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M. Sautet aime ces situations qui, selon lui, mettent l'animateur à
parité avec les participants, et obligent le professionnel de la
philosophie à un regard neuf sur certains sujets.
D'autant que les formulations proposées ne sont pas toujours canoniques.
Je me souviens du sujet de la deuxième séance, qui m'avait
embarrassé : " Pourquoi se compliquer la vie quand elle est
si courte ? ". C'est bien une phrase ramassée, et sous forme
de question. Mais ce n'est pas un " sujet de bac " avec une
ou deux notions classiques du programme, et une problématique clairement
sous-jacente pour un habitué. L'expression " se compliquer
la vie " est confuse, et la phrase contient en elle-même un
argument déguisé. Mes " réflexes " de professeur
de terminale, qui m'apparurent alors comme une déformation professionnelle,
m'empêchaient de problématiser le sujet !
Faut-il donc accepter telles quelles les formulations ? Ce qui respecte
la façon dont le problème est venu, et oblige les philosophes
à dépayser leur démarche. Ou faut-il les reprendre
(L'animateur prenant par exemple le thème, mais en le reformulant)
? Car la formulation d'un sujet est déterminante de la façon
dont il va être réfléchi. Une formulation confuse
engendre de la polysémie qui fuse dans tous les sens, et empêche
le groupe de se donner un objet de travail commun. Un professeur de philosophie
aura tendance à juger du caractère heuristique de la formulation
d'une question en fonction de l'intérêt du problème
qu'elle pointe . Mais on peut aussi partir de la " maladresse ",
ou de " l'originalité " (Comme on voudra la nommer) d'une
formulation pour explorer... voie plus risquée pour un animateur
philosophiquement exigeant !
Faut-il enfin introduire le sujet préalablement au débat
? Par la personne qui l'a proposé, mais elle va souvent justifier
son choix plutôt que problématiser ? Ou par l'animateur ?
Je suis favorable à une introduction, parce qu'elle me semble centrer
la réflexion directement sur le problème posé, et
donner au groupe un objet de travail commun. Un sujet philosophique pose
un problème, c'est-à-dire une difficulté pour la
pensée. Autant aller droit au but.
Bien sûr, dans la méthodologie de la dissertation, il faut
problématiser, c'est-à-dire découvrir le problème
derrière la question. Dans une discussion, cela implique une maïeutique.
Soit l'animateur est assez interventionniste, et conduit le groupe vers
une problématisation de la question ; soit il est plus en retrait
. autant alors formuler le problème et le mettre en débat.
Question de style d'animateur et de degré d'exigence.
Dans d'autres cas, il peut être utile de préciser d'emblée
la compréhension ou l'extension de certains termes. On travaille
alors sur un sujet plus précis, au lieu de passer du temps à
explorer les différentes significations de la question. Par exemple,
dans notre quatrième séance, " L'amour est-il une illusion
? ", j'ai défini d'emblée l'amour comme " relation
amoureuse " (entre un homme et une femme, sans exclure l'homosexualité),
en repoussant arbitrairement l'amour de la nature, des bêtes, de
ses enfants, du jeu, de l'argent, etc. On cernait donc mieux de quoi on
aller parler. savoir de quoi on parle (mot, notion, chose, problème)
est nécessaire pour discuter et avancer (A fortiori lorsqu'on est
nombreux).
e) organiser la circulation de la parole
L'animateur doit d'abord gérer sa propre parole. Car il dispose
du privilège, qui le distingue de tout autre participant, de se
donner à lui-même la parole, ce qui exige une déontologie
dans un cadre démocratique où il a la responsabilité
d'ordonnancement du débat, et une réflexion sur son rôle
dans la mesure où la discussion est philosophique. Il a intérêt
à conscientiser des choix qui restent le plus souvent largement
implicites. Va-t-il intervenir massivement ou plus légèrement
? Sur la forme du débat seulement ? Il pourra alors se contenter,
en président de séance totalement disponible pour repérer
les demandes, et sans être à la limite très attentif
au contenu de chaque intervention, d'attribuer un tour de parole et de
gérer le temps. Il suit alors et ordonne le mouvement des mains
levées. Il peut être ainsi très directif sur le déroulement
(demandes, ordre, durée...) sans aucune interférence sur
ce qui se dit. Position prudente s'il a peu de compétence en animation,
et très peu en philosophie.
Il peut être plus "animateur socioculturel " s'il cherche
à favoriser l'interactivité entre participants, en mettant
en scène le débat par des reprises nominatives reprenant
les contradictions, en s'appuyant sur les éléments les plus
dynamiques du groupe, ou en se mettant lui-même en scène
pour jouer par exemple l'avocat du diable, etc. Le débat devient
ainsi une dramaturgie d'idées animées par des personnes.
Il peut aussi viser une animation explicitement philosophique, depuis
des questions très ouvertes à la cantonade dans un souci
de problématisation ou de conceptualisation jusqu'à une
interrogation maïeutique nominale (de type socratique) ; depuis les
simples reformulations explicitantes qui pointent sur le mode du constat
les oppositions ou complémentarités entre participants,
jusqu'à la prise de position personnelle où il s'implique
dans le débat, critique telle intervention, ou fait un apport doctrinal
qui le pose comme expert...
Selon les options prises, qui peuvent d'ailleurs se combiner entre elles
et dans le temps - l'esquisse d'une typologie n'ayant pour intérêt
que de démêler une réalité complexe -, 1'"
effet animateur " sur la communication n'est pas le même. Tel
participant peut se contenter d'exprimer une opinion personnelle, et sans
trop d'exigence intellectuelle, lorsqu'il s'agit simplement d'échanger
dans l'ordre. Il sera plus prudent et circonstancié dans une interpellation
nominative, surtout quand elle est critiquement constructive. Il peut
s'impliquer à jouer, et beaucoup moins existentiellement, si le
débat n'est qu'un jeu d'idées. Il peut avoir envie de poser
des questions d'explicitation, ou se taire, ou réagir anti-scolairement,
si l'animateur se pose comme expert. Il va s'engager dans une relation
duelle avec celui-ci, et se décentrer des participants ou du groupe,
lorsqu'il est apostrophé. Il peut ressentir une manipulation et
réagir affectivement, lorsque c'est l'animateur qui exprime fortement
un point de vue, au lieu de faciliter le débat. De même un
animateur qui s'implique peut difficilement se mettre en position d'arbitre
ou de neutralité sur le fond, de régulation sur les processus...
