Pourquoi la philosophie est-elle devenue si populaire ?

Pivot : Pourquoi la philosophie est-elle devenue si populaire ? D'abord en librairie, depuis deux ans on assiste à un succès des ouvrages de philosophie (ex. Le monde de Sophie de J. Gaarder, 900 000 exemplaires vendus...), beaucoup de ventes dans notre pays mais aussi dans d'autres. André Comte-Sponville votre Petit traité des grandes vertus vient d'atteindre le chiffre des 200 000 exemplaires et votre nouveau livre Impromptus, publié aux PUF en est déjà à 50 000 exemplaires. Votre Petit traité des grandes vertus a été traduit dans 18 langues dont le chinois, le coréen, l'hébreux le catalan et le danois... Luc Ferry, L'homme-Dieu ou le sens de la vie, aux éditions Grasset, en est à 130 000 exemplaires, livre traduit ou qui va être traduit en une douzaine de langues dont le japonais, le portuguais, le polonais et le néerlandais. Alors j'aurais pu inviter aussi d'autres philosophes, Pascal Bruckner, La tentation d'innocence, qui a atteint actuellement les 100 000 exemplaires et qui a été traduit en une douzaine de langues, Alain Finkielkraut, L'humanité perdue, 45 000 exemplaires, Michel Onfray, La sculpture de soi, la raison gourmande et le désir d'être un volcan, entre 35 et 45 000 exemplaires. Tous ces auteurs-là sont des philosophes, mais écrivent-ils des livres de philosophie ? C'est l'une des questions que je poserais à un philosophe qui fréquente beaucoup moins les plateaux de télévision que Ferry et Comte-Sponville, Il s'agit de monsieur Jean-Luc Marion. Vous êtes professeur à la Sorbonne, historien de la philosophie, spécialiste, entre autre de Descartes, et auteur de nombreux ouvrages de philo, qui n'ont jamais figuré sur aucune liste de best-sellers. Alors votre dernier livre, Questions cartésiennes, deuxième volume, " Sur l'Ego et sur Dieu ", publié lui aussi aux PUF où vous dirigez la collection Epiméthée. Et puis alors la philosophie se répand à toute allure dans les cafés. Quelle ville n'a pas aujourd'hui, son ou ses cafés philosophique. C'est à tel point que descendant à Noël dans le Beaujolais, je me demande si je ne vais pas trouver un café philosophique dans mon village. Ce n'est pas impossible ! Alors Marc Sautet, vous animez le dimanche matin le débat philosophique au café des Phares place de Bastille à Paris, vous animez aussi des dîners philo, des voyages philo, enfin vous recevez des particulier dans votre cabinet de philosophie. Et puis, vous publiez des livres aussi, vous avez raconté le pourquoi et le comment de vos activités dans un livre intitulé Un café pour Socrate, aux édition Robert Laffont. Michel Seuve, vous venez de Bordeaux où vous animez trois lieux de réflexion et d'échange, le café de la Comédie à Bordeaux, le café du Lycée à Libourne, et l'espace culturel du Pain Galant à Mérignac et un quatrième en vue, et vous avez, vous-aussi ouvert un cabinet que vous qualifiez de " relation d'aide ". Pour paraphraser le célèbre " Métro-boulo-dodo " de mai 68, j'ai sous titré l'émission, alors grincheux s'abstenir !, " Philo-métro-bistrot " car j'ai vu dans le métro et dans le bus des voyageurs qui lisaient et Ferry et Comte-Sponville. Est-ce que ça vous réjouit, est-ce que ça vous fait plaisir ? Ferry : Franchement oui, pourquoi dire le contraire. Mais je crois que ce qui est très frappant c'est que ce succès que vous évoquez, bien qu'il ait des formes très différentes, est lié en fait, il faut relativiser les choses, à un déclin de la politique. Il est clair que le succès de la philosophie, enfin c'est comme ça que je l'interprète en tout cas, est lié au déclin des grandes utopies politiques et notamment évidemment au déclin du communisme. On a l'impression que aujourd'hui on s'adresse à la philosophie pour lui poser des questions fondamentales là où pendant peut-être une cinquantaine d'années toute une intelligensia française en particulier était totalement dominée par la problématique polique. Je me souviens, j'ai commencé mes études en 68, et il n'y avait pas un cours, il n'y avait pas un TD, où nous n'étions sommés de prendre position politiquement, par rapport notamment au marxisme. Alors tout cela a disparu, et je crois que cette domination de la politique elle a eu un effet qui a été très négatif pour la philosophie, c'est qu'on a confondu l'intellectuel engagé et le philosophe, ce qui à mes yeux n'a rien à voir. Je respecte tout à fait l'engagement des intellectuels, mais je crois qu'on peut être un intellectuel engagé sans être en aucun cas un philosophe, on peut très bien être biologiste, médecin, historien, ce que vous voulez, et que réciproquement, les grands intellectuels du passé ont été très peu des intellectuels engagés, et je crois que cette domination de l'engagement de l'intellectuel engagé a beaucoup nuit à la philosophie. Moi, je me réjouis qu'on revienne à des questions philosophiques de fond même si on n'y répond pas de la même façon que les anciens. Pivot : André Comte-Sponville, alors n'êtes vous pas surpris par votre fabuleux succès et comment expliquez-vous ce succès ? Comte-Sponville : Ecoutez, oui, je suis surpris, évidemment, que ce soit à ce point