Lettre envoyée à M. le Premier Ministre, M. Lionel Jospin
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Paru dans l'Incendiaire
n°8,
juin
1998
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" Dans votre déclaration du 26 février 1998 sur FRANCE 3 vous avez indiqué que vous "J'ai dit que je voulais une société du travail et pas une société de l'assistance" J'ai été et je suis encore stupéfait de cette déclaration. En effet, elle motive très justement l'inquiétude de ceux qui, très nombreux, estiment que la représentation nationale dans sa fonction gouvernementale est menacée de par son contrôle par une " pensée unique ". Car cette affirmation que vous avez fait vôtre aurait pu être prononcée mot pour mot par votre prédécesseur, M. Alain Juppé. Vous répondrez sans doute à cette remarque que c'est là ne pas tenir compte des différences, car vous avez annoncé des mesures financières et techniques favorables à ce que les personnes sans emplois et sans ressources aient tout de même les moyens de vivre par la disposition du nécessaire et parce que vous multipliez les perspectives de sortie de ces situations d'inertie et d'inexistence sociale, dans une communauté où l'être passe par la reconnaissance, conséquence de l'insertion par un emploi. Mais ce qui m'a stupéfait plus encore, c'est que vous puissiez reprendre à votre compte une formule tellement marquée et problématique : si vous ne voulez pas d'une société de l'assistanat mais d'une société du travail, c'est donc que " le " travail est à vos yeux la valeur absolue, primordiale par laquelle vous concevez et représentez la vie individuelle et collective. Je vous rappelle à votre...devoir de mémoire (gimmick solennel de l'oraison politique et sujet récurrent de la dissertation de Philosophie des lycéens lors du baccalauréat). Car il était écrit sur le fronton du camp de concentration d'Auschwitz "Arbeit macht frei " : le travail rend libre. Cette formule n'était pas seulement scandaleusement ironique (puisque les hommes qui rentraient esclaves dans ce camp devaient y mourir par la volonté de leurs gardiens). Elle correspondait à la logique doctrinaire du 3ème Reich allemand. Si celui-ci arborait sur ses drapeaux la vastika nazie, c'est que, à la suite de l'indianophilie universitaire allemande du 19ème siècle, la théorie de " l'indo-européen " avait convaincu certains européens que la doctrine et la société fondatrices de ce mouvement de civilisation étaient encore dans notre modernité totalement valables et défendables. Je vous rappelle à cette théorie des castes selon laquelle il existe, par nature, un groupe de travailleurs dont l'identité se définit par " le " travail, à l'instar de ce monde des fourmis où certaines d'entre eux sont fonctionnalisées pour l'édification et la perpétuation de la fourmilière. Le nazisme a partagé, avec un marxisme dévoyé de ses objectifs naturels, la religion du travail. Et lorsque vous dîtes que vous voulez une société du travail et non de l'assistanat, je suis obligé de vous dire que vous vous inscrivez dans une démarche qui tend à placer " le " travail et " la " production du travail en question au-dessus de l'humanité elle-même. Je ne suis pas en train de sous-entendre que vous soyez par là affiliable à l'un ou l'autre de ces mouvements du passé mais je pense plutôt que vous énoncez " la valeur du travail " d'une manière tellement radicale et manichéenne (le travail opposé à l'assistanat) que vous sous-entendez, involontairement je n'en doute pas, que " le travail rend libre ". Il est vrai qu'il n'est pas aisé de mener un devoir de mémoire auquel je vous recommande, comme à chacun, l'exercice. Depuis 1945, je suis obligé de constater que nous n'avons toujours pas accompli ce devoir de mémoire des racines du mal, de telle manière que nous construisions un monde humain d'où soit évacué les crimes et la honte de ce " droit sur l'autre " qui définit à mon sens l'entreprise concentrationnaire. Les libéraux, qui sont censément vos adversaires politiques, affirment souvent haut et fort qu'il n'y a rien de pire que l'assistanat. Et sans expliquer de quelle assistance ils veulent récriminer l'exercice, nous entendons " l'assistanat ", donc en général, être condamné. Pourtant, il me semble qu'une mère prête pendant 9 mois assistance à son enfant et que c'est bien l'une des plus belles œuvres que nous puissions connaître, il me semble que les entreprises privées qui font commerce de l'assistance, mutuelle, assurances..., accomplissent un travail nécessaire et beau, il me semble enfin que vous êtes particulièrement assisté dans votre " travail " quotidien - en quoi consiste t-il au fait ?- par des experts, conseillers... Si vous condamnez absolument l'assistanat, j'imagine que vous envisagez de vous séparer de cette cohorte de personnes qui savent et qui vous conseillent ou indiquent les bonnes résolutions ? Pour conclure, je vous pose la question suivante puisque comme je vous l'ai dit, vos propos m'ont stupéfait : dans la mesure où je ne puis, seul, ordonner l'écheveau de vos idées et de vos principes que je ne parviens pas à connaître, à identifier, je vous prie de me faire savoir si vous estimez que " le travail rend libre " ou non, si l'assistanat en général est condamnable. Et enfin je voudrais connaître quel est pour vous le sens du terme " socialisme ". J'espère que cette adresse directe à votre personne, sur des questions graves qui vous concernent et nous concernent tous, ne rencontrera pas, comme il est devenu trop commun aujourd'hui, l'appréhension condescendante voire méprisante des membres de l'administration vis-à-vis des citoyens - les premiers prétendant savoir ce qui est bien pour les seconds. Par ma question, vous comprendrez que sur les problèmes qui concernent la majorité de la communauté française d'aujourd'hui, je ne pense pas que vous soyez critiquable en tous points eu égard à vos décisions comme le sous-entendent vos adversaires, politiques, chômeurs, ou encore que vous ne voulez pas leur bien, mais que vous avez sans doute oublié d'accomplir un travail de pensée et de mémoire. Ce travail, qui s'appelle " Philosophie ", réclame, selon Socrate, l'assistance d'un " démon ". J'espère que vous pourrez l'entendre, à travers les raisonnements socratiques, comme ceux de la " République " de Platon ; je l'espère, pour le mieux-être, de vous et de tous. M. le Premier Ministre, je vous prie d'agréer l'expression de mes meilleurs sentiments.
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