Une pratique sociale nouvelle
de référence : le café philosophique (II)
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Paru dans l'Incendiaire
n°7,
septembre
1997
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Deuxième épisode : Par Michel Tozzi animateur de café-philo à Narbonne Professeur de philosophie à l’université de Montpellier 2. Animer un débat au café philosophique La philosophicité d'un débat dépend notamment de la capacité des intervenants à comprendre et respecter certaines règles du jeu communicationnelles et intellectuelles, de la qualité conceptuelle de leurs interventions, et humaine de leurs attitudes, de l'articulation de leurs interactions... Mais elle dépend beaucoup et peut-être surtout de l'animateur, comme garant des conditions de possibilité d'un tel débat. Car s'agissant de non-spécialistes, on ne peut présupposer ou exiger derechef des comportements ou démarches spontanément ou profondément réflexifs. Nous avons certes essayé de définir rationnellement quelques attributs ou conditions de philosophicité d'un débat. Et il peut y avoir discussion d'expert sur ces critères. Mais il y a aussi le point de vue de l'acteur . tel participant, à l'occasion d'un débat, va se mettre à s'interroger, à adopter une posture réflexive, à cheminer au cours des échanges ou après... Ainsi une discussion apparaissant comme philosophiquement “ faible ” à un professionnel peut faire beaucoup réfléchir certaines personnes qui l'ont vécue. Car philosopher appartient à chacun comme une mise en route personnelle, à partir de là où il en est... Si l'acteur construit le sens de ce qu'il vit, à partir de la situation dans laquelle il se trouve, on peut alors définir la philosophicité d'un débat aussi bien par le jugement positif que portent sur lui des experts, que par sa capacité à faire réfléchir les gens, à les mettre en démarche conceptuelle. Ce relativisme par rapport aux sujets ne doit en rien amoindrir les exigences “ objectives " intrinsèques d'un débat. Mais il doit relativiser la condamnation sans appel de ceux, qui au nom d'une représentation professionnelle du niveau d'une discussion philosophique, ne verraient dans un échange de café qu'une imposture, au moment même où des gens bougeraient dans leur tête... S'il n'est pas un lieu d'enseignement, le café philosophique peut avoir ainsi un effet formation sur les attitudes et les pensées, et ce n'est pas scolariser le lieu que de donner une responsabilité à l'animateur pour garantir un climat et un cadre favorisant, sans jamais pouvoir la déterminer, l’émergence d'une philosophicité. réflexion sur certaines tâches et compétences On peut donc réfléchir à certaines compétences souhaitables pour se lancer dans l'aventure, ou à développer par la pratique. Car il n'est pas évident à la fois d'animer un moyen à grand groupe, d'y instaurer un débat, et d'infléchir celui-ci vers une discussion philosophique. Il y a là en fait une double compétence : d’animation de groupe et de réflexivité. Un animateur ou un formateur ne prend guère de risque à prendre en main un groupe, mais il lui faudra intérioriser les exigences philosophiques de l'entreprise. Inversement, un professionnel de la philosophie maîtrisera les problématiques, mais devra apprendre à conduire le groupe, faute de quoi il pourra être trop magistral ou directif par rapport à la dynamique souhaitable des échanges, ou “ dépassé ” dans la gestion des interactions. Cette double compétence recouvre à l'analyse une pluralité de fonctions complexes à articuler. a) faire connaître cette opportunité de discussion Si l'objectif recherché est d'offrir un lieu permettant la libre confrontation des idées, il est souhaitable de diffuser une information sur son existence nouvelle, pour que des gens intéressés puissent en bénéficier ; le bouche à oreille les annonces orales, par affiches ou dans des publications sont fréquemment utilisés. Il ne s'agit pas par ailleurs de faire venir le maximum de gens possible, car l'animateur se mettrait en situation difficile, un groupe étant d'autant plus difficile à gérer qu'il est plus grand. S'il s'agit maintenant de recruter à cet occasion de futurs clients pour un cabinet, l'enjeu change de nature pour l'animateur, car celui-ci doit s'impliquer dans la discussion pour être crédible par rapport à cette finalité. Renouer ainsi avec la position des sophistes de l'Antiquité, qui vendaient leur art, fut très critiqué par Socrate. Le débat est ouvert . qu'en est-il d'une recherche de la vérité mercantilement détournée ? Reproche-t-on à un professeur de philosophie d’être payé pour l'enseigner ? Mais il a affaire à des usagers, non des clients, etc. b) Aménager un cadre pour la discussion Aller dans un café pour une discussion philosophique, c'est investir un lieu à d'autres fins que sa vocation. A moins que e ne soit l'occupant qui en prenne l'initiative, comme dans certains cafés littéraires, il faut