

|
f. Réguler les Interactions verbales et le climat du groupe
Un café philosophique attire un public relativement hétérogène,
par l'âge, les catégories socioprofessionnelles, l'itinéraire
personnel notamment. D'où des lieux, des niveaux, des styles de
parole divers. Richesse de l'échange, entre lycéens de terminale,
étudiants dans les villes universitaires, enseignants, professionnels
du social, cadres, retraités, etc. Mais cette diversité
doit converger vers un genre discussionnel philosophique.
Or peuvent émerger, suivant le lieu, les sujets, les participants,
le cadre de l'animation, un témoignage affectivement impliqué,
une intervention névrotique, un étalage narcissique, un
mysticisme inspiré, un militantisme syndical, un prosélytisme
religieux ou politique, de la provocation verbale, de l'altercation duelle...
Ou des opinions tranchées, des convictions dogmatiques, des jugements
de valeur réprobateurs, des attitudes condescendantes. D'où
des murmures collectifs, un climat socio-affectif soudain, des réactions
individuelles vives...
L'animateur est alors garant du cadre, des règles et du projet
collectif. Comment réguler un climat délétère
ou des interactions qui dérapent ? Réguler, c'est gérer
sur le plan psycho-sociologique de l'effervescence groupale, sur le plan
psycho-affectif de l'émotion, sur le plan éthique de l'intolérance.
En ce qui concerne les interactions duelles à dérive socio-affective
(confrontation d'idées virant au conflit de personnes), il est
plus facile à l'animateur de se poser en tiers médiateur
extérieur, que d'être lui-même impliqué ou de
s'impliquer dans la relation, faute de quoi il n'y a plus dans le groupe
d'instance arbitrale.
Mais si tel est le cas, il est souhaitable que celui-ci prenne rapidement
conscience qu'il s'enfonce dans l'implication, et se décentre de
sa relation privilégiée, par exemple en sortant du débat
par une question posée à l'assistance globale, qui redistribue
autrement la communication, dans la direction d'une animation plus distanciée,
répartitive de parole sans intervention provisoire sur le fond5
Dans le premier cas, il faut calmer le jeu, par exemple : en demandant
nominativement et successivement à chaque interlocuteur (ce qui
casse leur face à face) d'argumenter devant le groupe, ou en s'adressant
à l'animateur, sa position (Exigence d'une parole plus rationalisée
et moins affective, changeant d'interlocuteur) ; ou bien en reformulant
posément soi-même, et sans prendre parti, les deux thèses
objectivement en présence (Reflux socio-affectif vers le socio-cognitif)
et en demandant à d'autres participants (Restructuration de la
communication) comment ils se situent (par rapport à des positions,
et non à des personnes).
Face à l'effervescence d'un groupe, il peut être utile de
rester en recul sur le fond, de reformuler les interventions le plus objectivement
possible, et sans jugement de valeur, de ne donner explicitement raison
à personne, tout en valorisant chaque intervention, mais moins
dans son contenu que dans son effectuation d'un droit à l'expression.
Toute gestion de l'émotion d'un groupe implique un travail sur
soi : le calme apparent, le rappel à la fois ferme et souriant
des règles du jeu ont des effets pacifiants.
Est-ce à dire que l'animateur ne doit pas intervenir sur le fond
? Non bien sûr, mais il doit (re-) trouver de la distance par rapport
à lui et au groupe dans les mini-phases de crise. De manière
plus générale, l'objection sur le mode du questionnement
plus que sur l'affirmation d'une antithèse met davantage en démarche
réflexive, au lieu d'engendrer des réactions défensives.
L'usage du conditionnel, le statut d'hypothèses de travail donné
à ses affirmations, sont propices à instaurer un climat
de recherche, plus qu'à provoquer des confrontations tranchées,
et souvent stériles.
Il faut ici réfléchir aux attitudes, dispositifs, règles
de fonctionnement qui à la fois désamorcent l'agressivité,
favorisent l'écoute et un travail intellectuel personnel porté
par la confiance, au lieu d'être parasité par une affectivité
réactive, qui ferme l'accueil d'idées dérangeantes
et renforce les préjugés. Car la contradiction socio-cognitive
n'est motrice que dans un climat qui prédispose, par son orientation
vers la recherche, l'intégration dialectique. C'est l'idée
régulatrice de " communauté de recherche ", où
l'on apprend à semer dans sa conviction un grain d'incertitude,
et à s'ouvrir aux pensées adverses.
Entendons-nous bien : réguler, ce n'est pas atténuer les
désaccords pour aboutir à des consensus mous. Ou détourner
des confrontations pour éviter ce qui fâche. Mais nous pensons
que c'est le consensus socio-affectif au niveau d'un groupe qui donne
toute son heuristique au conflit socio-cognitif, qui est éducation
à l'altérité, à la nuance, à la complexité.