Ainsi, selon comment le groupe est conduit, la parole va se structurer
et circuler différemment .simple juxtaposition des participants
avec faible interactivité, forte interaction entre partenaires,
avec ou non l'animateur...
Comment gérer la parole des participants ? Dans une classe - situation
scolaire -, le problème pour l'enseignant est d'impulser le débat,
puis de l'entretenir par des relances, du recadrage, dès que le
sujet est introduit et le groupe interrogé, de la régulation
socio-affective, car il peut tomber à tout moment dans le silence
ennuyeux ou l'agitation. Dans un café philosophique, avec des adultes
motivés et volontaires, une fois passé le cap de "
qui se jette à l'eau en premier ", il faut plutôt canaliser
le trop plein. Un style d'intervention est tentant : recueillir et ordonner
les interventions.
Dans ce scénario, on postule que chacun a le droit de s'exprimer,
que l'usage de ce droit relève du volontariat (car il est assorti
d'un droit de se taire) ; qu'il doit être exercé tour à
tour, puisque le droit de parler n'a de sens que si l'on est écouté
(donc s'il s'accompagne d'un devoir de se taire) ; qu'il doit être
utilisé avec modération, pour ne pas empiéter sur
celui des autres ; qu'il doit donc être réglementé,
le garant du droit étant l'animateur, pour qu'un droit formel devienne
réel.
Le rôle de celui-ci est donc de repérer ceux qui se manifestent
(le plus souvent en levant la main), et de déterminer un ordre
de passage. Mais selon quel critère ? Le plus utilisé est
l'ordre dans lequel les participants ont levé la main. La difficulté
est alors d'identifier qui, et avant qui, de mémoriser cette chronologie
tout en enregistrant au fur et à mesure les derniers de la liste.
D'où le recours fréquent à une liste écrite
dès qu'il y a de nombreuses demandes.
La place de l'animateur est stratégique, car il doit embrasser
tout le groupe, et élargir son empan visuel pour ne pas négliger
les périphéries de son regard. Toute cette énergie
visuelle de repérage et de mémorisation peut se faire au
détriment de l'observation et de l'écoute de celui qui parle
(Puisqu'on regarde l'ensemble du groupe ou sa feuille pour noter), d'où
des " blancs " dans l'écoute du " fond ". Et
les frustrations sont grandes dans la salle de ne pas être repéré,
ou d'être oublié...
La nomination des volontaires tant pour le repérage que pour l'attribution
de la parole soulève la question du vocable, quand on ne connaît
pas tout le monde. Monsieur ou Madame sexualisent, mais ne sont pas très
précis, et créent des quiproquos de proximité. Il
faudrait être univoque . demander le nom ? Nouveau, il peut être
difficile à enregistrer, et écorché lorsqu'on l'épelle.
Il maintient une distance. Nous demandons pour notre part le prénom,
identifiant précis et reconnu, mémorisable, créant
une proximité dans la communication, sans pour autant rendre obligatoire
le tutoiement, parfois perçu comme trop familier. Caractérisés
par leur prénom, les individus sont mis à égalité
de sexe, d'âge, d'état civil ou professionnel. Assez différenciés,
mais tous considérés comme des raisons en acte.
Le droit à s'exprimer du premier qui lève la main est un
peu celui du premier occupant de l'espace discussionnel. On objectera
que le débat est à tous, et pas forcément au plus
rapide, surtout s'il est déjà intervenu. Chance doit être
donnée aux réflexifs, surtout dans un débat philosophique.
Le nombre et la durée des interventions doivent être pris
en compte, si le critère de l'égalité du droit à
'exprimer passe par celui du temps de parole. Il faut donc couper démocratiquement
un intervenant s'il est manifestement trop long, par respect pour les
autres, mais tout en ménageant sa personne. Une petite clochette
peut être utile...
Nous avons introduit une règle . toute personne qui demande à
entrer dans le débat pour la première fois dans une séance
est prioritaire dans l'ordre de parole (Droit qu'elle perd aussitôt
qu'elle est intervenue). Nous avons constaté que cela permet à
des gens d'intervenir même très tard dans le débat,
parce qu'ils savent qu'ils auront la parole immédiatement, alors
qu'il est d'ordinaire de plus en plus malaisé de se joindre à
une discussion au fur et à mesure que le temps passe, si l'on n'est
pas intervenu au début.
Cette logique démocratique de répartition de la parole
ne recoupe que partiellement des exigences philosophiques, qui impliquent
surtout, plus que des critères formels d'intervention, une pertinence
sur le contenu et une capacité à faire avancer la question
traitée. Mais ce cadre éthique est essentiel.
Or il ne prend en compte que l'exercice d'un droit d'expression publiquement
manifesté. Or l'on peut se taire parce qu'on n'a rien à
dire, ou parce que l'on juge que ce que l'on dirait a déjà
été dit, ou n'est pas déterminant ; mais aussi parce
que l'on n'ose pas dire ce que l'on aimerait bien cependant dire . intimidation
devant certains intervenants, niveau du débat, type de déroulement
trop structuré, groupe trop grand, climat trop " froid ",
etc. On peut renvoyer ces attitudes au droit le se taire, puisque quiconque
peut toujours intervenir s'il se manifeste.
