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Une pratique sociale nouvelle de référence :
le café philosophique

par Michel Tozzi

 

Paru dans l'Incendiaire n°50, février 1998
8 pages



Résumé

suite et fin du feuilleton de Mr Tozzi

 

Sommaire rapide


f. Réguler les Interactions verbales et le climat du groupe
Un café philosophique attire un public relativement hétérogène, par l'âge, les catégories socioprofessionnelles, l'itinéraire personnel notamment. D'où des lieux, des niveaux, des styles de parole divers. Richesse de l'échange, entre lycéens de terminale, étudiants dans les villes universitaires, enseignants, professionnels du social, cadres, retraités, etc. Mais cette diversité doit converger vers un genre discussionnel philosophique.
Or peuvent émerger, suivant le lieu, les sujets, les participants, le cadre de l'animation, un témoignage affectivement impliqué, une intervention névrotique, un étalage narcissique, un mysticisme inspiré, un militantisme syndical, un prosélytisme religieux ou politique, de la provocation verbale, de l'altercation duelle... Ou des opinions tranchées, des convictions dogmatiques, des jugements de valeur réprobateurs, des attitudes condescendantes. D'où des murmures collectifs, un climat socio-affectif soudain, des réactions individuelles vives...
L'animateur est alors garant du cadre, des règles et du projet collectif. Comment réguler un climat délétère ou des interactions qui dérapent ? Réguler, c'est gérer sur le plan psycho-sociologique de l'effervescence groupale, sur le plan psycho-affectif de l'émotion, sur le plan éthique de l'intolérance.
En ce qui concerne les interactions duelles à dérive socio-affective (confrontation d'idées virant au conflit de personnes), il est plus facile à l'animateur de se poser en tiers médiateur extérieur, que d'être lui-même impliqué ou de s'impliquer dans la relation, faute de quoi il n'y a plus dans le groupe d'instance arbitrale.
Mais si tel est le cas, il est souhaitable que celui-ci prenne rapidement conscience qu'il s'enfonce dans l'implication, et se décentre de sa relation privilégiée, par exemple en sortant du débat par une question posée à l'assistance globale, qui redistribue autrement la communication, dans la direction d'une animation plus distanciée, répartitive de parole sans intervention provisoire sur le fond5
Dans le premier cas, il faut calmer le jeu, par exemple : en demandant nominativement et successivement à chaque interlocuteur (ce qui casse leur face à face) d'argumenter devant le groupe, ou en s'adressant à l'animateur, sa position (Exigence d'une parole plus rationalisée et moins affective, changeant d'interlocuteur) ; ou bien en reformulant posément soi-même, et sans prendre parti, les deux thèses objectivement en présence (Reflux socio-affectif vers le socio-cognitif) et en demandant à d'autres participants (Restructuration de la communication) comment ils se situent (par rapport à des positions, et non à des personnes).
Face à l'effervescence d'un groupe, il peut être utile de rester en recul sur le fond, de reformuler les interventions le plus objectivement possible, et sans jugement de valeur, de ne donner explicitement raison à personne, tout en valorisant chaque intervention, mais moins dans son contenu que dans son effectuation d'un droit à l'expression. Toute gestion de l'émotion d'un groupe implique un travail sur soi : le calme apparent, le rappel à la fois ferme et souriant des règles du jeu ont des effets pacifiants.
Est-ce à dire que l'animateur ne doit pas intervenir sur le fond ? Non bien sûr, mais il doit (re-) trouver de la distance par rapport à lui et au groupe dans les mini-phases de crise. De manière plus générale, l'objection sur le mode du questionnement plus que sur l'affirmation d'une antithèse met davantage en démarche réflexive, au lieu d'engendrer des réactions défensives. L'usage du conditionnel, le statut d'hypothèses de travail donné à ses affirmations, sont propices à instaurer un climat de recherche, plus qu'à provoquer des confrontations tranchées, et souvent stériles.
Il faut ici réfléchir aux attitudes, dispositifs, règles de fonctionnement qui à la fois désamorcent l'agressivité, favorisent l'écoute et un travail intellectuel personnel porté par la confiance, au lieu d'être parasité par une affectivité réactive, qui ferme l'accueil d'idées dérangeantes et renforce les préjugés. Car la contradiction socio-cognitive n'est motrice que dans un climat qui prédispose, par son orientation vers la recherche, l'intégration dialectique. C'est l'idée régulatrice de " communauté de recherche ", où l'on apprend à semer dans sa conviction un grain d'incertitude, et à s'ouvrir aux pensées adverses.
Entendons-nous bien : réguler, ce n'est pas atténuer les désaccords pour aboutir à des consensus mous. Ou détourner des confrontations pour éviter ce qui fâche. Mais nous pensons que c'est le consensus socio-affectif au niveau d'un groupe qui donne toute son heuristique au conflit socio-cognitif, qui est éducation à l'altérité, à la nuance, à la complexité. Calmer les passions n'est pas scotomiser la sensibilité : c'est rendre possible la porosité à d'autres visions du monde. Lutter contre le dogmatisme n'est pas sombrer dans le relativisme, mais avoir la pensée modeste devant l'opacité du réel.


