher de fortes jouissances. En un sens plus étroit, le terme " bonheur" signifie seulement que ce second but a été atteint. En corrélation avec cette dualité de buts, l'activité des hommes peut prendre deux directions, selon qu'ils cherchent - de manière prépondérante ou même exclusive - à réaliser l'un ou l'autre. On le voit, c' est simplement le principe du plaisir qui détermine le but de la vie, qui gouverne dès l'origine des opérations de l'appareil psychique : aucun doute ne peut subsister quant à son utilité, et pourtant l'univers entier - le macrocosme aussi bien que le microcosme - cherche querelle à son programme. Celui-ci est absolument irréalisable; tout l'ordre de l'univers s'y oppose; on serait tenté de dire qu'il n'est point entré dans le plan de la " Création" que l'homme soit " heureux". Ce qu'on nomme bonheur, au sens le plus strict, résulte d'une satisfaction plutôt soudaine de besoins ayant atteint une haute tension, et n'est possible de par sa nature que sous forme de phénomène épisodique. Toute persistance d'une situation qu'a fait désirer le principe du plaisir n'engendre qu'un bien-être assez tiède; nous sommes ainsi faits que seul le contraste est capable de nous dispenser une jouissance intense, alors que l'état lui-même ne nous en procure que très peu. Ainsi nos facultés de bonheur sont déjà limitées par notre constitution. Or, il nous est beaucoup moins difficile de faire l'expérience du malheur. La souffrance nous menace de trois côtés : dans notre propre corps qui, destiné à la déchéance et àla dissolution, ne peut même se passer de ces signaux d'alarme que constituent la douleur et l'angoisse; du côté du monde extérieur, lequel dispose de forces invincibles et inexorables pour s'acharner contre nous et nous anéantir; la troisième menace enfin provient de nos rapports avec les autres êtres humains. La souffrance issue de cette source nous est plus dure peut-être que toute autre; nous sommes enclins à la considérer comme un accessoire en quelque sorte superflu, bien qu'elle n'appartienne pas moins à notre sort et soit aussi inévitable que celles dont l'origine est autre. Si cet article vous
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