On peut aussi penser qu'il appartient à l'examinateur de maximiser
la prise de la parole et l'interactivité par les moyens qui sont
à sa disposition. Faut-il alors des questions plus nominatives
aux " muets ", avec maintien du droit de se taire ? Dès
règles selon lesquelles doivent s'imposer silence ceux qui ont
déjà parlé deux fois, ou ceux qui ont déjà
parlé jusqu'à un moment de la séance ? Prévoit-on
de brèves interruptions sans bouger où chacun est invité
à discuter avec son voisin sur une question, un argument, une objection
qui vient d'être proposée au groupe avant d'en rendre compte
en grand groupe ? On peut imaginer une foule de dispositifs, selon les
objectifs poursuivis . faire parler le maximum de gens, ou traiter un
sujet avec les participants spontanés ?
Une animation structurée avec ordre de passage a des avantages
. la garantie contre toute tentative de prise de pouvoir sauvage dans
un groupe, à qui parle le plus fort ou s'impose ; le respect d'un
droit à la parole de chacun sur la base d'une volonté manifestée
; la sécurité qui en découle et les repères
que donne un ordre de passage annoncé et décliné
à l'avance.
On constate que se crée un rythme : une seule intervention à
la fois dans une succession réglée. Chacun a un peu de temps
jusqu'à son tour pour réfléchir et organiser sa parole,
puis il dispose d'un minimum de temps pour développer sa pensée.
Mais l'allure manque de spontanéité, de vivacité,
de liberté. Elle peut être pesante et monotone, d'autant
que les interventions risquent de s'allonger puisque les intervenants
ont eu le temps de les structurer, et profitent de leur moment patiemment
attendu. Il y a un manque de cohésion et d'interactivité
entre les interventions qui se succèdent immédiatement,
car chacun répond dans l'ordre d'inscription à un intervenant
de tout à l'heure. D'où le déphasage, le caractère
parfois décousu de reparties éloignées dans le temps
et entremêlées. D'autant que l'on n'écoute plus après
celui auquel on veut répondre, parce qu'on prépare dans
sa tête sa réaction et attend son tour. C'est le caractère
linéaire et successif de l'interaction verbale qui donne cette
impression, car si l'on fait des scripts, on s'aperçoit de cohérences
internes par rapport au débat, alors que c'est le décousu
qui apparemment domine. Comment l'animateur peut-il atténuer les
inconvénients d'un tel fonctionnement (Qui a aussi ses avantages
!) ?
Il peut penser alors qu'on peut parfois " laisser filer " le
débat, donner plus de place à la spontanéité,
à l'informel. Et de fait, lorsque quelques réparties s'enchaînent
sur ce mode, l'interactivité des participants donne une impression
plus grande de débat. La cohérence au niveau linguistique
s'avère plus forte. Mais la vivacité des répliques
a fortiori dans un grand groupe, peut vite cafouiller. échanges
réduits à deux ou trois personnes, rythme précipité
au contenu moins élaboré, et si les participants ne s'auto-régulent
pas, faute de garantie extérieure, parole sauvage où l'on
se coupe sans s'écouter, ton qui monte, relations de pouvoir.-.
Peut-on cumuler les gains de chaque situation sans les inconvénients,
en autorisant, voire en suscitant quelques échanges informels rapides
au sein d'un cadre plus structuré ?
f) Réguler les Interactions verbales et le climat du groupe
Un café philosophique attire un public relativement hétérogène,
par l'âge, les catégories socioprofessionnelles, l'itinéraire
personnel notamment. D'où des lieux, des niveaux, des styles de
parole divers. Richesse de l'échange, entre lycéens de terminale,
étudiants dans les villes universitaires, enseignants, professionnels
du social, cadres, retraités, etc. Mais cette diversité
doit converger vers un genre discussionnel philosophique.
Or peuvent émerger, suivant le lieu, les sujets, les participants,
le cadre de l'animation, un témoignage affectivement impliqué,
une intervention névrotique, un étalage narcissique, un
mysticisme inspiré, un militantisme syndical, un prosélytisme
religieux ou politique, de la provocation verbale, de l'altercation duelle...
Ou des opinions tranchées, des convictions dogmatiques, des jugements
de valeur réprobateurs, des attitudes condescendantes. D'où
des murmures collectifs, un climat socio-affectif soudain, des réactions
individuelles vives...
L'animateur est alors garant du cadre, des règles et du projet
collectif. Comment réguler un climat délétère
ou des interactions qui dérapent ? Réguler, c'est gérer
sur le plan psycho-sociologique de l'effervescence groupale, sur le plan
psycho-affectif de l'émotion, sur le plan éthique de l'intolérance.
En ce qui concerne les interactions duelles à dérive socio-affective
(confrontation d'idées virant au conflit de personnes), il est
plus facile à l'animateur de se poser en tiers médiateur
extérieur, que d'être lui-même impliqué ou de
s'impliquer dans la relation, faute de quoi il n'y a plus dans le groupe
d'instance arbitrale.
Mais si tel est le cas, il est souhaitable que celui-ci prenne rapidement
conscience qu'il s'enfonce dans l'implication, et se décentre de
sa relation privilégiée, par exemple en sortant du débat
par une question posée à l'assistance globale, qui redistribue
autrement la communication, dans la direction d'une animation plus distanciée,
répartitive de parole sans intervention provisoire sur le fond5
Dans le premier cas, il faut calmer le jeu, par exemple : en demandant
nominativement et successivement à chaque interlocuteur (ce qui
casse leur face à face) d'argumenter devant le groupe, ou en s'adressant
à l'animateur, sa position (Exigence d'une parole plus rationalisée
et moins affective, changeant d'interlocuteur) ; ou bien en reformulant
posément soi-même, et sans prendre parti, les deux thèses
objectivement en présence (Reflux socio-affectif vers le socio-cognitif)
et en demandant à d'autres participants (Restructuration de la
communication) comment ils se situent (par rapport à des positions,
et non à des personnes).
