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Une pratique sociale nouvelle de référence :
le café philosophique

par Michel Tozzi

 

Paru dans l'Incendiaire n°4, janvier 1998
10 pages



Résumé

pas disponible

 

Sommaire rapide

M. Sautet aime ces situations qui, selon lui, mettent l'animateur à parité avec les participants, et obligent le professionnel de la philosophie à un regard neuf sur certains sujets.
D'autant que les formulations proposées ne sont pas toujours canoniques. Je me souviens du sujet de la deuxième séance, qui m'avait embarrassé : " Pourquoi se compliquer la vie quand elle est si courte ? ". C'est bien une phrase ramassée, et sous forme de question. Mais ce n'est pas un " sujet de bac " avec une ou deux notions classiques du programme, et une problématique clairement sous-jacente pour un habitué. L'expression " se compliquer la vie " est confuse, et la phrase contient en elle-même un argument déguisé. Mes " réflexes " de professeur de terminale, qui m'apparurent alors comme une déformation professionnelle, m'empêchaient de problématiser le sujet !
Faut-il donc accepter telles quelles les formulations ? Ce qui respecte la façon dont le problème est venu, et oblige les philosophes à dépayser leur démarche. Ou faut-il les reprendre (L'animateur prenant par exemple le thème, mais en le reformulant) ? Car la formulation d'un sujet est déterminante de la façon dont il va être réfléchi. Une formulation confuse engendre de la polysémie qui fuse dans tous les sens, et empêche le groupe de se donner un objet de travail commun. Un professeur de philosophie aura tendance à juger du caractère heuristique de la formulation d'une question en fonction de l'intérêt du problème qu'elle pointe . Mais on peut aussi partir de la " maladresse ", ou de " l'originalité " (Comme on voudra la nommer) d'une formulation pour explorer... voie plus risquée pour un animateur philosophiquement exigeant !
Faut-il enfin introduire le sujet préalablement au débat ? Par la personne qui l'a proposé, mais elle va souvent justifier son choix plutôt que problématiser ? Ou par l'animateur ? Je suis favorable à une introduction, parce qu'elle me semble centrer la réflexion directement sur le problème posé, et donner au groupe un objet de travail commun. Un sujet philosophique pose un problème, c'est-à-dire une difficulté pour la pensée. Autant aller droit au but.
Bien sûr, dans la méthodologie de la dissertation, il faut problématiser, c'est-à-dire découvrir le problème derrière la question. Dans une discussion, cela implique une maïeutique. Soit l'animateur est assez interventionniste, et conduit le groupe vers une problématisation de la question ; soit il est plus en retrait . autant alors formuler le problème et le mettre en débat. Question de style d'animateur et de degré d'exigence.
Dans d'autres cas, il peut être utile de préciser d'emblée la compréhension ou l'extension de certains termes. On travaille alors sur un sujet plus précis, au lieu de passer du temps à explorer les différentes significations de la question. Par exemple, dans notre quatrième séance, " L'amour est-il une illusion ? ", j'ai défini d'emblée l'amour comme " relation amoureuse " (entre un homme et une femme, sans exclure l'homosexualité), en repoussant arbitrairement l'amour de la nature, des bêtes, de ses enfants, du jeu, de l'argent, etc. On cernait donc mieux de quoi on aller parler. savoir de quoi on parle (mot, notion, chose, problème) est nécessaire pour discuter et avancer (A fortiori lorsqu'on est nombreux).

