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Depuis quelques mois, nous assistons à un sursaut identitaire
de la part d'une bonne fraction de la population. Est-ce du domaine du
hasard si ce mouvement correspond à la fin d'un siècle ?
Peut-on dégager des points communs entre l'attitude d'enfermement
des jeunes dans un nouveau style de musique, la violence dont fait preuve
une partie de ceux-ci, et le mouvement des chômeurs ?
Je vais tenter de montrer que toutes ces positions sont le fait d'un fonctionnement
psychique à l'uvre chez chaque individu.
Lors des derniers réveillons, nous avons pu constater qu'une
violence assez impressionnante se mettait en place dans les banlieues.
Depuis quelques temps également, les chômeurs manifestent
leur mécontentement face à un pouvoir qui n'agit plus depuis
longtemps pour tenter de trouver une solution à leurs problèmes.
Les emplois-jeunes, les C.E.S, les stages de formations, tout cela n'est
que solution de substitution, que poudre aux yeux, des yeux qui ont mal
à force de contempler la misère de ce monde. Savoir si les
hommes politiques, de quelque parti qu'ils soient, sont capables ou non
de résoudre ce problème, là n'est pas la question.
La question est : ce problème n'est-il pas partie intégrante
de l'Homme ?
Il me faut maintenant tenter de m'expliquer sur ce que je viens de dire.
Le chômage n'existe pas seulement par la faute du progrès
et/ou du capital.
Nous nous devons de remarquer que l'un et l'autre sont dus à l'homme,
ils n'existent pas à l'état naturel. L'évolution
règne au sein de la nature, mais peut-on comparer évolution
et progrès ? Pour ma part, j'ai l'impression que nous n'évoluons
plus mais que nous devons absolument subir ce que dans le jargon analytique
nous appelons une régression. Or une régression n'est utile
que si elle est comprise, assimilée.
Une régression, c'est aussi un moyen qu'a trouvé l'inconscient
pour éviter que l'on ait accès à un souvenir refoulé.
D'une manière plus simple, je peux dire qu'il s'agit d'une défense.
Or tous ces mouvements sociaux sont-ils autre chose que des défenses
?
La lutte des chômeurs est un combat contre l'oppression capitaliste
et la lutte des jeunes de banlieues est une bataille contre l'incompréhension.
Pourtant, dire cela me paraît bien facile, trop facile... Les chômeurs,
les jeunes sont des hommes comme les autres. En cela, ils obéissent
obligatoirement à la loi du capital. Comme je l'ai dit précédemment,
il s'agit d'une invention humaine.
Je dois donc en déduire que l'Homme a une propension à inventer
des choses ou des concepts destructeurs. Le capitalisme n'enrichit qu'une
certaine frange de la population, il asservit l'autre partie. Lorsque
cette seconde partie ne supporte plus l'asservissement, elle se révolte
et ne cherche qu'une chose : prendre la place des nantis. En cela, nous
ne pouvons que constater que nous obéissons à la loi du
talion.
De la même manière, beaucoup de mouvements féministes
ne désirent pas seulement avoir les mêmes droits que les
hommes mais aussi faire vivre à ceux-ci les privations dont les
femmes ont été les victimes. Avant d'aller plus loin dans
la discussion, je dois encore ajouter quelques exemples qui pourront aider
la démonstration qui suivra.
Considérons un instant la physique nucléaire. Celle-ci nous
apporte une somme considérable d'énergie, j'aurais pu parler
d'électricité mais je pense que le terme d'énergie
est plus utile à mon argumentation. Cette énergie nous est
profitable mais elle peut aussi nous détruire d'une façon
irrémédiable.
Changeons d'invention et venons-en à la musique. Tout le monde
a un jour pu écouter la musique dont la majorité des jeunes
est friande. Techno, fusion, hard-core, transe, rap, j'en passe et des
meilleurs. Cette "musique ", destinée à l'origine
à la détente de l'individu, se trouve être une des
plus aliénantes qu'il soit. Elle apporte la violence ou l'abrutissement.