Face à l'effervescence d'un groupe, il peut être utile de
rester en recul sur le fond, de reformuler les interventions le plus objectivement
possible, et sans jugement de valeur, de ne donner explicitement raison
à personne, tout en valorisant chaque intervention, mais moins
dans son contenu que dans son effectuation d'un droit à l'expression.
Toute gestion de l'émotion d'un groupe implique un travail sur
soi : le calme apparent, le rappel à la fois ferme et souriant
des règles du jeu ont des effets pacifiants.
Est-ce à dire que l'animateur ne doit pas intervenir sur le fond
? Non bien sûr, mais il doit (re-) trouver de la distance par rapport
à lui et au groupe dans les mini-phases de crise. De manière
plus générale, l'objection sur le mode du questionnement
plus que sur l'affirmation d'une antithèse met davantage en démarche
réflexive, au lieu d'engendrer des réactions défensives.
L'usage du conditionnel, le statut d'hypothèses de travail donné
à ses affirmations, sont propices à instaurer un climat
de recherche, plus qu'à provoquer des confrontations tranchées,
et souvent stériles.
Il faut ici réfléchir aux attitudes, dispositifs, règles
de fonctionnement qui à la fois désamorcent l'agressivité,
favorisent l'écoute et un travail intellectuel personnel porté
par la confiance, au lieu d'être parasité par une affectivité
réactive, qui ferme l'accueil d'idées dérangeantes
et renforce les préjugés. Car la contradiction socio-cognitive
n'est motrice que dans un climat qui prédispose, par son orientation
vers la recherche, l'intégration dialectique. C'est l'idée
régulatrice de " communauté de recherche ", où
l'on apprend à semer dans sa conviction un grain d'incertitude,
et à s'ouvrir aux pensées adverses.
Entendons-nous bien : réguler, ce n'est pas atténuer les
désaccords pour aboutir à des consensus mous. Ou détourner
des confrontations pour éviter ce qui fâche. Mais nous pensons
que c'est le consensus socio-affectif au niveau d'un groupe qui donne
toute son heuristique au conflit socio-cognitif, qui est éducation
à l'altérité, à la nuance, à la complexité.
Calmer les passions n'est pas scotomiser la sensibilité : c'est
rendre possible la porosité à d'autres visions du monde.
Lutter contre le dogmatisme n'est pas sombrer dans le relativisme, mais
avoir la pensée modeste devant l'opacité du réel.
3. ANIMER PHILOSOPHIQUEMENT UN DÉBAT
Par rapport aux considérations précédentes concernant
plutôt les procédures et les processus, nous voudrions approfondir
quelques points touchant davantage au fond.
a) veiller à une progression du débat
Une fois le sujet lancé, la discussion doit avancer sur le contenu
proposé. Mais qu'est-ce qu'" avancer " dans un débat
philosophique ? La réponse est plus simple quand le thème
arrive sous forme de question : progresser c'est tenter de résoudre
un problème, une difficulté de pensée, explorer intellectuellement
les diverses solutions possibles, développer leur fondement. Ce
peut être aussi dépasser dialectiquement des thèses
contradictoires apparues, ou faire dans la nuance, examiner des cas, des
conditions à réaliser. C'est peut-être aussi conclure
à l'aporie, ou, on y pense moins souvent, déplacer la question,
contester sa formulation...
Lorsqu'il s'agit d'une notion (ex : le malentendu) on peut aller vers
une définition, analyser des exemples, formuler les problèmes
qu'elle soulève. Quand il y a deux notions (ex : démocratie
et discussion), ou deux expressions (ex : penser sa vie et vivre sa pensée),
on peut tenter de définir les termes, voir la ou les significations
que chacun acquiert au contact de l'autre, penser leur relation à
travers les questions que celle-ci soulève... Lorsqu'il s'agit
d'une formule (ex . vivre au présent), ou d'une citation, interroger
ses présupposés et conséquences, formuler des accords
ou des désaccords...
Dans tous les cas, ce que l'on peut attendre d'une discussion philosophique,
c'est un cheminement. Tourner en rond serait intellectuellement contre-productif.
Or le participant 1ambda peut être beaucoup plus préoccupé
de dire ce qu'il pense ou d'élaborer en écoutant les autres
sa propre pensée, que de veiller à la progression collective
du débat. Comment l'animateur peut-il faciliter celle-ci ?
Poser clairement le problème au départ peut donner un objet
commun de travail au groupe. Utiliser son pouvoir d'animateur pour recentrer
la discussion lorsqu'on part sur une autre question, verse dans le secondaire
ou l'anecdotique, perd de vue le sujet, est utile. Le thème peut
d'ailleurs être écrit en gros derrière l'animateur,
qui peut y renvoyer périodiquement par le geste ou la voix. Celui-ci
peut toujours formuler une question qui ramène à l'essentiel
est relance en réorientant.
Il peut aussi organiser la discussion, en proposant un plan, un ordre
des questions ou des niveaux à aborder, des termes à définir,
des parties successives, cadrées dans le temps (contrat thématique
et temporel de progression). Il y a aussi un bon moyen de scander une
progression : la reformulation.
b) Reformuler
Le débat ne peut progresser que si les interventions se situent
par rapport au sujet, et interagissent cognitivement. L'animateur doit
garantir cette cohérence. Or, certaines prises de parole peuvent
être plus ou moins obscure : il s'agit par la reformulation de clarifier
ce qui vient d'être dit pour le groupe, à partir de ce que
l'on pense avoir compris. D'autres peuvent être longues : il s'agit
alors de reprendre en une phrase ou deux, de résumer. Clarifier
et synthétiser maintiennent une trame de lisibilité entre
les discours entendus, sans laquelle beaucoup d'informations se perdraient.
La simple succession de discours ne fait pas sens, et surtout progression.