négocier cette activité . location d'une salle ? Ou gratuité de l'occupation en échange d'un apport de clientèle ? Entrée payante donnant droit à une consommation ? Consommation commandée en entrant avant de s'installer ? Servie pendant les débats ? Absorbée pendant les pauses ou après ? On ne peut pas échapper à la transaction commerciale, puisque c'est la nature du lieu. Le problème est de la rendre compatible avec l'activité. Les idées ne peuvent circuler sans négociation préalable sur la circulation des biens et de l'argent. L'espace du café se donne ensuite structurellement à habiter comme une multiplicité de places assises regroupées autour de tables séparées pour de mini-groupes (ou des personnes seules) : chacun y est spatialement auto-centré en un cercle isolé des autres, sur fond de société virtuelle ou réelle. L'espace discussionnel philosophique déprivatise et ouvre ces mini-bulles en un groupe plénier plus grand. L'animateur doit organiser un réseau de communication public, plus distant mais cohérent. D'où sa préoccupation de gérer l'espace en fonction de l'activité. Faut-il réordonner les chaises en courbe, en rajouter d'emblée ou au fur et à mesure (dans un espace à géométrie variable) ? Faut-il déplacer les tables vers les bords de la salle, les faire jointer, en supprimer ? Comment déforme-t-on la configuration initiale, pour restructurer par l'espace les interactions ? Va-t-on reconstituer une frontalité par rangs de chaises, privilégiant la place de l'animateur au détriment d'une vision réciproque plus spatialement interactive ? Ou respecte-t-on la structure mini-groupe originelle du café ? Un cercle imaginaire se cherche pour un face à face des participants facilitant les échanges, pour voir, parler et entendre sans se tourner le dos. Mais il tord la configuration vocationnelle du lieu. Choisit-on la formule “ entassement ” (assis/debout/par terre), qui crée de l'intimité, mais au détriment du confort ? Ou un espace plus aéré, plus vaste où l'on doit parler plus fort, qui multiplie les risques d'apartés ? Utilisera-t-on un micro, qu’il règle le problème de l'audibilité (quand les problèmes techniques sont maîtrisés), mais solennise davantage les interventions, et ralentit par son déplacement les prises de parole ? L'animateur conscient du fait que le cadre est un déterminant important du débat va négocier la tension entre l'architecture locale et la nature de l'activité, entre l'encombrement et la disposition du matériel, et les exigences de la communication (D 'où l'importance du choix du café : choix de l'emplacement pour réduire les bruits extérieurs, configuration des salles, possibilité d'aménagement et de négociation locale sur les bruits internes, la lumière, le chauffage, etc. Mais le cadre, c'est aussi la gestion du temps. Il s'agit de décider (Seul ?Avec un groupe d'amis ? Avec la salle ?), le rythme (Mensuel, hebdomadaire, irrégulier... ?), le jour (Fixe ou variable ? En semaine ou le week-end ?), l'heure (A l'apéritif ou en soirée ?), la durée (Une ou deux heures ? Indéterminée ?). Avec une programmation (ex . le premier lundi de chaque mois, ou à telle et telle date), ou de séance en séance ? Car une périodicité ou des dates et heures annoncées sont des éléments de composition (selon les disponibilités) et de fidélisation d'un groupe. Souhaite-t-on à ce propos une assemblée relativement fixe, fortement variable ou renouvelée ? La dynamique ne sera pas la même… En ce qui concerne les séquences proprement dites, prévoit-on des phases ( Durées distinctes : Ex : choix d'un sujet, présentation, premier débat, synthèse partielle, etc.) ? A-t-on, veut-on une gestion du temps stricte (Début et fin de séance, différentes phases, temps des interventions), ou plutôt souple ( Ex . le débat continue après l'heure prévue et l'assemblée s'effiloche) ? Comment prépare-t-on, si l'on veut maîtriser le temps, la fin de chaque phase ? Comment négocie-t-on le passage à la suivante ? Qu'en est-il du temps d'après séance : continuation du débat avec l'animateur en groupe restreint, dispersion ou groupes informels, repas possible sur place, etc. ? Tous ces éléments concourent à délimiter le cadre. c) Lancer la séance. Les règles du jeu Il revient à l'animateur d'initier la séance. La première qui commence un cycle est déterminante pour la suite, et doit être particulièrement soignée, parce qu'au travers de son caractère expérimental et quelque peu tâtonnant, elle va modéliser largement le type de travail effectué, le déroulement des futures séances, avec les comportements souhaités, et le climat du groupe. D'où l'intérêt d'en faire a posteriori une analyse précise, rapportée aux objectifs poursuivis, et à l'écart entre le prévu et le réalisé, l'attendu et le vécu. Tel est tout au moins le style d'animation auquel nous nous rattachons, planificateur et analyste. D'autres par contre, feront tout au feeling, sans grande préparation