e) organiser la circulation de la parole
L'animateur doit d'abord gérer sa propre parole. Car il dispose du privilège, qui le distingue de tout autre participant, de se donner à lui-même la parole, ce qui exige une déontologie dans un cadre démocratique où il a la responsabilité d'ordonnancement du débat, et une réflexion sur son rôle dans la mesure où la discussion est philosophique. Il a intérêt à conscientiser des choix qui restent le plus souvent largement implicites. Va-t-il intervenir massivement ou plus légèrement ? Sur la forme du débat seulement ? Il pourra alors se contenter, en président de séance totalement disponible pour repérer les demandes, et sans être à la limite très attentif au contenu de chaque intervention, d'attribuer un tour de parole et de gérer le temps. Il suit alors et ordonne le mouvement des mains levées. Il peut être ainsi très directif sur le déroulement (demandes, ordre, durée...) sans aucune interférence sur ce qui se dit. Position prudente s'il a peu de compétence en animation, et très peu en philosophie.
Il peut être plus "animateur socioculturel " s'il cherche à favoriser l'interactivité entre participants, en mettant en scène le débat par des reprises nominatives reprenant les contradictions, en s'appuyant sur les éléments les plus dynamiques du groupe, ou en se mettant lui-même en scène pour jouer par exemple l'avocat du diable, etc. Le débat devient ainsi une dramaturgie d'idées animées par des personnes.
Il peut aussi viser une animation explicitement philosophique, depuis des questions très ouvertes à la cantonade dans un souci de problématisation ou de conceptualisation jusqu'à une interrogation maïeutique nominale (de type socratique) ; depuis les simples reformulations explicitantes qui pointent sur le mode du constat les oppositions ou complémentarités entre participants, jusqu'à la prise de position personnelle où il s'implique dans le débat, critique telle intervention, ou fait un apport doctrinal qui le pose comme expert...
Selon les options prises, qui peuvent d'ailleurs se combiner entre elles et dans le temps - l'esquisse d'une typologie n'ayant pour intérêt que de démêler une réalité complexe -, 1'" effet animateur " sur la communication n'est pas le même. Tel participant peut se contenter d'exprimer une opinion personnelle, et sans trop d'exigence intellectuelle, lorsqu'il s'agit simplement d'échanger dans l'ordre. Il sera plus prudent et circonstancié dans une interpellation nominative, surtout quand elle est critiquement constructive. Il peut s'impliquer à jouer, et beaucoup moins existentiellement, si le débat n'est qu'un jeu d'idées. Il peut avoir envie de poser des questions d'explicitation, ou se taire, ou réagir anti-scolairement, si l'animateur se pose comme expert. Il va s'engager dans une relation duelle avec celui-ci, et se décentrer des participants ou du groupe, lorsqu'il est apostrophé. Il peut ressentir une manipulation et réagir affectivement, lorsque c'est l'animateur qui exprime fortement un point de vue, au lieu de faciliter le débat. De même un animateur qui s'implique peut difficilement se mettre en position d'arbitre ou de neutralité sur le fond, de régulation sur les processus... Ainsi, selon comment le groupe est conduit, la parole va se structurer et circuler différemment .simple juxtaposition des participants avec faible interactivité, forte interaction entre partenaires, avec ou non l'animateur...
Comment gérer la parole des participants ? Dans une classe - situation scolaire -, le problème pour l'enseignant est d'impulser le débat, puis de l'entretenir par des relances, du recadrage, dès que le sujet est introduit et le groupe interrogé, de la régulation socio-affective, car il peut tomber à tout moment dans le silence ennuyeux ou l'agitation. Dans un café philosophique, avec des adultes motivés et volontaires, une fois passé le cap de " qui se jette à l'eau en premier ", il faut plutôt canaliser le trop plein. Un style d'intervention est tentant : recueillir et ordonner les interventions.
Dans ce scénario, on postule que chacun a le droit de s'exprimer, que l'usage de ce droit relève du volontariat (car il est assorti d'un droit de se taire) ; qu'il doit être exercé tour à tour, puisque le droit de parler n'a de sens que si l'on est écouté (donc s'il s'accompagne d'un devoir de se taire) ; qu'il doit être utilisé avec modération, pour ne pas empiéter sur celui des autres ; qu'il doit donc être réglementé, le garant du droit étant l'animateur, pour qu'un droit formel devienne réel.
Le rôle de celui-ci est donc de repérer ceux qui se manifestent (le plus souvent en levant la main), et de déterminer un ordre de passage. Mais selon quel critère ? Le plus utilisé est l'ordre dans lequel les participants ont levé la main. La difficulté est alors d'identifier qui, et avant qui, de mémoriser cette chronologie tout en enregistrant au fur et à mesure les derniers de la liste. D'où le recours fréquent à une liste écrite dès qu'il y a de nombreuses demandes.
La place de l'animateur est stratégique, car il doit embrasser tout le groupe, et élargir son empan visuel pour ne pas négliger les périphéries de son regard. Toute cette énergie visuelle de repérage et de mémorisation peut se faire au détriment de l'observation et de l'écoute de celui qui parle (Puisqu'on regarde l'ensemble du groupe ou sa feuille pour noter), d'où des " blancs " dans l'écoute du " fond ". Et les frustrations sont grandes dans la salle de ne pas être repéré, ou d'être oublié...
La nomination des volontaires tant pour le repérage que pour l'attribution de la parole soulève la question du vocable, quand on ne connaît pas tout le monde. Monsieur ou Madame sexualisent, mais ne sont pas très précis, et créent des quiproquos de proximité. Il faudrait être univoque . demander le nom ? Nouveau, il peut être difficile à enregistrer, et écorché lorsqu'on l'épelle. Il maintient une distance. Nous demandons pour notre part le prénom, identifiant précis et reconnu, mémorisable, créant une proximité dans la communication, sans pour autant rendre obligatoire le tutoiement, parfois perçu comme trop familier. Caractérisés par leur prénom, les individus sont mis à égalité de sexe, d'âge, d'état civil ou professionnel. Assez différenciés, mais tous considérés comme des raisons en acte.
Le droit à s'exprimer du premier qui lève la main est un peu celui du premier occupant de l'espace discussionnel. On objectera que le débat est à tous, et pas forcément au plus rapide, surtout s'il est déjà intervenu. Chance doit être donnée aux réflexifs, surtout dans un débat philosophique. Le nombre et la durée des interventions doivent être pris en compte, si le critère de l'égalité du droit à 'exprimer passe par celui du temps de parole. Il faut donc couper démocratiquement un intervenant s'il est manifestement trop long, par respect pour les autres, mais tout en ménageant sa personne. Une petite clochette peut être utile...
Nous avons introduit une règle . toute personne qui demande à entrer dans le débat pour la première fois dans une séance est prioritaire dans l'ordre de parole (Droit qu'elle perd aussitôt qu'elle est intervenue). Nous avons constaté que cela permet à des gens d'intervenir même très tard dans le débat, parce qu'ils savent qu'ils auront la parole immédiatement, alors qu'il est d'ordinaire de plus en plus malaisé de se joindre à une discussion au fur et à mesure que le temps passe, si l'on n'est pas intervenu au début.