L'intérêt de la reformulation par l'animateur est de situer
chaque Intervention par rapport aux précédentes, de construire
des liens logiques dans leur mise en rapport (Approfondissement, nuance,
contradiction, changement de niveau, de registre, léger déplacement
de la question, apport nouveau, etc.) et surtout de mettre en relation
ces prises de parole avec le sujet, pour faire en permanence l'état
présent de la problématique, en pointant les étapes
de son évolution.
Exercice difficile que de rester dans le cadre de la question posée,
de garder en mémoire le contenu des interventions, d'écouter
intensément pour reproduire fidèlement, tout en tenant un
métadiscours comme fil conducteur. Reformuler, c'est reprendre
ce qui vient d'être dit, mais sans paraphraser, en apportant un
plus : la clarté, la brièveté, la mise en relation,
et la qualité de l'expression qui fait choc réflexif.
Reformuler impose au groupe un rythme assez lent, puisqu'on revient sur
le dit, au lieu d'interagir directement. D'autant plus lent que les interventions
se font dans un ordre d'inscription. Cela a des avantages : narcissiser
l'interlocuteur par la prise en considération de sa parole, lui
renvoyer un miroir qualitativement consistant, passer d'une parole individuelle
à un bien de pensée publiquement proposé, laisser
précisément du temps à la réflexion par une
double énonciation du même message, mettre chaque interlocuteur
à égalité de dignité.
Cela peut aussi avoir des inconvénients : une certaine lourdeur,
un fort guidage, un poids de la parole de l'animateur important par rapport
à la totalité du temps disponible. La reformulation à
chaud ne peut rendre compte de tout, peut être contestée
par l'interlocuteur, ce qui le relance, surtout si on le regarde en reformulant
(Il vaut mieux reformuler une position en s'adressant au groupe). Doit-on
(trop) coller à ce qui a été dit ? On peut laisser
passer quelques interventions et reformuler seulement alors, pour qu'on
sente qu'il y a eu cheminement réel du groupe, plus que construit
par l'animateur au fur et à mesure...
Mais un débat sans reformulation risque de donner une impression
de décousu, de rapporté, surtout avec un numéro d'inscription
pour les interventions. Face à la dispersion, elle est un fil d'Ariane,
un garant de cohérence. Lorsqu'elle est plus développée
et espacée, il s'agit d'une véritable synthèse.
c) Synthétiser
Une reformulation synthétise une intervention. Après plusieurs
interventions, c'est une mini-synthèse. Une discussion se déroule
chronologiquement, dans le temps. Comme lui elle est irréversible.
On ne peut l'arrêter en cours de route pour réfléchir,
ou revenir en arrière comme avec une vidéo. Seule la mémoire
peut éviter la perte, car " les paroles s'envolent ".
La synthèse est un moyen d'arrêter le temps, de faire le
point, de revenir sur le passé et d'orienter l'avenir. C'est une
pause structurante qui fait avancer parce qu'elle stoppe : elle enregistre
ou élabore le cheminement passé, construit du sens et de
la cohérence, introduit du logique dans le chronologique, permet
de rebondir. Synthétiser c'est capitaliser, mettre en relation
les interventions entre elles et par rapport au sujet traité. Elle
peut rendre compte chronologiquement, si la logique n'en souffre pas,
ou reconstruire si nécessaire, mais en partant du dit, qui sera
reconnu comme tel.
Il peut y avoir des synthèses partielles, par exemple une à
mi parcours, après une pause, et une synthèse finale à
chaud. Elles peuvent être orales, ou écrites a posteriori.
L'intérêt d'une synthèse partielle à mi parcours
est de faire, au bout d'une heure, l'état du débat, soit
diachroniquement pour montrer comment le débat a évolué,
et le groupe cheminé, soit synchroniquement, pour rassembler les
différentes positions et leur argumentation, ou les différentes
voies d'exploration du problème. Ce peut être alors un tremplin
pour la suite de la discussion : voilà ce que vous avez dit, c'est
intéressant, on ne va pas y revenir ; il faut maintenant aller
plus loin, ou ailleurs...
Le compte rendu écrit, distribué à la prochaine séance,
est généralement très apprécié. Il
est utile aux nouveaux comme mise à niveau d'information, ou aux
absents, qui souvent le demandent. Ce peut être une simple prise
de notes fidèles, exhaustives et lisibles, photocopiées
; mais la linéarité, parfois l'allusion, manquent de cohérence.
Ou une véritable synthèse travaillée, tellement travaillée
que parfois on ne s'y reconnaît plus.
Un compte rendu écrit fait sérieux. Par lui une discussion
orale fait mémoire et trace, prend la dignité de l'écrit,
sur lequel on peut revenir, et réfléchir à tête
reposée. C'est un document de référence, où
les individus peuvent retrouver leur position, et le groupe accéder
à une image de son travail collectif. La bonne synthèse
est celle dans laquelle on se reconnaît, et qui a construit le maximum
d'intelligibilité par rapport au sujet : le groupe à la
lire se sent conforté, intelligent. C'est un élément
de cohésion groupal, où les intervenants se sentent membres
d'un intellectuel collectif, et le groupe producteur d'idées.
Nous avons institué dans notre groupe un synthétiseur. Assis
à la gauche de l'animateur, il a comme fonction d'aider le groupe
à progresser et réfléchir, en lui renvoyant sa production
intellectuelle oralement à mi-parcours et à la fin, puis
par écrit. Cette institutionnalisation permet de comprendre les
processus mentaux à l'uvre dans la logique de cette fonction.