Calmer les passions n'est pas scotomiser la sensibilité : c'est
rendre possible la porosité à d'autres visions du monde.
Lutter contre le dogmatisme n'est pas sombrer dans le relativisme, mais
avoir la pensée modeste devant l'opacité du réel.
3. ANIMER PHILOSOPHIQUEMENT UN DÉBAT
Par rapport aux considérations précédentes concernant
plutôt les procédures et les processus, nous voudrions approfondir
quelques points touchant davantage au fond.
a) veiller à une progression du débat
Une fois le sujet lancé, la discussion doit avancer sur le contenu
proposé. Mais qu'est-ce qu'" avancer " dans un débat
philosophique ? La réponse est plus simple quand le thème
arrive sous forme de question : progresser c'est tenter de résoudre
un problème, une difficulté de pensée, explorer intellectuellement
les diverses solutions possibles, développer leur fondement. Ce
peut être aussi dépasser dialectiquement des thèses
contradictoires apparues, ou faire dans la nuance, examiner des cas, des
conditions à réaliser. C'est peut-être aussi conclure
à l'aporie, ou, on y pense moins souvent, déplacer la question,
contester sa formulation...
Lorsqu'il s'agit d'une notion (ex : le malentendu) on peut aller vers
une définition, analyser des exemples, formuler les problèmes
qu'elle soulève. Quand il y a deux notions (ex : démocratie
et discussion), ou deux expressions (ex : penser sa vie et vivre sa pensée),
on peut tenter de définir les termes, voir la ou les significations
que chacun acquiert au contact de l'autre, penser leur relation à
travers les questions que celle-ci soulève... Lorsqu'il s'agit
d'une formule (ex . vivre au présent), ou d'une citation, interroger
ses présupposés et conséquences, formuler des accords
ou des désaccords...
Dans tous les cas, ce que l'on peut attendre d'une discussion philosophique,
c'est un cheminement. Tourner en rond serait intellectuellement contre-productif.
Or le participant 1ambda peut être beaucoup plus préoccupé
de dire ce qu'il pense ou d'élaborer en écoutant les autres
sa propre pensée, que de veiller à la progression collective
du débat. Comment l'animateur peut-il faciliter celle-ci ?
Poser clairement le problème au départ peut donner un objet
commun de travail au groupe. Utiliser son pouvoir d'animateur pour recentrer
la discussion lorsqu'on part sur une autre question, verse dans le secondaire
ou l'anecdotique, perd de vue le sujet, est utile. Le thème peut
d'ailleurs être écrit en gros derrière l'animateur,
qui peut y renvoyer périodiquement par le geste ou la voix. Celui-ci
peut toujours formuler une question qui ramène à l'essentiel
est relance en réorientant.
Il peut aussi organiser la discussion, en proposant un plan, un ordre
des questions ou des niveaux à aborder, des termes à définir,
des parties successives, cadrées dans le temps (contrat thématique
et temporel de progression). Il y a aussi un bon moyen de scander une
progression : la reformulation.
b) Reformuler
Le débat ne peut progresser que si les interventions se situent
par rapport au sujet, et interagissent cognitivement. L'animateur doit
garantir cette cohérence. Or, certaines prises de parole peuvent
être plus ou moins obscure : il s'agit par la reformulation de clarifier
ce qui vient d'être dit pour le groupe, à partir de ce que
l'on pense avoir compris. D'autres peuvent être longues : il s'agit
alors de reprendre en une phrase ou deux, de résumer. Clarifier
et synthétiser maintiennent une trame de lisibilité entre
les discours entendus, sans laquelle beaucoup d'informations se perdraient.
La simple succession de discours ne fait pas sens, et surtout progression.
L'intérêt de la reformulation par l'animateur est de situer
chaque Intervention par rapport aux précédentes, de construire
des liens logiques dans leur mise en rapport (Approfondissement, nuance,
contradiction, changement de niveau, de registre, léger déplacement
de la question, apport nouveau, etc.) et surtout de mettre en relation
ces prises de parole avec le sujet, pour faire en permanence l'état
présent de la problématique, en pointant les étapes
de son évolution.
Exercice difficile que de rester dans le cadre de la question posée,
de garder en mémoire le contenu des interventions, d'écouter
intensément pour reproduire fidèlement, tout en tenant un
métadiscours comme fil conducteur. Reformuler, c'est reprendre
ce qui vient d'être dit, mais sans paraphraser, en apportant un
plus : la clarté, la brièveté, la mise en relation,
et la qualité de l'expression qui fait choc réflexif.
Reformuler impose au groupe un rythme assez lent, puisqu'on revient sur
le dit, au lieu d'interagir directement. D'autant plus lent que les interventions
se font dans un ordre d'inscription. Cela a des avantages : narcissiser
l'interlocuteur par la prise en considération de sa parole, lui
renvoyer un miroir qualitativement consistant, passer d'une parole individuelle
à un bien de pensée publiquement proposé, laisser
précisément du temps à la réflexion par une
double énonciation du même message, mettre chaque interlocuteur
à égalité de dignité.