Cette logique démocratique de répartition de la parole ne recoupe que partiellement des exigences philosophiques, qui impliquent surtout, plus que des critères formels d'intervention, une pertinence sur le contenu et une capacité à faire avancer la question traitée. Mais ce cadre éthique est essentiel.
Or il ne prend en compte que l'exercice d'un droit d'expression publiquement manifesté. Or l'on peut se taire parce qu'on n'a rien à dire, ou parce que l'on juge que ce que l'on dirait a déjà été dit, ou n'est pas déterminant ; mais aussi parce que l'on n'ose pas dire ce que l'on aimerait bien cependant dire . intimidation devant certains intervenants, niveau du débat, type de déroulement trop structuré, groupe trop grand, climat trop " froid ", etc. On peut renvoyer ces attitudes au droit le se taire, puisque quiconque peut toujours intervenir s'il se manifeste.
On peut aussi penser qu'il appartient à l'examinateur de maximiser la prise de la parole et l'interactivité par les moyens qui sont à sa disposition. Faut-il alors des questions plus nominatives aux " muets ", avec maintien du droit de se taire ? Dès règles selon lesquelles doivent s'imposer silence ceux qui ont déjà parlé deux fois, ou ceux qui ont déjà parlé jusqu'à un moment de la séance ? Prévoit-on de brèves interruptions sans bouger où chacun est invité à discuter avec son voisin sur une question, un argument, une objection qui vient d'être proposée au groupe avant d'en rendre compte en grand groupe ? On peut imaginer une foule de dispositifs, selon les objectifs poursuivis . faire parler le maximum de gens, ou traiter un sujet avec les participants spontanés ?
Une animation structurée avec ordre de passage a des avantages . la garantie contre toute tentative de prise de pouvoir sauvage dans un groupe, à qui parle le plus fort ou s'impose ; le respect d'un droit à la parole de chacun sur la base d'une volonté manifestée ; la sécurité qui en découle et les repères que donne un ordre de passage annoncé et décliné à l'avance.
On constate que se crée un rythme : une seule intervention à la fois dans une succession réglée. Chacun a un peu de temps jusqu'à son tour pour réfléchir et organiser sa parole, puis il dispose d'un minimum de temps pour développer sa pensée.

Mais l'allure manque de spontanéité, de vivacité, de liberté. Elle peut être pesante et monotone, d'autant que les interventions risquent de s'allonger puisque les intervenants ont eu le temps de les structurer, et profitent de leur moment patiemment attendu. Il y a un manque de cohésion et d'interactivité entre les interventions qui se succèdent immédiatement, car chacun répond dans l'ordre d'inscription à un intervenant de tout à l'heure. D'où le déphasage, le caractère parfois décousu de reparties éloignées dans le temps et entremêlées. D'autant que l'on n'écoute plus après celui auquel on veut répondre, parce qu'on prépare dans sa tête sa réaction et attend son tour. C'est le caractère linéaire et successif de l'interaction verbale qui donne cette impression, car si l'on fait des scripts, on s'aperçoit de cohérences internes par rapport au débat, alors que c'est le décousu qui apparemment domine. Comment l'animateur peut-il atténuer les inconvénients d'un tel fonctionnement (Qui a aussi ses avantages !) ?
Il peut penser alors qu'on peut parfois " laisser filer " le débat, donner plus de place à la spontanéité, à l'informel. Et de fait, lorsque quelques réparties s'enchaînent sur ce mode, l'interactivité des participants donne une impression plus grande de débat. La cohérence au niveau linguistique s'avère plus forte. Mais la vivacité des répliques a fortiori dans un grand groupe, peut vite cafouiller. échanges réduits à deux ou trois personnes, rythme précipité au contenu moins élaboré, et si les participants ne s'auto-régulent pas, faute de garantie extérieure, parole sauvage où l'on se coupe sans s'écouter, ton qui monte, relations de pouvoir.-. Peut-on cumuler les gains de chaque situation sans les inconvénients, en autorisant, voire en suscitant quelques échanges informels rapides au sein d'un cadre plus structuré ?