Il est silencieux, non engagé dans la discussion. Il n'a pas à
se demander ce qu'il pense lui-même, s'il va le dire, comment il
va le dire,
construire sa propre pensée au fil des interventions ou des interactions,
dans la logique du participant. Il n'a pas à animer la séance,
à répartir la parole. Il se tient à distance de sa
propre pensée, d'autrui et du groupe. Son rôle est d'écouter
attentivement les interventions sur le fond, chaque intervention dans
son intégralité, et toutes les interventions, pour en tirer
la quintessence sur le contenu. De les relier entre elles et par rapport
à la problématique, en notant les apports successifs, les
évolutions, les acquis. Il note pour garder trace, soucieux moins
de l'observable par la vue que des idées par l'ouïe. Il doit
combiner une notation linéaire avec une structuration progressive
des idées entre elles et par rapport au sujet ( D'où l'intérêt
d'une pause avant la synthèse partielle de milieu de séance).
La notation linéaire suppose qu'il entende tout. La structuration
progressive qu'il utilise une part de son énergie à revenir
sur ce qu'il a noté pour comparaison, classification (ce qui tend
à lui faire perdre de l'information sur l'intervention présente
!)... Avoir réfléchi au sujet avant peut lui donner un cadre
préconstruit, avec un système de notation, dans lequel il
va classer au fur et à mesure. L'art de la synthèse est
ainsi de se donner un pré-cadre, puis de noter en classant linéairement
fidèlement tout en restructurant le pré-cadre primitif.
Car rien n'est plus frustrant qu'une synthèse brillante, mais où
l'on ne reconnaît rien de ce qui a été dit . Ou une
redite plate et chronologique de ce que l'on a déjà entendu,
qui redouble inutilement sans construire du lien, de la cohérence,
du sens...
d-La co-animation est de ce point de vue intéressante, à
partir du moment où l'on sait bien répartir les rôles,
et fonctionne en synergie. Car l'animateur d'un débat philosophique
est en surcharge cognitive : il doit à la fois investir l'espace,
rappeler des règles et les faire respecter, proposer des procédures,
lancer le débat, donner la parole et la faire circuler, recentrer
la discussion, veiller à sa progression, reformuler les interventions,
faire des synthèses, interpeller le groupe et les participants,
réguler les processus de groupe, gérer le temps, être
un garant communicationnel, à la fois technique, intellectuel et
éthique, etc. Il est bon de pouvoir partager et répartir
ces diverses fonctions, qui ont chacune leur logique et mobilisent à
cet effet des processus mentaux spécifiques.
Nous fonctionnons pour notre part avec un animateur principal veillant
à la régulation, la reformulation, la progression et le
temps, assisté d'une répartitrice de la parole à
droite, et un synthétiseur à gauche. Ce qui soulage chacune
des fonctions exercées par les autres, mais implique une bonne
synchronisation. La répartitrice de la parole n'intervient par
exemple que sur la forme des débats : elle est de ce fait disponible
pour repérer tous ceux qui lèvent la main, l'ordre dans
lequel ils ont demandé la parole, les personnes qui la demandent
pour la première fois (et qui auront priorité d'intervention).
Délesté de ces tâches qui impliquent une vision périphérique
du groupe et une mémorisation particulière, mais aussi des
notes sur ce qui se dit - assurées par le synthétiseur -,
l'animateur peut se centrer exclusivement, par le regard et par l'ouïe,
sur la personne qui parle présentement, ce qui accroît la
qualité des reformulations à court terme. Inversement, le
synthétiseur non impliqué dans l'animation, a le recul nécessaire
pour capitaliser et structurer à moyen terme, avec l'appui de ses
notes...
e) Un repére : les processus de pensée philosophique
Pour tenter d'impulser ou de garantir la philosophicité de la discussion,
on peut s'appuyer sur les processus de pensée et les démarches
intellectuelles que les recherches en didactique de la philosophie ont
identifiés comme spécifiquement philosophiques6. Essaye-t-on
dans le débat mené de :
1-conceptualiser des notions ? Le thème traité, exprimé
dans son libellé par un mot, un couple de mots (" Violence
et justice "), une affirmation, une question, une citation, etc.,
comprend toujours plusieurs termes, dont chacun est souvent, s'agissant
du langage naturel, polysémique. Si l'on veut savoir de quoi l'on
parle, et en faire l'objet d'un travail de pensée commun, il est
souhaitable de préciser quel sens chacun donne aux mots, pour éviter
les malentendus (fausses divergences et pseudo-consensus) et sur quelle
interprétation provisoire le groupe va organiser la réflexion.
Ce travail du langage sur le langage devient réflexif quand on
passe du simple sens lexical des mots (indispensable à la compréhension
de tous et à la communication), à la précision de
leur contenu conceptuel, qui est explicitation de l'impensé du
langage ordinaire, pensée du discours, travail de conceptualisation,
définition conceptuelle d'une notion, et pas seulement sémantique
d'un terme (usage dans la langue et dans la phrase). Ce processus de conceptualisation
interroge le sens commun des mots, organise intellectuellement des distinctions
(ex : le désir n'est pas le besoin), des mises en relation (ex
: le désir et le manque), des hiérarchisations ( Pour discuter,
la raison , "c' est mieux " que la passion...). Il explicite
notionnellement les présupposés (Dire que "le sida
est un châtiment divin de l'homosexualité ", présuppose
que Dieu existe, que l'homosexualité est un vice, et que le sida
est une sanction morale).
2. Problématiser ? C'est-à-dire, quand il s'agit de notions,
mettre en question telle attribution de sens proposée (ex : la
liberté, est-ce vraiment "faire ce que l'on veut ? ").
Quand il s'agit d'affirmation, s'interroger sur leur bien-fondé
(Peut-on dire : "l'homme est libre absolument " ? ) : problématiser,
c'est ici rendre problématique, au sens de douteux, ce qui est
avancé comme évidence.
Quand il s'agit de relations entre notions, problématiser, c'est
questionner la façon de les articuler entre elles (Si je mets le
désir en relation avec la loi, dois-je penser qu'il y a tension
entre ces notions, et par exemple que le deuxième va s'opposer
au premier - ou le renforcer ?). Mais l'on peut aussi questionner la question
("Comment mériter son paradis ? " présuppose qu'il
y a un paradis, mais le paradis existe-t-il ? Si on répond négativement,
la première question n'a plus de sens, tout au moins dans une perspective
instrumentale), ou déplacer la question, etc...