En effet, oser dire le contraire serait nier purement et simplement les
effets du rythme sur l'individu. Rappelons-nous les tribus primitives
utilisant les percussions pour se mettre en transe avant un combat.
Mais quel combat livre donc cette humanité, contre quel ennemi
invisible se bat-elle ? Nous ne combattons que pour obtenir quelque chose
en échange, mais que désirons-nous ? Pour Freud, il n'existe
pas de pulsions grégaires, "toutes les pulsions organiques
qui sont à l'uvre dans notre âme peuvent être
classées, suivant les mots du poète, en faim et en amour
".1 Cela signifie qu'il n'y a pas d'entité sociale qui serait
comme un moi supérieur, un moi social. Lors des conflits comme
il y en a actuellement, c'est le moi de chaque individu qui retrouve chez
l'Autre la même aspiration au changement. Mais quelle est-elle cette
aspiration ? Nous pourrions dire qu'il s'agit d'un désir d'autonomie.
Depuis sa naissance, l'homme demande de l'amour et de la nourriture. Certes,
notre société offre de quoi nous nourrir mais pas dans les
mêmes proportions pour tous. Cette différence naît
du surtravail des ouvriers et de la plus-value dont profitent les nantis.
De cette différence économique découle un amour déjà
rendu impossible. Aussi, il serait logique de dire que la population demande
une égalité entre chaque individu. Pourtant il n'en est
rien. C'est pour cela que le communisme, ou devrais-je dire le marxisme,
est et demeurera une utopie.
Une telle doctrine est inapplicable, elle est en opposition formelle avec
les mécanismes inconscients de l'individu. En 1908, Alfred Adler
parlait de tendance à l'agression, c'est cette tendance que nous
voyons actuellement à l'uvre dans notre société.
Je me propose de tenter d'expliquer pourquoi l'Homme génère
une telle tendance : nous pouvons penser que l'homme souffre de la méconnaissance
de sa position pré-conceptuelle, position où le vide serait
prédominant et qui pousse donc l'individu à se diriger vers
ce qui lui manque, l'effraie et le fascine à la fois : le vide.
Nous pourrions voir ici une des raisons pour lesquelles le chômage
ne peut se résorber et pourquoi Oppenheimer a inventé un
si joli jouet. La destruction pure et simple de l'humanité par
elle-même apparaîtrait comme la victoire de Thanatos sur Eros,
elle serait l'orgasme morbide suprême qui donnerait raison à
Nietzsche et surtout à l'inconscient en lui faisant dire que la
seule vérité, c'est que la vie n'a pas de sens.
[L'esprit libre] "s'enfonce dans un labyrinthe, il multiplie par
mille les dangers déjà inhérents à sa vie,
et dont le moindre n'est pas que nul ne voit de ses propres yeux où
ni comment il s'égare, s'isole, et se laisse déchirer lambeau
par lambeau par quelque Minotaure tapi aux cavernes de la conscience ".2
Nous pouvons retrouver ce principe destructeur à l'origine de l'humanité
: en est-il autrement de la crucifixion de Jésus, ou du fratricide
d'Abel et Caïn ?
L'individu a ceci de paradoxal qu'il cherche l'amour mais qu'il ne trouve
que son contraire. Certes, on ne peut savoir aimer sans savoir haïr,
c'est ce que Lacan a intitulé l'hainamoration, mais pour quelle
raison l'homme apprécie-t-il davantage la haine ? J'ai parlé
quelques lignes plus haut de la vérité. Que cherche-t-on
d'autre d'ailleurs en philosophie que la vérité ? Pour Lacan,
la vérité, c'est la jouissance, et cette jouissance nous
ramène au vide. En effet, nous appartenons à un univers
qui est né du vide et qui, semble-t-il, y retournera. Comment pourrait-on
nier que nous participons, comme n'importe quel atome, au destin de l'univers
? Le microcosme et le macrocosme se doivent de demeurer unis, c'est ce
qui nous empêche de sombrer dans le chaos. Regardons un instant
le destin d'une étoile : ce destin dépend en fait de la
masse de l'étoile. Une "petite " étoile comme
le soleil deviendra une naine blanche qui finira par s'éteindre
alors qu'une étoile qui a 40 fois la masse solaire terminera sa
vie en trou noir, une sorte d'aspirateur à énergie qui transforme
tout ce qu'il touche en antimatière. Ce destin funeste de l'univers
ne peut qu'être inscrit dans le patrimoine inconscient, sous l'aspect
d'une information archétypale en quelque sorte.