f) Réguler les Interactions verbales et le climat du groupe
Un café philosophique attire un public relativement hétérogène, par l'âge, les catégories socioprofessionnelles, l'itinéraire personnel notamment. D'où des lieux, des niveaux, des styles de parole divers. Richesse de l'échange, entre lycéens de terminale, étudiants dans les villes universitaires, enseignants, professionnels du social, cadres, retraités, etc. Mais cette diversité doit converger vers un genre discussionnel philosophique.
Or peuvent émerger, suivant le lieu, les sujets, les participants, le cadre de l'animation, un témoignage affectivement impliqué, une intervention névrotique, un étalage narcissique, un mysticisme inspiré, un militantisme syndical, un prosélytisme religieux ou politique, de la provocation verbale, de l'altercation duelle... Ou des opinions tranchées, des convictions dogmatiques, des jugements de valeur réprobateurs, des attitudes condescendantes. D'où des murmures collectifs, un climat socio-affectif soudain, des réactions individuelles vives...
L'animateur est alors garant du cadre, des règles et du projet collectif. Comment réguler un climat délétère ou des interactions qui dérapent ? Réguler, c'est gérer sur le plan psycho-sociologique de l'effervescence groupale, sur le plan psycho-affectif de l'émotion, sur le plan éthique de l'intolérance.
En ce qui concerne les interactions duelles à dérive socio-affective (confrontation d'idées virant au conflit de personnes), il est plus facile à l'animateur de se poser en tiers médiateur extérieur, que d'être lui-même impliqué ou de s'impliquer dans la relation, faute de quoi il n'y a plus dans le groupe d'instance arbitrale.
Mais si tel est le cas, il est souhaitable que celui-ci prenne rapidement conscience qu'il s'enfonce dans l'implication, et se décentre de sa relation privilégiée, par exemple en sortant du débat par une question posée à l'assistance globale, qui redistribue autrement la communication, dans la direction d'une animation plus distanciée, répartitive de parole sans intervention provisoire sur le fond5
Dans le premier cas, il faut calmer le jeu, par exemple : en demandant nominativement et successivement à chaque interlocuteur (ce qui casse leur face à face) d'argumenter devant le groupe, ou en s'adressant à l'animateur, sa position (Exigence d'une parole plus rationalisée et moins affective, changeant d'interlocuteur) ; ou bien en reformulant posément soi-même, et sans prendre parti, les deux thèses objectivement en présence (Reflux socio-affectif vers le socio-cognitif) et en demandant à d'autres participants (Restructuration de la communication) comment ils se situent (par rapport à des positions, et non à des personnes).
Face à l'effervescence d'un groupe, il peut être utile de rester en recul sur le fond, de reformuler les interventions le plus objectivement possible, et sans jugement de valeur, de ne donner explicitement raison à personne, tout en valorisant chaque intervention, mais moins dans son contenu que dans son effectuation d'un droit à l'expression. Toute gestion de l'émotion d'un groupe implique un travail sur soi : le calme apparent, le rappel à la fois ferme et souriant des règles du jeu ont des effets pacifiants.
Est-ce à dire que l'animateur ne doit pas intervenir sur le fond ? Non bien sûr, mais il doit (re-) trouver de la distance par rapport à lui et au groupe dans les mini-phases de crise. De manière plus générale, l'objection sur le mode du questionnement plus que sur l'affirmation d'une antithèse met davantage en démarche réflexive, au lieu d'engendrer des réactions défensives. L'usage du conditionnel, le statut d'hypothèses de travail donné à ses affirmations, sont propices à instaurer un climat de recherche, plus qu'à provoquer des confrontations tranchées, et souvent stériles.
Il faut ici réfléchir aux attitudes, dispositifs, règles de fonctionnement qui à la fois désamorcent l'agressivité, favorisent l'écoute et un travail intellectuel personnel porté par la confiance, au lieu d'être parasité par une affectivité réactive, qui ferme l'accueil d'idées dérangeantes et renforce les préjugés. Car la contradiction socio-cognitive n'est motrice que dans un climat qui prédispose, par son orientation vers la recherche, l'intégration dialectique. C'est l'idée régulatrice de " communauté de recherche ", où l'on apprend à semer dans sa conviction un grain d'incertitude, et à s'ouvrir aux pensées adverses.
Entendons-nous bien : réguler, ce n'est pas atténuer les désaccords pour aboutir à des consensus mous. Ou détourner des confrontations pour éviter ce qui fâche. Mais nous pensons que c'est le consensus socio-affectif au niveau d'un groupe qui donne toute son heuristique au conflit socio-cognitif, qui est éducation à l'altérité, à la nuance, à la complexité. Calmer les passions n'est pas scotomiser la sensibilité : c'est rendre possible la porosité à d'autres visions du monde. Lutter contre le dogmatisme n'est pas sombrer dans le relativisme, mais avoir la pensée modeste devant l'opacité du réel.


3. ANIMER PHILOSOPHIQUEMENT UN DÉBAT

Par rapport aux considérations précédentes concernant plutôt les procédures et les processus, nous voudrions approfondir quelques points touchant davantage au fond.

a) veiller à une progression du débat
Une fois le sujet lancé, la discussion doit avancer sur le contenu proposé. Mais qu'est-ce qu'" avancer " dans un débat philosophique ? La réponse est plus simple quand le thème arrive sous forme de question : progresser c'est tenter de résoudre un problème, une difficulté de pensée, explorer intellectuellement les diverses solutions possibles, développer leur fondement. Ce peut être aussi dépasser dialectiquement des thèses contradictoires apparues, ou faire dans la nuance, examiner des cas, des conditions à réaliser. C'est peut-être aussi conclure à l'aporie, ou, on y pense moins souvent, déplacer la question, contester sa formulation...
Lorsqu'il s'agit d'une notion (ex : le malentendu) on peut aller vers une définition, analyser des exemples, formuler les problèmes qu'elle soulève. Quand il y a deux notions (ex : démocratie et discussion), ou deux expressions (ex : penser sa vie et vivre sa pensée), on peut tenter de définir les termes, voir la ou les significations que chacun acquiert au contact de l'autre, penser leur relation à travers les questions que celle-ci soulève... Lorsqu'il s'agit d'une formule (ex . vivre au présent), ou d'une citation, interroger ses présupposés et conséquences, formuler des accords ou des désaccords...
Dans tous les cas, ce que l'on peut attendre d'une discussion philosophique, c'est un cheminement. Tourner en rond serait intellectuellement contre-productif. Or le participant 1ambda peut être beaucoup plus préoccupé de dire ce qu'il pense ou d'élaborer en écoutant les autres sa propre pensée, que de veiller à la progression collective du débat. Comment l'animateur peut-il faciliter celle-ci ?
Poser clairement le problème au départ peut donner un objet commun de travail au groupe. Utiliser son pouvoir d'animateur pour recentrer la discussion lorsqu'on part sur une autre question, verse dans le secondaire ou l'anecdotique, perd de vue le sujet, est utile. Le thème peut d'ailleurs être écrit en gros derrière l'animateur, qui peut y renvoyer périodiquement par le geste ou la voix. Celui-ci peut toujours formuler une question qui ramène à l'essentiel est relance en réorientant.
Il peut aussi organiser la discussion, en proposant un plan, un ordre des questions ou des niveaux à aborder, des termes à définir, des parties successives, cadrées dans le temps (contrat thématique et temporel de progression). Il y a aussi un bon moyen de scander une progression : la reformulation.