3. Argumenter rationnellement ? En s'adressant à une personne ou
au groupe comme s'il s'agissait d'un auditoire universel, c'est-à-dire
avec un raisonnement que devrait partager tout esprit critique ? Essaye-t-on
de ne plus parler d'un point de vue trop particulier, traduisant l'intérêt
ou la vision toujours très subjective, partielle, voire partiale,
d'un individu ou d'un groupe ? Donne-t-on à sa parole le statut
d'une conviction personnelle dûment fondée sur la réflexion
(qui pense vraiment ce qu'elle exprime au lieu de se contenter d'affirmer
ce qui vient à l'esprit) ? Et en même temps celui d'une hypothèse,
soumise à la critique rationnelle d'autrui, et donc à (sa
propre) révision, en cas de meilleur argument ? Deux conditions
pour éprouver si ce que l'on dit est vrai...
Si au contraire un argument ou un raisonnement se donne comme définitif,
indiscutable ; si l'affirmation en est dogmatique ; s'il cherche surtout
à émouvoir, s'il est porté ad hominem (contre une
personne) et non contre une idée ; s'il est intrinsèquement
contradictoire ; s'il ne s'applique qu'à des cas particuliers ou
généralisé abusivement, on est alors sur la pente
doxologique, rhétorique ou sophistique.
f) Le rapport aux exemples et à l'expérience.
Dans cet effort nécessaire de rationalité, il est utile
de clarifier le statut des exemples et de l'expérience personnelle,
car ils arrivent tout naturellement dans les discussions collectives.
Un exemple ne peut jamais être un argument, car il est de l'ordre
du particulier. On peut toujours opposer à un exemple un contre-exemple.
Il peut par contre étayer une contre-argumentation, dans la mesure
où il dénonce, par son existence polémique, une généralisation
trop rapide (son caractère d'exception ruine toute prétention
à l'universalité). Et il excelle dans l'illustration pédagogique
d'une thèse, la concrétisation d'une pensée générale
et abstraite, le point de départ d'une analogie...
De même une expérience personnelle, par sa singularité,
est difficilement universalisable. Il lui faut mettre en évidence
ce qu'elle peut avoir de commun avec autrui, pour rendre compte de l'humaine
condition. Un exemple ou une expérience s'analysent, et fournissent
à ce titre un matériau de conceptualisation et de problématisation,
plus que d'argumentation. L'animateur de débat philosophique doit
donc veiller à ce que l'on ne donne pas à l'expérience
dans son unicité, ou à l'exemple dans sa particularité,
un statut de preuve, mais celui de support pour une analyse éthique,
politique, épistémologique , esthétique, phénoménologique,
épistémologique, métaphysique... Car la discussion
à partir d'exemples ou de récits personnels sans reprise
réflexive peut soit se disperser, soit émouvoir, sans formalisation
d'une pensée.
g) Le rapport à la culture (philosophique)
Reste un dernier point difficile. Quel rapport de la discussion philosophique
au café par rapport à la culture (par exemple scientifique,
littéraire, philosophique) ? Le public d'un café philosophique
est hétérogène par l'âge, le statut professionnel,
la formation acquise. Il y a mille manières de faire taire autrui
sans lui couper la parole, et d'amener à s'autocensurer celui qui
voudrait ou pourrait la prendre . être adulte avec assez d'expérience
revendiquée pour laisser coi u n jeune au seuil de la vie. Parler
haut, fort et tranchant, ce qui dissuade tout objecteur potentiel. Dire
tellement mieux que moi ce que je pourrais dire. Avoir tellement 1u qu'à
côté je ne peux dire que des bêtises. M'envoyer Platon,
que je n'ai jamais ouvert, à la figure, de l'air de " vous
voyez évidemment ce que je veux dire ". Ou m'objecter les
dernières recherches sur la physique quantique...
On sait à quel point le niveau de langue (le registre soutenu par
opposition au familier) et le rapport à la culture (universitaire,
dominante) sont des "capitaux symboliques " (P. Bourdieu) dont
le pouvoir de "distinction " sociale écrase de son "habitus"
ceux qui ne sont pas de la même "classe" ( Etre d'une
certaine classe = avoir la classe). Le café philosophique, d'un
point de vue sociologique, pourrait facilement devenir le salon mondain
d'une société démocratique : une république
des beaux-parleurs publics appuyée sur la citation. Celle de lettrés
qui, faute d'avoir le pouvoir politique, au rait celui de la parole dans
et sur des groupes. Car tout lieu de parole est un lieu de pouvoir. Le
café philosophique serait celui où prend le pouvoir celui
qui " paraît " philosophe, par de grands mots et beaucoup
de références.
C'est parce que je suis sensible à cette critique sociologique
que je cherche les conditions du dialogue philosophique - et pas seulement
mondain - au café. C'est ce quasi " terrorisme " intellectuel
de la culture allusivement étalée que je tente d'éviter
en m'interdisant, en tant qu'animateur, tout vocabulaire technique (du
type mots en -isme), toute référence explicite à
un auteur, un courant, une doctrine. C'est un exercice difficile quand
on est professionnellement (dé-?)formé par la philosophie.
Car on ne le sait que trop, l'animateur, par le style de ses interventions,
donne le ton. J'ai cependant conscience (et intention), d'avoir un style
" soutenu " dans mes reformulations, pour concentrer l'essentiel
des discours.
L'animateur doit-il donc se placer - surtout quand il l'est professionnellement,
et comme on le lui commande parfois, explicitement, à cause de
son statut -, en expert sur le contenu de la discipline philosophique,
avec le recours à ses champs conceptuels, ses problématiques
classiques, sa tradition historique ? Ou doit-il être seulement
le garant de processus philosophiques de pensée discussionnels
? C'est un débat dont les réponses vont orienter dans les
échanges le rapport à la culture.