Cela peut aussi avoir des inconvénients : une certaine lourdeur,
un fort guidage, un poids de la parole de l'animateur important par rapport
à la totalité du temps disponible. La reformulation à
chaud ne peut rendre compte de tout, peut être contestée
par l'interlocuteur, ce qui le relance, surtout si on le regarde en reformulant
(Il vaut mieux reformuler une position en s'adressant au groupe). Doit-on
(trop) coller à ce qui a été dit ? On peut laisser
passer quelques interventions et reformuler seulement alors, pour qu'on
sente qu'il y a eu cheminement réel du groupe, plus que construit
par l'animateur au fur et à mesure...
Mais un débat sans reformulation risque de donner une impression
de décousu, de rapporté, surtout avec un numéro d'inscription
pour les interventions. Face à la dispersion, elle est un fil d'Ariane,
un garant de cohérence. Lorsqu'elle est plus développée
et espacée, il s'agit d'une véritable synthèse.
c) Synthétiser
Une reformulation synthétise une intervention. Après plusieurs
interventions, c'est une mini-synthèse. Une discussion se déroule
chronologiquement, dans le temps. Comme lui elle est irréversible.
On ne peut l'arrêter en cours de route pour réfléchir,
ou revenir en arrière comme avec une vidéo. Seule la mémoire
peut éviter la perte, car " les paroles s'envolent ".
La synthèse est un moyen d'arrêter le temps, de faire le
point, de revenir sur le passé et d'orienter l'avenir. C'est une
pause structurante qui fait avancer parce qu'elle stoppe : elle enregistre
ou élabore le cheminement passé, construit du sens et de
la cohérence, introduit du logique dans le chronologique, permet
de rebondir. Synthétiser c'est capitaliser, mettre en relation
les interventions entre elles et par rapport au sujet traité. Elle
peut rendre compte chronologiquement, si la logique n'en souffre pas,
ou reconstruire si nécessaire, mais en partant du dit, qui sera
reconnu comme tel.
Il peut y avoir des synthèses partielles, par exemple une à
mi parcours, après une pause, et une synthèse finale à
chaud. Elles peuvent être orales, ou écrites a posteriori.
L'intérêt d'une synthèse partielle à mi parcours
est de faire, au bout d'une heure, l'état du débat, soit
diachroniquement pour montrer comment le débat a évolué,
et le groupe cheminé, soit synchroniquement, pour rassembler les
différentes positions et leur argumentation, ou les différentes
voies d'exploration du problème. Ce peut être alors un tremplin
pour la suite de la discussion : voilà ce que vous avez dit, c'est
intéressant, on ne va pas y revenir ; il faut maintenant aller
plus loin, ou ailleurs...
Le compte rendu écrit, distribué à la prochaine séance,
est généralement très apprécié. Il
est utile aux nouveaux comme mise à niveau d'information, ou aux
absents, qui souvent le demandent. Ce peut être une simple prise
de notes fidèles, exhaustives et lisibles, photocopiées
; mais la linéarité, parfois l'allusion, manquent de cohérence.
Ou une véritable synthèse travaillée, tellement travaillée
que parfois on ne s'y reconnaît plus.
Un compte rendu écrit fait sérieux. Par lui une discussion
orale fait mémoire et trace, prend la dignité de l'écrit,
sur lequel on peut revenir, et réfléchir à tête
reposée. C'est un document de référence, où
les individus peuvent retrouver leur position, et le groupe accéder
à une image de son travail collectif. La bonne synthèse
est celle dans laquelle on se reconnaît, et qui a construit le maximum
d'intelligibilité par rapport au sujet : le groupe à la
lire se sent conforté, intelligent. C'est un élément
de cohésion groupal, où les intervenants se sentent membres
d'un intellectuel collectif, et le groupe producteur d'idées.
Nous avons institué dans notre groupe un synthétiseur. Assis
à la gauche de l'animateur, il a comme fonction d'aider le groupe
à progresser et réfléchir, en lui renvoyant sa production
intellectuelle oralement à mi-parcours et à la fin, puis
par écrit. Cette institutionnalisation permet de comprendre les
processus mentaux à l'uvre dans la logique de cette fonction.
Il est silencieux, non engagé dans la discussion. Il n'a pas à
se demander ce qu'il pense lui-même, s'il va le dire, comment il
va le dire,
construire sa propre pensée au fil des interventions ou des interactions,
dans la logique du participant. Il n'a pas à animer la séance,
à répartir la parole. Il se tient à distance de sa
propre pensée, d'autrui et du groupe. Son rôle est d'écouter
attentivement les interventions sur le fond, chaque intervention dans
son intégralité, et toutes les interventions, pour en tirer
la quintessence sur le contenu. M
|