b) Reformuler
Le débat ne peut progresser que si les interventions se situent par rapport au sujet, et interagissent cognitivement. L'animateur doit garantir cette cohérence. Or, certaines prises de parole peuvent être plus ou moins obscure : il s'agit par la reformulation de clarifier ce qui vient d'être dit pour le groupe, à partir de ce que l'on pense avoir compris. D'autres peuvent être longues : il s'agit alors de reprendre en une phrase ou deux, de résumer. Clarifier et synthétiser maintiennent une trame de lisibilité entre les discours entendus, sans laquelle beaucoup d'informations se perdraient. La simple succession de discours ne fait pas sens, et surtout progression.
L'intérêt de la reformulation par l'animateur est de situer chaque Intervention par rapport aux précédentes, de construire des liens logiques dans leur mise en rapport (Approfondissement, nuance, contradiction, changement de niveau, de registre, léger déplacement de la question, apport nouveau, etc.) et surtout de mettre en relation ces prises de parole avec le sujet, pour faire en permanence l'état présent de la problématique, en pointant les étapes de son évolution.
Exercice difficile que de rester dans le cadre de la question posée, de garder en mémoire le contenu des interventions, d'écouter intensément pour reproduire fidèlement, tout en tenant un métadiscours comme fil conducteur. Reformuler, c'est reprendre ce qui vient d'être dit, mais sans paraphraser, en apportant un plus : la clarté, la brièveté, la mise en relation, et la qualité de l'expression qui fait choc réflexif.
Reformuler impose au groupe un rythme assez lent, puisqu'on revient sur le dit, au lieu d'interagir directement. D'autant plus lent que les interventions se font dans un ordre d'inscription. Cela a des avantages : narcissiser l'interlocuteur par la prise en considération de sa parole, lui renvoyer un miroir qualitativement consistant, passer d'une parole individuelle à un bien de pensée publiquement proposé, laisser précisément du temps à la réflexion par une double énonciation du même message, mettre chaque interlocuteur à égalité de dignité.
Cela peut aussi avoir des inconvénients : une certaine lourdeur, un fort guidage, un poids de la parole de l'animateur important par rapport à la totalité du temps disponible. La reformulation à chaud ne peut rendre compte de tout, peut être contestée par l'interlocuteur, ce qui le relance, surtout si on le regarde en reformulant (Il vaut mieux reformuler une position en s'adressant au groupe). Doit-on (trop) coller à ce qui a été dit ? On peut laisser passer quelques interventions et reformuler seulement alors, pour qu'on sente qu'il y a eu cheminement réel du groupe, plus que construit par l'animateur au fur et à mesure...
Mais un débat sans reformulation risque de donner une impression de décousu, de rapporté, surtout avec un numéro d'inscription pour les interventions. Face à la dispersion, elle est un fil d'Ariane, un garant de cohérence. Lorsqu'elle est plus développée et espacée, il s'agit d'une véritable synthèse.

c) Synthétiser
Une reformulation synthétise une intervention. Après plusieurs interventions, c'est une mini-synthèse. Une discussion se déroule chronologiquement, dans le temps. Comme lui elle est irréversible. On ne peut l'arrêter en cours de route pour réfléchir, ou revenir en arrière comme avec une vidéo. Seule la mémoire peut éviter la perte, car " les paroles s'envolent ".
La synthèse est un moyen d'arrêter le temps, de faire le point, de revenir sur le passé et d'orienter l'avenir. C'est une pause structurante qui fait avancer parce qu'elle stoppe : elle enregistre ou élabore le cheminement passé, construit du sens et de la cohérence, introduit du logique dans le chronologique, permet de rebondir. Synthétiser c'est capitaliser, mettre en relation les interventions entre elles et par rapport au sujet traité. Elle peut rendre compte chronologiquement, si la logique n'en souffre pas, ou reconstruire si nécessaire, mais en partant du dit, qui sera reconnu comme tel.
Il peut y avoir des synthèses partielles, par exemple une à mi parcours, après une pause, et une synthèse finale à chaud. Elles peuvent être orales, ou écrites a posteriori.
L'intérêt d'une synthèse partielle à mi parcours est de faire, au bout d'une heure, l'état du débat, soit diachroniquement pour montrer comment le débat a évolué, et le groupe cheminé, soit synchroniquement, pour rassembler les différentes positions et leur argumentation, ou les différentes voies d'exploration du problème. Ce peut être alors un tremplin pour la suite de la discussion : voilà ce que vous avez dit, c'est intéressant, on ne va pas y revenir ; il faut maintenant aller plus loin, ou ailleurs...
Le compte rendu écrit, distribué à la prochaine séance, est généralement très apprécié. Il est utile aux nouveaux comme mise à niveau d'information, ou aux absents, qui souvent le demandent. Ce peut être une simple prise de notes fidèles, exhaustives et lisibles, photocopiées ; mais la linéarité, parfois l'allusion, manquent de cohérence. Ou une véritable synthèse travaillée, tellement travaillée que parfois on ne s'y reconnaît plus.
Un compte rendu écrit fait sérieux. Par lui une discussion orale fait mémoire et trace, prend la dignité de l'écrit, sur lequel on peut revenir, et réfléchir à tête reposée. C'est un document de référence, où les individus peuvent retrouver leur position, et le groupe accéder à une image de son travail collectif. La bonne synthèse est celle dans laquelle on se reconnaît, et qui a construit le maximum d'intelligibilité par rapport au sujet : le groupe à la lire se sent conforté, intelligent. C'est un élément de cohésion groupal, où les intervenants se sentent membres d'un intellectuel collectif, et le groupe producteur d'idées.
Nous avons institué dans notre groupe un synthétiseur. Assis à la gauche de l'animateur, il a comme fonction d'aider le groupe à progresser et réfléchir, en lui renvoyant sa production intellectuelle oralement à mi-parcours et à la fin, puis par écrit. Cette institutionnalisation permet de comprendre les processus mentaux à l'œuvre dans la logique de cette fonction. Il est silencieux, non engagé dans la discussion. Il n'a pas à se demander ce qu'il pense lui-même, s'il va le dire, comment il va le dire,
construire sa propre pensée au fil des interventions ou des interactions, dans la logique du participant. Il n'a pas à animer la séance, à répartir la parole. Il se tient à distance de sa propre pensée, d'autrui et du groupe. Son rôle est d'écouter attentivement les interventions sur le fond, chaque intervention dans son intégralité, et toutes les interventions, pour en tirer la quintessence sur le contenu. De les relier entre elles et par rapport à la problématique, en notant les apports successifs, les évolutions, les acquis. Il note pour garder trace, soucieux moins de l'observable par la vue que des idées par l'ouïe. Il doit combiner une notation linéaire avec une structuration progressive des idées entre elles et par rapport au sujet ( D'où l'intérêt d'une pause avant la synthèse partielle de milieu de séance). La notation linéaire suppose qu'il entende tout. La structuration progressive qu'il utilise une part de son énergie à revenir sur ce qu'il a noté pour comparaison, classification (ce qui tend à lui faire perdre de l'information sur l'intervention présente !)... Avoir réfléchi au sujet avant peut lui donner un cadre préconstruit, avec un système de notation, dans lequel il va classer au fur et à mesure. L'art de la synthèse est ainsi de se donner un pré-cadre, puis de noter en classant linéairement fidèlement tout en restructurant le pré-cadre primitif. Car rien n'est plus frustrant qu'une synthèse brillante, mais où l'on ne reconnaît rien de ce qui a été dit . Ou une redite plate et chronologique de ce que l'on a déjà entendu, qui redouble inutilement sans construire du lien, de la cohérence, du sens...

