Vers quelle
humanité ?
|
|
Paru dans l'Incendiaire
n°7,
avril-mai
1998
|
|
|
|
Pour Albert Jacquard, "nous sommes l'aboutissement d'un cheminement vers la complexité", avec nos milliards de neurones qui font notre supériorité sur tout animal. Mais ce cheminement n'est encore qu'un cheminement naturel ; notre réel "plus" est dans quelque chose de plus complexe encore que chacun d'entre nous: "l'humanité", que les hommes constituent à mesure qu'ils se lient les uns aux autres. Or nous allons plutôt vers l'inhumanité: la compétition est aujourd'hui considérée comme le moteur de notre société. Et Jacquard exulte: "l'émulation oui, la compétition non!" Faut dire que nous sommes à l'avant-veille de la parution de son dernier bouquin, où il raconte deux fables: la première met en scène la victoire des banquiers, la seconde celle de l'humain. Et de montrer du doigt ces banquiers qui monnayent tout, confondant ce qui est marchandise (les objets, la nourriture...) et ce qui ne l'est pas (la culture, l'humain...). Croire les banquiers, c'est ne plus croire en l'humanité: il y aura bientôt neuf milliards d'hommes sur notre petite planète; la terre pourrait bien nourrir neuf milliards d'agriculteurs du Bangladesh, mais seulement quelque centaines de millions d'Albert Jacquard. Les banquiers nous préparent à une énorme inégalité, très dangereuse pour l'humanité: il faudra que les plus riches soient très forts pour résister à la masse des citoyens paupérisés. Jacquard pense qu'une révolution se fera de toute façon, et qu'il vaut mieux la mener que la subir. À Pascal Hardy, persuadé que l'homme ne change pas, faisant allusion aux uvres d'Aristophane qui décrivait déjà les comportements humains d'aujourd'hui, et supposant qu'il faut seulement créer de nouveaux rapports, puisqu'on ne changera pas l'homme, Jacquard répond qu'il y a pourtant une nouveauté: l'énorme augmentation de notre pouvoir nous oblige à changer. On ne vit pas de la même façon qu'il y a cent ans quand notre population décuple. Marc Sautet est bien d'accord pour dire du mal des banquiers, mais ne vit pas dans le même monde que Jacquard: pour lui, la compétition n'est pas un fait nouveau, qui ferait reculer l'humanité se constituant aujourd'hui. Car la compétition est au fondement de l'humanité: archaïque, elle est bien antérieure à celle des hommes entre eux. Il y eut de tout temps une compétition des espèce les unes envers les autres; c'est parce que peu à peu nous avons asservi (ou éliminé) les autres espèces que la rivalité est au fondement même de notre existence humaine. En ce qui concerne les banquiers, souvenons nous qu'ils ont d'abord représenté la liberté de l'homme: vassal d'un seigneur qui le protégeait contre les barbares (ces hommes dont on disait qu'ils n'étaient encore que des animaux1), l'homme s'est humanisé dans la servitude. Or les serfs se sont affranchis grâce à l'argent. "Nous nous sommes asservis à une puissance qui nous a libérés." C'est le libre échange qui fait que les hommes ne sont plus liés à des seigneurs. Mais ils se doivent dorénavant de vénérer le dieu Or... qu'ils ne peuvent que servir! "La démocratie produit l'inverse de ce qu'elle promet": le libre-échange a paupérisé l'immense majorité des citoyens, le peuple, en voulant son bien, a fait son propre malheur. " L'homme blanc " a beau jeu, dès lors, de verser des larmes de crocodile en se rendant compte que l'immoralisme qu'il a répandu autour de lui va se retourner contre lui. La révolution, Marc la voit venir, lui aussi, mais sans nous: en parlant d'égalité, de partage, nous nous berçons de "leurres utopiques": pendant ce temps, le monde exclu et exploité jusqu'ici prépare sa revanche! Le temps que nous prenons pour le méditer, d'autres le prennent pour réagir: nous sommes donc comme le cycliste se regardant pédaler -et qui se