ni réflexion postérieure. A partir de là le groupe commence une histoire singulière, différente dans chaque café philosophique, en fonction de l'animateur des participants, des sujets, des lieux... Il peut être utile, lors du rite d'ouverture de chaque séance, de situer le groupe dans cette histoire, en donnant quelques informations sur les précédentes et les suivantes (Dates, horaires, sujets éventuels…). Alors, avant même d'aborder le sujet, se pose le problème des règles. Certains ne jugeront peut-être pas la peine d'en donner, pour garder à la discussion un caractère de souplesse, de spontanéité, de happening intellectuel. Trop de cadrage leur apparaît scolaire mortifère : on s'y prend trop au sérieux ! Ce n'est pas notre position. La philosophicité d'un débat nous semble en partie dépendre du respect de certaines règles. Par exemple, le débat philosophique a beaucoup d'affinités avec le débat : je ne peux exercer à un moment mon droit d'expression démocratique que si les autres ont alors le devoir de se taire. Autant expliciter pour tous ces règles, ce qui permet de s'y reporter en cas de transgression engendrant des dysfonctionnements (ex : on se coupe la parole sauvagement, on s'agresse ou se moque)4. Plutôt que de les imposer d'emblée, il nous semble souhaitable de les faire émerger des participants eux-mêmes, pour qu'elles deviennent en quelque sorte un contrat consensuel de fonctionnement, qui sera simplement rappelé ultérieurement comme cadre défini pour les discussions. Ainsi ce ne sera pas seulement l'animateur, mais le noyau originaire et souvent permanent du groupe qui en sera le garant. C'est pourquoi nous avons choisi comme premier sujet : “ Discuter philosophiquement, quel intérêt ? ”. Ce qui a permis de dégager l'importance d'une parole impliquée, respectée et écoutée, d'un groupe qui cherche ensemble, etc., événement seulement possible dans un certain climat et avec un certain déroulement des débats : règles communicationnelles techniques (Parler assez fort, de manière compréhensible, pas trop longtemps, écouter en cherchant à comprendre), éthiques (Ne pas couper quelqu'un qui parle, respecter par son attitude ses opinions, ne pas juger) ; mais aussi exigences intellectuelles (s'exprimer rationnellement, fonder ce que l'on avance, critiquer une idée avec des arguments valables, s'impliquer dans ce que l'on dit...). Il s'agit de reprendre ces éléments explicités, peu nombreux mais structurants, comme contrat discussionnel de base. d) Le choix des sujets- Leur formulation. Leur introduction. Qui choisit les sujets dont on va discuter ? L'animateur, en fonction de ses goûts ou de ses compétences ? J'ai choisi par exemple le premier sujet mentionné plus haut, parce qu'il me semblait instituant (au sens de l'analyse ou de la pédagogie institutionnelle), de faire discuter un groupe sur l'activité de discussion qu'il allait avoir, afin qu'il se donne des règles discussionnelles... Mais aussi parce que, professeur de philosophie durant vingt-six ans, je pensais, dans une situation non scolaire nouvelle pour moi, maîtriser au moins le sujet, ce qui me sécurisait. Mais l'usage est plutôt de faire choisir les participants (tout en prévoyant des sujets “ de secours ”, en cas de panne sèche de l'assistance) . on n'est pas ici dans le cadre d'un programme scolaire à respecter, les participants sont volontaires, ce sont des adultes, ils viennent avec des intérêts. D'où l'instauration d'un droit de proposition, partie intégrante d'un droit d'expression. Ce qui pose le problème de départager, car il y a souvent nombre de suggestions. L'animateur doit-il trancher ? Ou fait-il, procédure classique en démocratie, voter ? Selon quelle procédure ? Après explicitation des sujets, voire argumentation, par les participants ? Ou directement, en comptabilisant les voix de chaque sujet ? Avec droit de vote pour un seul ou plusieurs (Dernière procédure intéressante, car le sujet est choisi par plus de votants) ? Il semble difficile de passer plus d'un quart d'heure sur ce type de décision, quand on a au total une à deux heures de discussion... Et choisit-on le sujet que l'on va discuter sur le champ, c'est-à-dire sans recul réflexif, ou pour la ou les fois prochaines (On peut aussi alterner sujet proposé sur le coup et sujet déjà prévu). L'animateur prend un risque à devoir conduire un groupe sur un sujet qu'il découvre, même s'il a une formation philosophique, et peut toujours le ramener à l'une des quelques problématiques - peu nombreuses de fait - qui couvrent le champ de sa discipline. Ce n'est pas le cas de ceux qui n'ont pas cet acquis. Ne gagne-t-on à réfléchir préalablement à un sujet que l'on va animer ? Une solution alors dans les deux cas, mais peu exigeante philosophiquement : se contenter de gérer la parole, sans vouloir amener le groupe à approfondir le problème dans tel ou tel sens.
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