d-La co-animation est de ce point de vue intéressante, à partir du moment où l'on sait bien répartir les rôles, et fonctionne en synergie. Car l'animateur d'un débat philosophique est en surcharge cognitive : il doit à la fois investir l'espace, rappeler des règles et les faire respecter, proposer des procédures, lancer le débat, donner la parole et la faire circuler, recentrer la discussion, veiller à sa progression, reformuler les interventions, faire des synthèses, interpeller le groupe et les participants, réguler les processus de groupe, gérer le temps, être un garant communicationnel, à la fois technique, intellectuel et éthique, etc. Il est bon de pouvoir partager et répartir ces diverses fonctions, qui ont chacune leur logique et mobilisent à cet effet des processus mentaux spécifiques.
Nous fonctionnons pour notre part avec un animateur principal veillant à la régulation, la reformulation, la progression et le temps, assisté d'une répartitrice de la parole à droite, et un synthétiseur à gauche. Ce qui soulage chacune des fonctions exercées par les autres, mais implique une bonne synchronisation. La répartitrice de la parole n'intervient par exemple que sur la forme des débats : elle est de ce fait disponible pour repérer tous ceux qui lèvent la main, l'ordre dans lequel ils ont demandé la parole, les personnes qui la demandent pour la première fois (et qui auront priorité d'intervention).
Délesté de ces tâches qui impliquent une vision périphérique du groupe et une mémorisation particulière, mais aussi des notes sur ce qui se dit - assurées par le synthétiseur -, l'animateur peut se centrer exclusivement, par le regard et par l'ouïe, sur la personne qui parle présentement, ce qui accroît la qualité des reformulations à court terme. Inversement, le synthétiseur non impliqué dans l'animation, a le recul nécessaire pour capitaliser et structurer à moyen terme, avec l'appui de ses notes...
e) Un repére : les processus de pensée philosophique
Pour tenter d'impulser ou de garantir la philosophicité de la discussion, on peut s'appuyer sur les processus de pensée et les démarches intellectuelles que les recherches en didactique de la philosophie ont identifiés comme spécifiquement philosophiques6. Essaye-t-on dans le débat mené de :

1-conceptualiser des notions ? Le thème traité, exprimé dans son libellé par un mot, un couple de mots (" Violence et justice "), une affirmation, une question, une citation, etc., comprend toujours plusieurs termes, dont chacun est souvent, s'agissant du langage naturel, polysémique. Si l'on veut savoir de quoi l'on parle, et en faire l'objet d'un travail de pensée commun, il est souhaitable de préciser quel sens chacun donne aux mots, pour éviter les malentendus (fausses divergences et pseudo-consensus) et sur quelle interprétation provisoire le groupe va organiser la réflexion.
Ce travail du langage sur le langage devient réflexif quand on passe du simple sens lexical des mots (indispensable à la compréhension de tous et à la communication), à la précision de leur contenu conceptuel, qui est explicitation de l'impensé du langage ordinaire, pensée du discours, travail de conceptualisation, définition conceptuelle d'une notion, et pas seulement sémantique d'un terme (usage dans la langue et dans la phrase). Ce processus de conceptualisation interroge le sens commun des mots, organise intellectuellement des distinctions (ex : le désir n'est pas le besoin), des mises en relation (ex : le désir et le manque), des hiérarchisations ( Pour discuter, la raison , "c' est mieux " que la passion...). Il explicite notionnellement les présupposés (Dire que "le sida est un châtiment divin de l'homosexualité ", présuppose que Dieu existe, que l'homosexualité est un vice, et que le sida est une sanction morale).
2. Problématiser ? C'est-à-dire, quand il s'agit de notions, mettre en question telle attribution de sens proposée (ex : la liberté, est-ce vraiment "faire ce que l'on veut ? "). Quand il s'agit d'affirmation, s'interroger sur leur bien-fondé (Peut-on dire : "l'homme est libre absolument " ? ) : problématiser, c'est ici rendre problématique, au sens de douteux, ce qui est avancé comme évidence.
Quand il s'agit de relations entre notions, problématiser, c'est questionner la façon de les articuler entre elles (Si je mets le désir en relation avec la loi, dois-je penser qu'il y a tension entre ces notions, et par exemple que le deuxième va s'opposer au premier - ou le renforcer ?). Mais l'on peut aussi questionner la question ("Comment mériter son paradis ? " présuppose qu'il y a un paradis, mais le paradis existe-t-il ? Si on répond négativement, la première question n'a plus de sens, tout au moins dans une perspective instrumentale), ou déplacer la question, etc...
3. Argumenter rationnellement ? En s'adressant à une personne ou au groupe comme s'il s'agissait d'un auditoire universel, c'est-à-dire avec un raisonnement que devrait partager tout esprit critique ? Essaye-t-on de ne plus parler d'un point de vue trop particulier, traduisant l'intérêt ou la vision toujours très subjective, partielle, voire partiale, d'un individu ou d'un groupe ? Donne-t-on à sa parole le statut d'une conviction personnelle dûment fondée sur la réflexion (qui pense vraiment ce qu'elle exprime au lieu de se contenter d'affirmer ce qui vient à l'esprit) ? Et en même temps celui d'une hypothèse, soumise à la critique rationnelle d'autrui, et donc à (sa propre) révision, en cas de meilleur argument ? Deux conditions pour éprouver si ce que l'on dit est vrai...
Si au contraire un argument ou un raisonnement se donne comme définitif, indiscutable ; si l'affirmation en est dogmatique ; s'il cherche surtout à émouvoir, s'il est porté ad hominem (contre une personne) et non contre une idée ; s'il est intrinsèquement contradictoire ; s'il ne s'applique qu'à des cas particuliers ou généralisé abusivement, on est alors sur la pente doxologique, rhétorique ou sophistique.