3. ANIMER PHILOSOPHIQUEMENT UN DÉBAT

Par rapport aux considérations précédentes concernant plutôt les procédures et les processus, nous voudrions approfondir quelques points touchant davantage au fond.

a) veiller à une progression du débat
Une fois le sujet lancé, la discussion doit avancer sur le contenu proposé. Mais qu'est-ce qu'" avancer " dans un débat philosophique ? La réponse est plus simple quand le thème arrive sous forme de question : progresser c'est tenter de résoudre un problème, une difficulté de pensée, explorer intellectuellement les diverses solutions possibles, développer leur fondement. Ce peut être aussi dépasser dialectiquement des thèses contradictoires apparues, ou faire dans la nuance, examiner des cas, des conditions à réaliser. C'est peut-être aussi conclure à l'aporie, ou, on y pense moins souvent, déplacer la question, contester sa formulation...
Lorsqu'il s'agit d'une notion (ex : le malentendu) on peut aller vers une définition, analyser des exemples, formuler les problèmes qu'elle soulève. Quand il y a deux notions (ex : démocratie et discussion), ou deux expressions (ex : penser sa vie et vivre sa pensée), on peut tenter de définir les termes, voir la ou les significations que chacun acquiert au contact de l'autre, penser leur relation à travers les questions que celle-ci soulève... Lorsqu'il s'agit d'une formule (ex . vivre au présent), ou d'une citation, interroger ses présupposés et conséquences, formuler des accords ou des désaccords...
Dans tous les cas, ce que l'on peut attendre d'une discussion philosophique, c'est un cheminement. Tourner en rond serait intellectuellement contre-productif. Or le participant 1ambda peut être beaucoup plus préoccupé de dire ce qu'il pense ou d'élaborer en écoutant les autres sa propre pensée, que de veiller à la progression collective du débat. Comment l'animateur peut-il faciliter celle-ci ?
Poser clairement le problème au départ peut donner un objet commun de travail au groupe. Utiliser son pouvoir d'animateur pour recentrer la discussion lorsqu'on part sur une autre question, verse dans le secondaire ou l'anecdotique, perd de vue le sujet, est utile. Le thème peut d'ailleurs être écrit en gros derrière l'animateur, qui peut y renvoyer périodiquement par le geste ou la voix. Celui-ci peut toujours formuler une question qui ramène à l'essentiel est relance en réorientant.
Il peut aussi organiser la discussion, en proposant un plan, un ordre des questions ou des niveaux à aborder, des termes à définir, des parties successives, cadrées dans le temps (contrat thématique et temporel de progression). Il y a aussi un bon moyen de scander une progression : la reformulation.