Et c'est bien effectivement de masse qu'il s'agit : masse sociale, masse
financière, bref nous parlons d'une société qui s'écroule
à cause de sa population devenue trop nombreuse par rapport à
l'avancée du progrès. Tout ceci n'est que phénomène
inconscient, dont on peut bien sur se rendre compte avec du recul, mais
qui agit d'une façon sournoise. Avoir un enfant n'est-ce pas d'ailleurs
une façon de légitimer la jouissance, de rendre ce trou
supportable en le bouchant pour qu'il cesse de nous menacer par son regard
béant de monstre avide.
C'est maintenant du destin de la pulsion dont nous parlons. Donner naissance
de façon inconsidérée serait nous rapprocher de notre
fin, ce serait une compulsion de répétition due à
la pulsion de mort. Nous nous apercevons que l'inconscient est assez habile
pour utiliser l'amour dans un but funeste. Cette remarque ne fait que
donner raison au génie de Nietzsche qui dit que notre devoir d'homme
consiste à " changer constamment en lumière et en flamme
tout ce que nous sommes ".3
Pour revenir aux banlieues et par conséquent au surnombre, je me
dois de parler de l'ennui. L'ennui existe parce que le travail manque.
Nous savons que le travail c'est l'exploitation de la masse populaire
pour un sous-salaire. Pourtant, le travail a un mérite, celui de
permettre à un individu de se décharger d'une somme trop
importante d'énergie, de libido (la libido n'est pas seulement
énergie sexuelle). Or dans le cas présent, cette énergie
s'accumule et laisse poindre le désir, désir qui dans la
majorité des cas se trouve en devoir d'être refoulé.
Aussi, comme toute chose refoulée, il faut que ça sourde
à un autre endroit. Comme l'amour n'est guère présent
dans les banlieues, on m'a dit lors d'un débat à Guéret
qu'ils (les jeunes de banlieues) n'avaient pas le temps ni l'envie de
parler des "petites fleurs et des petits lapins ", c'est la
violence qui devient le produit du refoulé.
Enfin, en guise de conclusion, j'aimerais revenir au capital. Qu'est-ce
que le capital sinon une façon de dominer le plus faible, celui
qui ne peut pas s'adapter.
De nos jours, le capital a trouvé une arme redoutable : le fascisme.
Je citerai une dernière fois Nietzsche : "Vivre c'est essentiellement
dépouiller, blesser, violenter le faible et l'étranger,
l'opprimer, lui imposer durement ses formes propres, l'assimiler, ou tout
au moins l'exploiter [et dans ce domaine]il faut s'interdire toute faiblesse
sentimentale ".4 Une telle citation ne doit pas être prise
dans un sens nazi qui aurait certainement fait horreur à l'auteur
lui-même, cependant, on notera la justesse des propos d'un Nietzsche
très observateur qui avait remarqué avant Freud les dégâts
que pouvait produire la pulsion de mort.
L'Homme n'a pas inventé le capitalisme ni l'oppression par hasard,
il obéit en cela à la loi naturelle qui veut que le plus
faible disparaisse. Et si l'être humain était l'individu
le plus faible ?
Eric Geysen-Lachérade
1. Sigmund Freud, Psychologie des masses et analyse du moi in Gesammelte
Werke.
2. Friedrich Nietzsche
3. Idem, Le Gai Savoir, Folio essais, n° 17.
4. Idem, Par delà le bien et le mal, Le livre de poche, n°
4601.
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