f) Le rapport aux exemples et à l'expérience.
Dans cet effort nécessaire de rationalité, il est utile de clarifier le statut des exemples et de l'expérience personnelle, car ils arrivent tout naturellement dans les discussions collectives.
Un exemple ne peut jamais être un argument, car il est de l'ordre du particulier. On peut toujours opposer à un exemple un contre-exemple. Il peut par contre étayer une contre-argumentation, dans la mesure où il dénonce, par son existence polémique, une généralisation trop rapide (son caractère d'exception ruine toute prétention à l'universalité). Et il excelle dans l'illustration pédagogique d'une thèse, la concrétisation d'une pensée générale et abstraite, le point de départ d'une analogie...
De même une expérience personnelle, par sa singularité, est difficilement universalisable. Il lui faut mettre en évidence ce qu'elle peut avoir de commun avec autrui, pour rendre compte de l'humaine condition. Un exemple ou une expérience s'analysent, et fournissent à ce titre un matériau de conceptualisation et de problématisation, plus que d'argumentation. L'animateur de débat philosophique doit donc veiller à ce que l'on ne donne pas à l'expérience dans son unicité, ou à l'exemple dans sa particularité, un statut de preuve, mais celui de support pour une analyse éthique, politique, épistémologique , esthétique, phénoménologique, épistémologique, métaphysique... Car la discussion à partir d'exemples ou de récits personnels sans reprise réflexive peut soit se disperser, soit émouvoir, sans formalisation d'une pensée.

g) Le rapport à la culture (philosophique)
Reste un dernier point difficile. Quel rapport de la discussion philosophique au café par rapport à la culture (par exemple scientifique, littéraire, philosophique) ? Le public d'un café philosophique est hétérogène par l'âge, le statut professionnel, la formation acquise. Il y a mille manières de faire taire autrui sans lui couper la parole, et d'amener à s'autocensurer celui qui voudrait ou pourrait la prendre . être adulte avec assez d'expérience revendiquée pour laisser coi u n jeune au seuil de la vie. Parler haut, fort et tranchant, ce qui dissuade tout objecteur potentiel. Dire tellement mieux que moi ce que je pourrais dire. Avoir tellement 1u qu'à côté je ne peux dire que des bêtises. M'envoyer Platon, que je n'ai jamais ouvert, à la figure, de l'air de " vous voyez évidemment ce que je veux dire ". Ou m'objecter les dernières recherches sur la physique quantique...
On sait à quel point le niveau de langue (le registre soutenu par opposition au familier) et le rapport à la culture (universitaire, dominante) sont des "capitaux symboliques " (P. Bourdieu) dont le pouvoir de "distinction " sociale écrase de son "habitus" ceux qui ne sont pas de la même "classe" ( Etre d'une certaine classe = avoir la classe). Le café philosophique, d'un point de vue sociologique, pourrait facilement devenir le salon mondain d'une société démocratique : une république des beaux-parleurs publics appuyée sur la citation. Celle de lettrés qui, faute d'avoir le pouvoir politique, au rait celui de la parole dans et sur des groupes. Car tout lieu de parole est un lieu de pouvoir. Le café philosophique serait celui où prend le pouvoir celui qui " paraît " philosophe, par de grands mots et beaucoup de références.
C'est parce que je suis sensible à cette critique sociologique que je cherche les conditions du dialogue philosophique - et pas seulement mondain - au café. C'est ce quasi " terrorisme " intellectuel de la culture allusivement étalée que je tente d'éviter en m'interdisant, en tant qu'animateur, tout vocabulaire technique (du type mots en -isme), toute référence explicite à un auteur, un courant, une doctrine. C'est un exercice difficile quand on est professionnellement (dé-?)formé par la philosophie. Car on ne le sait que trop, l'animateur, par le style de ses interventions, donne le ton. J'ai cependant conscience (et intention), d'avoir un style " soutenu " dans mes reformulations, pour concentrer l'essentiel des discours.

