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L'espèce humaine a ceci de particulier qu'elle n'utilise pas son
corps et ses systèmes de communication uniquement pour se reproduire,
s'alimenter ou défendre son territoire mais aussi pour le plaisir
de soi et des autres ce qui lui a permis de développer ce que l'on
appelle la culture. Certains le supportent mal.
La réflexion qui suit a germé à l'occasion du spectacle
de l'Orchestre National de Barbes le 14 octobre dernier au théâtre
de Poitiers.
En entrant dans la salle, on trouve, côté public, à
peu près ce que l'on attend dans un théâtre, même
si les smokings sont rares, l'auditoire est plutôt cadre moyen à
supérieur avec une proportion notable d'enseignants et d'étudiants,
donc eux-mêmes issus de familles de cadres supérieurement
moyens.
Tout à coup un univers culturel vacille : une meute de musiciens
en tenue à peine correcte envahit la scène et se met à
jouer des rythmes à sonorité africaine, une fraction maghrébine
et féminine du public se précipite dans la fosse poussant
cris et ululements. La majorité cependant reste silencieuse et
stoïque calée dans son fauteuil de velours.
Au fil des morceaux, la foule devant la scène gonfle des compagnons
de danse des premières puis des étudiants et enfin la salle
presque entière se lève. Certains assumant enfin l'envie
de danser qu'ils avaient depuis le début, mais que leur éducation
culturelle refoulait, d'autres soulageant leurs ischions meurtris par
des fauteuils et strapontins pas si confortables qu'il y paraît,
d'autres enfin parce que c'était leur seule chance de continuer
à entrevoir la scène.
Ceux qui restaient assis l'étaient sans doute par invalidité
physique ou culturelle.
L'issue était prévisible mais comment peut-on proposer un
tel spectacle dans ce type de salle ? N'aurait-il pas été
préférable de prévoir une salle où le public
aurait été debout dès le début et aurait pu
profiter entièrement de la musique ?
D'aucuns voudraient qu'il existe de multiples cultures propres à
chaque peuple. Ce qui permet de créer des musées d'art primitif
et sans doute des musées d'art évolué. La tentation
est alors forte d'appliquer le même classement aux peuples eux-mêmes.
La culture peut-elle être cloisonnée ?
Existe-t-il une culture européenne, une culture africaine, une
culture catholique, une autre juive ou bien encore une culture noire et
une blanche et pourquoi pas une culture populaire et une culture aristocratique
?
Le sentiment d'appartenance à une Culture est-il fondé sur
l'existence réelle de cultures liées au sol sur lequel on
vit ou n'est-ce que le résultat d'une acculturation ?
L'éducation vise-t-elle à éliminer toute ouverture
ne correspondant pas à une norme ?
Pour quelqu'un qui n'a pas vu le programme et qui est plutôt habitué
aux émissions télévisuelles le terme "Orchestre
National " fait penser à un orchestre de musique classique
avec smoking, sur scène et dans la salle.
Le théâtre étant le lieu feutré adapté
pour une telle représentation culturelle aristocrato-européenne.
Barbès, pour qui connaît un tant soit peu la capitale et
ses abords, ce n'est pas le même genre, mais la politique d'intégration
des ministères à la ville et à ses problèmes
a pu y faire des émules, un peu comme jadis on évangélisait
(et colonisait) les contrées (de) sauvages afin de leur apporter
la Culture et en faire des pays civilisés.
J'en reviens à l'analyse de la situation du 14 octobre.
Première hypothèse : il manque à Poitiers une salle
de concert adaptée. Ce ne peut être une excuse, le spectacle
aurait pu avoir lieu sur la Place d'Armes.
Deuxième hypothèse : il s'agit d'un acte délibéré
faisant partie d'une politique d'acculturation plus générale
: On feint d'accorder à une formation un crédit culturel
tout en ne lui donnant pas les moyens de transmettre son message. C'est
à dire on réprime une culture
Ou, enfin, on pense, à tort que toute forme culturelle musicale
peut se mouler dans un environnement aseptisé de musique de chambre.
C'est à dire on la civilise.
La notion d'intégration culturelle a ceci de pernicieux qu'au lieu
d'être un mélange duquel sortira quelque chose de nouveau,
elle se cantonne à une dilution dans le préexistant afin
de sauvegarder un "patrimoine" difficilement construit grâce
le plus souvent à une élimination systématique.
Cela conduit forcément à un appauvrissement culturel au
sens que la culture est l'ensemble des acquisitions de l'humanité
et non d'un groupe humain.
Ce n'est pas innocent si certaines municipalités xénophobes
et nationalistes comme les systèmes totalitaires commencent par
éliminer les infrastructures qui permettent la diffusion de l'art
sous toutes ses formes.
La communication artistique est l'une des plus anciennes formes de communication
du savoir, des échanges d'idées. Faire régner l'obscurantisme
pour conserver le pouvoir est une vieille recette moyenâgeuse de
l'Inquisition qui n'a pas empêché la conservation et le développement
de la culture à la Renaissance. Mais cela c'est fait grâce
à la lutte et à la collaboration internationale. Le propre
de l'homme est d'avoir dépassé les barrières physiques
et temporelles qui limitent les échanges. C'est la mémoire
culturelle qui a permis le progrès, vouloir la limiter ou l'éliminer
au profit d'une minorité c'est vouloir retourner à l'animalité
C'est vrai que quand on voit certains, 55 ans après, ce doit être
difficile de se regarder dans une glace.
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