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La tyrannie des chiffres

par Ollivier Penuisique

 

Paru dans l'Incendiaire n°8, juin 1998
2 pages



Résumé

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Sommaire rapide

Lorsque je regarde la télé, lis un journal économique (pouah !), ou une " enquête " (hahahaha), je tombe sur des chiffres. Pourcentages, mesures, chiffres d’affaires, taux d’usure, d’inflation, de croissance, indice de pollution, du coût de la vie, CAC40, Q.I., histogrammes et " camemberts " tels sont les garants de l’Objectivité, vrais car mathématiquement définis !

Pourtant rien de tout cela n’est universel ! il y a quelques décennies le mathématicien Hardy sortit du taxi n°1729. Son collègue mathématicien autodidacte Ramanujan lui déclara que 1729 était un nombre intéressant : c’était le plus petit nombre exprimable comme somme de deux cubes, de deux façons différentes1. Cette anecdote montre à quel point notre vision des nombres est opposée à celle de Ramanujan ou des antiques pythagoriciens. Pour nous les nombres sont une étendue uniforme sans signification autre que quantitative.

Il se pourrait fort que cette conception soit un obstacle à la compréhension des maths. En effet si, par exemple, l’algèbre ou la trigonométrie ont une si triste réputation, force est de constater que cela vient de la difficulté à appréhender les opérations sur les fractions. Notre système décimal par sa trompeuse facilité cache la subtilité du nombre.

Différentes options métaphysiques par contre permettent de la comprendre. Ainsi le Tao, par son yin et yang permit aux Chinois de concevoir et manipuler aisément les nombres négatifs, alors que les européens (jusqu’au 18ème siècle) se montrent réticents. Les nombres infinitésimaux, l’intuition du mouvement, la métaphysique leibnizienne permirent jusqu’au début du 19ème siècle à concevoir le calcul infinitésimal, où les Grecs s’étaient arrêtés avec Zénon d’élée et les scrupules d’Archimède.

Les pythagoriciens refusaient les irrationnels tels 2 . Ils leur donnaient exactement la signification de leur étymologie : contraire à la raison. Pendant le moyen âge ces irrationnels furent qualifiés de sourds, les nombres fractionnaires de rompus. Déjà leur manipulations utilisaient des règles constitutives de l’algèbre, qui s’affirmèrent pleinement avec l’invention des nombres complexes (Bombelli). Ce courant qui s’acheva aux 18ème et 19ème siècles fut lié à l’algèbre avec la théorie algébrique des nombres (Euler, Gauss, Hermite) et l’algèbre linéaire (Grassman, Cayley, Sylvester).

Avec l’invention du symbolisme littéral, d’abord par Diophante au 3ème siècle aps J.C. puis par Viète (fin du 16ème), ces règles (genre factorisations, développements, réductions, équations) prirent peu à peu leur autonomie par rapport au nombre considéré sous son seul aspect quantitatif, pour achever leur sécession à la fin du 19ème siècle. Ainsi comme l’écrira Boole en 1854 : " il n’est pas de l’essence des mathématiques de s’occuper des idées de nombres et de quantités ".

Ce courant de l’algèbre symbolique, dont Boole et Cayley faisaient partie, se voulait le continal de Leibniz et des médiévaux Raymond Lulle et Nicolas de Cues, voire des antiques comme Démocrite ou Leucippe. En effet ils rêvaient d’un alphabet, d’une langue2 , d’une écriture universelle qui aurait constitué un " ars inveniendi " ou art d’inventer. il y a là une articulation entre [symbole-écriture(notation)-forme] qui signe l’universalité, la souplesse de l’algèbre. Son caractère protéiforme lui permet de ‘s’inspirer de la géométrie, de l’étude de la Nature par l’élaboration de modèles (formalisme lagrangien et hamiltonien) et par une démarche dialectique de se diversifier.