casse la gueule. Comme l'a dit Gunter, c'était donc la conception même de l'homme qui était en jeu. Lui penchait pour rejoindre Marc: l'homme est un prédateur, originellement, donc fondamentalement. Reste à remplacer la compétition par la responsabilité (même par rapport aux autres espèces). C'est l'intérêt des plus riches mêmes: l'Africain que l'on dirait démuni dans sa brousse se paie le luxe de parler avec "les vieux", par exemple, tandis que les grands patrons stressés se retrouvent dans une véritable misère intellectuelle, n'ayant jamais que le temps de penser à l'avenir de leurs entreprises: les riches sont pauvres d'esprit -et pas libres pour autant, enchaînés qu'ils sont dans leurs préoccupations de riches, et devant toujours davantage se méfier des pauvres qui les menacent. Jacquard raconte alors qu'à Sao Polo des gosses de riches venus l'écouter étaient accompagnés de gardes du corps qui devraient les ramener chez eux au plus tôt: ceux-là vivent déjà en prison. Gunter s'exclame: "Est-ce ainsi que les hommes vivent!?" Grand moment. Je l'avoue entre nous, mon sang un peu trop froid ne s'est pas trop ému
quand il s'agissait pourtant de l'avenir de l'humanité. J'ai beau
aimer les hommes, je ne les aime pas tous ensemble: je ne parviens pas
à me faire une idée de leur totalité comme d'une
chose aimable, comme la chose la plus précieuse qui soit, à
toujours revaloriser, construire, préserver. Jacquard a défini
l'humain comme un "être de relation". Pour le faire comprendre,
il a évoqué sa colère (transmise en direct à
la TV) quand il a su que des C.R.S. bastonnaient des sans-logis dans une
église: à Casablanca, on l'arrête dans la rue pour
le remercier d'avoir manifesté son indignation. "Cette personne
qui m'a interpellé dans la rue, c'était un être humain".
C'est donc dans la reconnaissance, dans la réciprocité,
qu'Albert reconnaît l'humain. Cela m'oblige à considérer
qu'il y a des hommes à exclure de l'humanité (certains C.R.S.
par exemple, ou les milliers de personnes qui, à Casablanca, n'ont
pas arrêté Albert dans la rue), et que certaines des bêtes
en font partie. François HOUSSET "Les hommes éveillés n'ont qu'un monde, mais les hommes
endormis ont chacun leur monde." 1 "Si, comme on le dit, les hommes deviennent des dieux par excès
de vertu, c'est ce caractère que revêtira évidemment
la disposition opposée à la bestialité. (...) Il
est rare d'être un homme divin (...) la bestialité est rare
dans l'espèce humaine: c'est principalement chez les barbares qu'on
la rencontre." "Une folie dont nous avons d'abord à nous garantir, c'est
d'oublier que nous ne sommes que des hommes."
"L'humanité ne se pose jamais que les problèmes qu'elle
peut résoudre. Le problème ne surgit que là où
les conditions matérielles pour le résoudre existent déjà." "Être bon patriote, c'est souhaiter que sa ville s'enrichisse
par le commerce et soit puissante par les armes. Il est clair qu'un pays
ne peut gagner sans qu'un autre perde, et qu'il ne peut vaincre sans faire
des malheureux. Telle est donc la société humaine, que souhaiter
la grandeur de son pays c'est souhaiter du mal à ses voisins. Celui
qui voudrait que sa patrie ne fût jamais ni plus grande ni plus
petite, ni plus riche ni plus pauvre serait le citoyen du monde." "Toutes choses humaines sont trop changeantes pour pouvoir être
soumises à des principes de justice permanents. C'est la nécessité
plutot que l'intention morale qui détermine dans chaque cas quelle
est la conduite sensée à tenir. C'est pourquoi la société
civile ne peut pas même aspirer à être juste purement
et simplement."
Si
cet article vous a plu, téléchargez-le !
|
|
|
|
©Copyright L'Incendiaire
1996-1999 ; une publication de l'association Philosophie
par Tous
Tous droits réservés(sauf si vous nous envoyez un gentil mail à lincendiaire@multimania.com !) |