b) Reformuler
Le débat ne peut progresser que si les interventions se situent par rapport au sujet, et interagissent cognitivement. L'animateur doit garantir cette cohérence. Or, certaines prises de parole peuvent être plus ou moins obscure : il s'agit par la reformulation de clarifier ce qui vient d'être dit pour le groupe, à partir de ce que l'on pense avoir compris. D'autres peuvent être longues : il s'agit alors de reprendre en une phrase ou deux, de résumer. Clarifier et synthétiser maintiennent une trame de lisibilité entre les discours entendus, sans laquelle beaucoup d'informations se perdraient. La simple succession de discours ne fait pas sens, et surtout progression.
L'intérêt de la reformulation par l'animateur est de situer chaque Intervention par rapport aux précédentes, de construire des liens logiques dans leur mise en rapport (Approfondissement, nuance, contradiction, changement de niveau, de registre, léger déplacement de la question, apport nouveau, etc.) et surtout de mettre en relation ces prises de parole avec le sujet, pour faire en permanence l'état présent de la problématique, en pointant les étapes de son évolution.
Exercice difficile que de rester dans le cadre de la question posée, de garder en mémoire le contenu des interventions, d'écouter intensément pour reproduire fidèlement, tout en tenant un métadiscours comme fil conducteur. Reformuler, c'est reprendre ce qui vient d'être dit, mais sans paraphraser, en apportant un plus : la clarté, la brièveté, la mise en relation, et la qualité de l'expression qui fait choc réflexif.
Reformuler impose au groupe un rythme assez lent, puisqu'on revient sur le dit, au lieu d'interagir directement. D'autant plus lent que les interventions se font dans un ordre d'inscription. Cela a des avantages : narcissiser l'interlocuteur par la prise en considération de sa parole, lui renvoyer un miroir qualitativement consistant, passer d'une parole individuelle à un bien de pensée publiquement proposé, laisser précisément du temps à la réflexion par une double énonciation du même message, mettre chaque interlocuteur à égalité de dignité.
Cela peut aussi avoir des inconvénients : une certaine lourdeur, un fort guidage, un poids de la parole de l'animateur important par rapport à la totalité du temps disponible. La reformulation à chaud ne peut rendre compte de tout, peut être contestée par l'interlocuteur, ce qui le relance, surtout si on le regarde en reformulant (Il vaut mieux reformuler une position en s'adressant au groupe). Doit-on (trop) coller à ce qui a été dit ? On peut laisser passer quelques interventions et reformuler seulement alors, pour qu'on sente qu'il y a eu cheminement réel du groupe, plus que construit par l'animateur au fur et à mesure...
Mais un débat sans reformulation risque de donner une impression de décousu, de rapporté, surtout avec un numéro d'inscription pour les interventions. Face à la dispersion, elle est un fil d'Ariane, un garant de cohérence. Lorsqu'elle est plus développée et espacée, il s'agit d'une véritable synthèse.
c) Synthétiser
Une reformulation synthétise une intervention. Après plusieurs interventions, c'est une mini-synthèse. Une discussion se déroule chronologiquement, dans le temps. Comme lui elle est irréversible. On ne peut l'arrêter en cours de route pour réfléchir, ou revenir en arrière comme avec une vidéo. Seule la mémoire peut éviter la perte, car " les paroles s'envolent ".
La synthèse est un moyen d'arrêter le temps, de faire le point, de revenir sur le passé et d'orienter l'avenir. C'est une pause structurante qui fait avancer parce qu'elle stoppe : elle enregistre ou élabore le cheminement passé, construit du sens et de la cohérence, introduit du logique dans le chronologique, permet de rebondir. Synthétiser c'est capitaliser, mettre en relation les interventions entre elles et par rapport au sujet traité. Elle peut rendre compte chronologiquement, si la logique n'en souffre pas, ou reconstruire si nécessaire, mais en partant du dit, qui sera reconnu comme tel.
Il peut y avoir des synthèses partielles, par exemple une à mi parcours, après une pause, et une synthèse finale à chaud. Elles peuvent être orales, ou écrites a posteriori.
L'intérêt d'une synthèse partielle à mi parcours est de faire, au bout d'une heure, l'état du débat, soit diachroniquement pour montrer comment le débat a évolué, et le groupe cheminé, soit synchroniquement, pour rassembler les différentes positions et leur argumentation, ou les différentes voies d'exploration du problème. Ce peut être alors un tremplin pour la suite de la discussion : voilà ce que vous avez dit, c'est intéressant, on ne va pas y revenir ; il faut maintenant aller plus loin, ou ailleurs...
Le compte rendu écrit, distribué à la prochaine séance, est généralement très apprécié. Il est utile aux nouveaux comme mise à niveau d'information, ou aux absents, qui souvent le demandent. Ce peut être une simple prise de notes fidèles, exhaustives et lisibles, photocopiées ; mais la linéarité, parfois l'allusion, manquent de cohérence. Ou une véritable synthèse travaillée, tellement travaillée que parfois on ne s'y reconnaît plus.
Un compte rendu écrit fait sérieux. Par lui une discussion orale fait mémoire et trace, prend la dignité de l'écrit, sur lequel on peut revenir, et réfléchir à tête reposée. C'est un document de référence, où les individus peuvent retrouver leur position, et le groupe accéder à une image de son travail collectif. La bonne synthèse est celle dans laquelle on se reconnaît, et qui a construit le maximum d'intelligibilité par rapport au sujet : le groupe à la lire se sent conforté, intelligent. C'est un élément de cohésion groupal, où les intervenants se sentent membres d'un intellectuel collectif, et le groupe producteur d'idées.
Nous avons institué dans notre groupe un synthétiseur. Assis à la gauche de l'animateur, il a comme fonction d'aider le groupe à progresser et réfléchir, en lui renvoyant sa production intellectuelle oralement à mi-parcours et à la fin, puis par écrit. Cette institutionnalisation permet de comprendre les processus mentaux à l'œuvre dans la logique de cette fonction. Il est silencieux, non engagé dans la discussion. Il n'a pas à se demander ce qu'il pense lui-même, s'il va le dire, comment il va le dire,
construire sa propre pensée au fil des interventions ou des interactions, dans la logique du participant. Il n'a pas à animer la séance, à répartir la parole. Il se tient à distance de sa propre pensée, d'autrui et du groupe. Son rôle est d'écouter attentivement les interventions sur le fond, chaque intervention dans son intégralité, et toutes les interventions, pour en tirer la quintessence sur le contenu. M

 

 

 

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