L'animateur doit-il donc se placer - surtout quand il l'est professionnellement, et comme on le lui commande parfois, explicitement, à cause de son statut -, en expert sur le contenu de la discipline philosophique, avec le recours à ses champs conceptuels, ses problématiques classiques, sa tradition historique ? Ou doit-il être seulement le garant de processus philosophiques de pensée discussionnels ? C'est un débat dont les réponses vont orienter dans les échanges le rapport à la culture.
S'agit-il de démontrer, comme le pense la majorité des philosophes, qu'on ne peut réellement philosopher qu'à partir et avec les grands auteurs, à partir de l'immersion dans la tradition philosophique, en donnant envie de lire, avec des indications bibliographiques en fin de séance ?
Ou de tenter, comme le préconise M. Lipman, de philosopher avec les gens qui sont là, à un degré de culture et un niveau de langue donnés ? Sans autre présupposition que leur " être venu là " comme motivés par la soif du vrai, et donc déjà " amis de la sagesse " (et non pas sages !) ?
Il est vrai que reprendre, au cours d'une discussion sur le vrai, le juste ou le mal, des idées platoniciennes sans indiquer leur paternité, peut paraître intellectuellement malhonnête ou démagogiquement hypocrite. Mais si le langage a été simple, la pensée claire et les idées comprises, pourquoi ne pas s'en tenir là, et surimposer la référence, comme si l'on avait besoin de la caution d'une autorité ou du label d'homme cultivé (Car ce sera bien ainsi que la référence risque d'être perçue, quelle que soit l'intention de l'émetteur).
Il nous semble souhaitable, en tout état de cause, de bannir toute allusion codée, clin d'œil au sous-groupe des quelques initiés de la salle, et exclusion de tous les autres. Citer un auteur ne peut avoir de sens, dans le cadre de la progression d'une discussion, que si on explique brièvement et simplement ce dont on parle, pour que le groupe puisse se saisir intellectuellement de cet apport. En fait, tout est une question de dosage, et de prise en compte de la composition du public. Ce qu'il faut anticiper, c'est l'effet excluant d'un sous-groupe de gens trop apparemment marqués par leur langage ou leurs références. L'animateur peut alors banaliser ces interventions - au demeurant parfois fort riches - et atténuer leurs " effets de sens, comme effets de force ", par des reformulations explicitantes brèves et claires, et par la valorisation du contenu d'autres types d'intervenants...

CONCLUSION : LE CAFÉ PHILOSOPHIQUE, UN PARI SUR LA
RAISON COMMUNICATIONNELLE

Nous pensons que la discussion philosophique, par la recherche sincère et collective du vrai, par l'éthique communicationnelle qu'elle développe ( Respect d'autrui, goût pour la sociabilité cognitive, maîtrise de l'émotivité intersubjective réactive ...), par la rationalité de l'argumentation qu'implique l'universalité de son auditoire et l'universalisation de sa visée, prémunit contre la soumission intellectuelle à l'Autorité et aux pouvoirs illégitimes, la démagogie doxologique des médias et des politiciens, la manipulation sophistique des beaux-parleurs et des publicitaires. En ce sens, sa pratique est un garant pour la démocratie, pour la qualité du débat qui doit fonder la vie publique. Le café philosophique peut ainsi représenter un instituant social, qui étaye modestement une citoyenneté aujourd'hui incertaine. Ceux qui se désespèrent de son niveau occultent que par définition, des non-spécialistes ne peuvent tenir colloque : Socrate ne disputait pas qu'avec ses collègues sophistes. Il redescendait sans arrêt dans la caverne, pour discuter le coup dans la rue, par exemple avec Ménon l'esclave.
Faut-il pour autant " s'autoriser soi-même ", comme le psychanalyste, à ouvrir pignon philosophique sur rue ? Une lucidité sur sa pratique ici s'impose, qui ne peut faire l'économie de l'analyse : animer un café philosophique, c'est s'interroger sur ce qu'est une discussion philosophique. Non qu'il faille être philosophe, ou professeur de philosophie, c'est-à-dire avoir un label, pour s'y risquer. Mais parce que philosopher, c'est tenter de se connaître soi-même, et de penser ce que l'on fait. Echanger philosophiquement avec d'autres ne fera jamais l'économie de la présence et du face à face de la pensée avec elle-même, dans la solitude du penser par soi-même. Mais cela peut y aider. De même, c'est autre chose que d'écrire sa pensée, par le long et patient travail du concept dans la ciselure d'un discours raturé qui fait trace. Ou de construire philosophiquement le sens de la lecture d'un grand texte. Mais ce n'est pas contradictoire. C'est largement complémentaire. Car nombreux sont les chemins du philosopher pour qui commence à oser penser. Le café philosophique peut être une de ses opportunités qui poussent à l'audace. Quand la mode en vient à la discussion sur les problèmes essentiels, j'aime l'écume d'un éphémère qui vient de loin, et durera encore longtemps...

Michel TOZZI
Animateur d'un café philosophique à Narbonne

Notes

1- Nous n'appelons pas dialogue une succession de longs monologues, comme dans le Banquet de Platon, mais une suite d'interactions verbales.
2 Des philosophes comme Searles ou Habermas nous semblent des référents philosophiques utiles pour penser aujourd'hui le concept de ., discussion philosophique ".
3 D'où le nom de l'ouvrage de M. Sautet, Un café pour Socrate, R. Laffont, 1995.
4 Socrate, Voltaire, Kierkegaard, Nietzsche, etc. ont largement pratiqué l'ironie, la torpille ou le coup de marteau. Mais c'est un genre philosophique difficile à manier dans l'interaction verbale, qui engendre des réactions affectives défensives. L'éthique communicationnelle d'Habermas nous semble plus opérationnelle.
5 Sauf si l'animation est à base de provocation, ce qui est toujours psycho et socio-affectivement complexe à gérer.
6 Par exemple Tozzi M., Vers une didactique de l'apprentissage du philosopher, Doctorat, Lyon Il , 1992.

 

 

 

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