Par conséquent, libérant un fantastique potentiel de créativité, l’algèbre comme toute langue sauvage2 devint subversif. Ce potentiel effraya les algébristes symboliques eux-mêmes. Charles Babbage écrivait que la " nature des quantités " garantissait la " certitude " de l’algèbre. hors du nombre quantitatif, point de salut ! Plus tard au début du 20ème siècle, Henri Poincaré chanta, dans un but évidemment nationaliste, la ggloire de la " géodésie française " car disait-il " sans géodésie3, pas de bonne carte ; sans bonne carte, pas de grands travaux publics ". pourtant il fut l’un des fondateurs de la topologie algébrique qui était selon ses termes " la véritable géométrie qualitative ". à chaque fois qu’un créateur disposa d’un pouvoir institutionnel, il troqua la créativité algébrique, pour la normalisation décimale et quantitative. Ainsi Babbage abandonna les algébristes de Cambridge pour rédiger un " traité de l’économie des machines et des manufactures " en 1832. Fasciné par Jacquard et ses métiers à tisser, il utilisa le procédé des cartes perforées pour construire l’ancêtre de l’ordinateur. Le pouvoir utilise l’algèbre, comme toute langue, à son profit. Quand Descartes appelle réel un nombre du type 1,73213911079… et imaginaire le nombre 2+3 -1 il y a là un fantastique univers normatif. L’algèbre joue alors le même rôle dans les sciences que l’art dans la publicité et la propagande.

Ce pouvoir c’est essentiellement l’économie. par la tyrannie des chiffres, elle règne. Elle va standardiser, uniformiser, monoculturiser, acculturer le nombre. Ainsi 5/3 va devenir 1,66666… et (1+ 5)/2 devient 1,61803 4. Le nombre est déchu de son ontologie pythagoricienne, mystique et géométrique pour rentrer vaille que vaille dans l’empire de la quantité. En 1585 Stevin rédigea : " la Disme enseignant facilement expédier par nombres entiers sans rompuz tout compte se rencontrant aux affaires des hommes ". Finies les fractions ! Place aux décimales ! Ce titre est le constat de la prise du pouvoir culturel des marchands, leur précision vétilleuse, leur manière de gratter, de rogner, fondent leur manie toute expérimentale du résultat quantitatif.

Les statistiques, les corrélations, les moyennes sont un nouveau pas vers la dictature chiffres, elles sont l’œuvre des médecins Quetelet et surtout Karl Pearson, pionnier de l’eugénisme qui constatait :

" le mathématicien, emporté par son courant de symboles traitant de vérités purement formelle, peur cependant obtenir des résultats d’une importance infinie pour notre description de l’univers physique ".

autrement dit, le bourgeois méprisant par son anti-mysticisme primaire, les symboles, les " formes " (on comprend la mauvaise réputation d’Aristote) accorde de l’importance au mathématicien, comme du reste à chaque travailleur, uniquement pour les " résultats " quantitatifs, la flexibilité et la productivité.

En tan que chômeur mathématicien, j’imagine fort bien les mathématiques sans les nombres à virgules, mais je vois mal comment l’économie pourrait s’en passer ! De même la physique e les autres sciences. Brandon Carter a énoncé en astrophysique le principe anthropique : si on change les dernières décimales des constantes physiques (vitesse de la lumière, gravité, etc.) l’univers changerait tellement que l’homme ne pourrait apparaître. Par conséquent les constantes sont réglées avec une précision minutieuse (mieux encore que les critères de convergence de Maastricht !) don Dieu existe ! Une autre conclusion est possible. Si il faut une telle précision, c’est que l’univers est instable et que donc les constantes, fondements du modèle quantitatif, ne sont pas pertinentes. Il se pourrait fort que cette vision quantitative soit superficielle, voire insignifiante. Dans ce dernier cas, il faudrait être certainement plus respectueux des cosmologies alternatives venant du passé, ou des civilisations traditionnelles, si éloignées de l’obsession quantitative…

 

Notes

  1. 1729 = 123+13=103+93. Hardy trouvait le don de Ramanujan " presque inquiétant ".
  2. fermat, Cayley, Hamilton, étaient polyglottes. Si Grassman échoua (institutionnellement) comme mathématicien, il devint un expert reconnu en sanscrit.
  3. Aujourd’hui on dirait cartographie ; elle est désormais confiée à des big-brothers nommés satellites couplés aux big-blues…
  4. Il existe une méthode pour calculer les racines carrées décimales par décimale qui est fort lourde. La méthode d’Héron d’Alexandrie plus simple a disparu au 17ème siècle, victime de la notation décimale comme par hasard !

 

 

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