S'agit-il de démontrer, comme le pense la majorité des philosophes,
qu'on ne peut réellement philosopher qu'à partir et avec
les grands auteurs, à partir de l'immersion dans la tradition philosophique,
en donnant envie de lire, avec des indications bibliographiques en fin
de séance ?
Ou de tenter, comme le préconise M. Lipman, de philosopher avec
les gens qui sont là, à un degré de culture et un
niveau de langue donnés ? Sans autre présupposition que
leur " être venu là " comme motivés par
la soif du vrai, et donc déjà " amis de la sagesse
" (et non pas sages !) ?
Il est vrai que reprendre, au cours d'une discussion sur le vrai, le juste
ou le mal, des idées platoniciennes sans indiquer leur paternité,
peut paraître intellectuellement malhonnête ou démagogiquement
hypocrite. Mais si le langage a été simple, la pensée
claire et les idées comprises, pourquoi ne pas s'en tenir là,
et surimposer la référence, comme si l'on avait besoin de
la caution d'une autorité ou du label d'homme cultivé (Car
ce sera bien ainsi que la référence risque d'être
perçue, quelle que soit l'intention de l'émetteur).
Il nous semble souhaitable, en tout état de cause, de bannir toute
allusion codée, clin d'il au sous-groupe des quelques initiés
de la salle, et exclusion de tous les autres. Citer un auteur ne peut
avoir de sens, dans le cadre de la progression d'une discussion, que si
on explique brièvement et simplement ce dont on parle, pour que
le groupe puisse se saisir intellectuellement de cet apport. En fait,
tout est une question de dosage, et de prise en compte de la composition
du public. Ce qu'il faut anticiper, c'est l'effet excluant d'un sous-groupe
de gens trop apparemment marqués par leur langage ou leurs références.
L'animateur peut alors banaliser ces interventions - au demeurant parfois
fort riches - et atténuer leurs " effets de sens, comme effets
de force ", par des reformulations explicitantes brèves et
claires, et par la valorisation du contenu d'autres types d'intervenants...
CONCLUSION : LE CAFÉ PHILOSOPHIQUE, UN PARI SUR LA
RAISON COMMUNICATIONNELLE
Nous pensons que la discussion philosophique, par la recherche sincère
et collective du vrai, par l'éthique communicationnelle qu'elle
développe ( Respect d'autrui, goût pour la sociabilité
cognitive, maîtrise de l'émotivité intersubjective
réactive ...), par la rationalité de l'argumentation qu'implique
l'universalité de son auditoire et l'universalisation de sa visée,
prémunit contre la soumission intellectuelle à l'Autorité
et aux pouvoirs illégitimes, la démagogie doxologique des
médias et des politiciens, la manipulation sophistique des beaux-parleurs
et des publicitaires. En ce sens, sa pratique est un garant pour la démocratie,
pour la qualité du débat qui doit fonder la vie publique.
Le café philosophique peut ainsi représenter un instituant
social, qui étaye modestement une citoyenneté aujourd'hui
incertaine. Ceux qui se désespèrent de son niveau occultent
que par définition, des non-spécialistes ne peuvent tenir
colloque : Socrate ne disputait pas qu'avec ses collègues sophistes.
Il redescendait sans arrêt dans la caverne, pour discuter le coup
dans la rue, par exemple avec Ménon l'esclave.
Faut-il pour autant " s'autoriser soi-même ", comme le
psychanalyste, à ouvrir pignon philosophique sur rue ? Une lucidité
sur sa pratique ici s'impose, qui ne peut faire l'économie de l'analyse
: animer un café philosophique, c'est s'interroger sur ce qu'est
une discussion philosophique. Non qu'il faille être philosophe,
ou professeur de philosophie, c'est-à-dire avoir un label, pour
s'y risquer. Mais parce que philosopher, c'est tenter de se connaître
soi-même, et de penser ce que l'on fait. Echanger philosophiquement
avec d'autres ne fera jamais l'économie de la présence et
du face à face de la pensée avec elle-même, dans la
solitude du penser par soi-même. Mais cela peut y aider. De même,
c'est autre chose que d'écrire sa pensée, par le long et
patient travail du concept dans la ciselure d'un discours raturé
qui fait trace. Ou de construire philosophiquement le sens de la lecture
d'un grand texte. Mais ce n'est pas contradictoire. C'est largement complémentaire.
Car nombreux sont les chemins du philosopher pour qui commence à
oser penser. Le café philosophique peut être une de ses opportunités
qui poussent à l'audace. Quand la mode en vient à la discussion
sur les problèmes essentiels, j'aime l'écume d'un éphémère
qui vient de loin, et durera encore longtemps...
Michel TOZZI
Animateur d'un café philosophique à Narbonne
Notes
1- Nous n'appelons pas dialogue une succession de longs monologues, comme
dans le Banquet de Platon, mais une suite d'interactions verbales.
2 Des philosophes comme Searles ou Habermas nous semblent des référents
philosophiques utiles pour penser aujourd'hui le concept de ., discussion
philosophique ".
3 D'où le nom de l'ouvrage de M. Sautet, Un café pour Socrate,
R. Laffont, 1995.
4 Socrate, Voltaire, Kierkegaard, Nietzsche, etc. ont largement pratiqué
l'ironie, la torpille ou le coup de marteau. Mais c'est un genre philosophique
difficile à manier dans l'interaction verbale, qui engendre des
réactions affectives défensives. L'éthique communicationnelle
d'Habermas nous semble plus opérationnelle.
5 Sauf si l'animation est à base de provocation, ce qui est toujours
psycho et socio-affectivement complexe à gérer.
6 Par exemple Tozzi M., Vers une didactique de l'apprentissage du philosopher,
Doctorat, Lyon Il , 1992.
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