peut-être... Une remarque malgrè tout. C'est vrai que ce succès de la philosophie est un petit peu surprenant, mais c'est aussi un phénomène conjoncturel, avec une dimension de mode, finalement dérisoire, en quelque sorte, comme toute mode. Peut-être moins surprenant au fond que l'étonnante pérénité de la philosophie depuis 25 siècles. Parce qu'on parle souvent d'un retour de la philosophie comme si elle avait disparu, ce qui n'a jamais été le cas ; le plus étonnant c'est que depuis 25 siècles, depuis que les Grecs ont inventé la chose et le mot, cette activité, sans aucune efficacité technique, sans aucune rentabilité économique, à la vérité toujours au moins douteuse dans le meilleur des cas, n'a jamais disparu. Ce qui se passe en effet c'est qu'aujourd'hui, ce n'est pas la philosophie qui revient, c'est plutôt le grand public qui revient à la philosophie, un petit peu en raison de cette espèce de crise de la politique, crise d'ailleurs dommageable et inquiétante : il serait vraiment grave que la philosophie se nourrisse du déclin de la politique parce qu'évidemment on a besoin de philosophie et on a besoin aussi de politique. Le déclin aussi des réponses toutes faites apportées par les grandes religions, par les grandes idéologies, par une certaine illusion qu'on se faisait autour des sciences humaines, quand on pensait que les sciences humaines, bien sûr utiles dans leur ordre, mais allaient tenir lieu de philosophie, allaient apporter du sens, des valeurs, une morale ; cette illusion a fait long feu, je crois, si bien que nos contemporains se sentent à la fois désorientés, parce qu'ils n'ont plus vraiment de repères, ils n'ont plus vraiment de réponses toutes faites, ils cherchent donc leurs propres réponses, et au fond, philosopher c'est ça, c'est essayer de penser par soi-même, pour chercher ses réponses. Pivot : Alors c'est vrai, vous avez raison, évidemment je crois que la philosophie n'est jamais morte, personne ne prétendrait une chose pareille, et c'est vrai aussi qu'il y a toujours eu, et sans remonter à des lointains rivages, il y a eu souvent du succès pour les livres de philosophie, qu'on se rappelle le succès de ce qu'on a appelé les nouveaux philosophes, c'est-à-dire Maurice Clavel, Gluksmann, Bernard-Henri Levy, et plus près de nous Michel Serres a toujours, depuis 20 ans, un public assez large qui lui fait confiance, et puis Michel Foucault qui a eu des succès. Mais là quand même il y a eu un tir groupé assez extraordinaire, qui fait quand même question. Alors, est-ce qu'on peut se dire, après toutes les raisons que vous venez de donner, qu'il n'y a pas un effet de la crise, c'est-à-dire, la crise, les affaires, le chômage, une sorte de mélancolie des gens, qui fait qu'ils ont envie de se poser à eux-mêmes des vraies questions et qui se tournent vers les philosophes. Comte-Sponville : C'est bien possible. C'est vrai que l'époque en Grèce où la philosophie a été le plus populaire, au fond, c'est la grèce héllénique, dont il faut bien dire que c'est déjà la Grèce de la décadence, c'est la fin de la grande Cité grecque, et les écoles épicurienne, stoïcienne, sceptique, rassemblaient des milliers de gens, ce qui n'arrivait pas du temps de la grande époque classique de la Grèce. C'est vrai qu'au fond quand tout va bien, on a peut-être moins besoin de réfléchir, et quand tout va mal ou quand les choses se déstabilisent, quand on ne voit pas d'issue, quand la politique ne répond pas, quand la religion ne répond plus ou quand ses réponses deviennent socialement de moins en moins audibles, les gens sentent d'avantage le besoin de philosopher. Je crois qu'en effet, c'est ce que disait Marx, l'histoire n'avance que par son mauvais côté, et bien peut-être que la philosophie avance aussi par ce mauvais côté de l'histoire, elle est proportionnelle, au fond, au niveau d'inquiétude de nos contemporains. Pivot : Alors Jean-Luc Marion, premier commentaire sur ce succès assez étonnant de la philosophie qui devient populaire, entre guillemets, et puis sur ce qui vient d'être dit. Marion : Bon, le diagnostic est relativement simple, j'adhère à ça, mais il faut rajouter aussi une chose, c'est que si la philosophie est populaire, c'est parce qu'il y a de la bonne philosophie en France depuis la guerre. Il ne faut quand même pas oublier que la France est un pays qui a produit depuis Bergson des grands philosophes de manière non interrompue. Lévinas vient de mourir, nous le célébrons, Ricoeur, Derrida, Michel Henry, et les autres. C'est-à-dire qu'il y a une tradition philosophique française extrèmement forte, et moi qui enseigne aux Etats-Unis je vois bien l'impact que ça peut avoir, donc nous sommes des nains sur les épaules de gens dont on découvre maintenant que ce sont, ou s'il sont morts ont été, des géants. Ca c'est le premier point. La crise elle est partout, en Europe et ailleurs, mais le succès de la philosophie, il est d'abord essentiellement français, et quand on compare à d'autres pays proches, on voit bien à quel point la France est forte. Alors pourquoi ? Parce qu'on a une grande tradition phénoménologique, ça c'est vrai, on a une grande tradition d'histoire de la philosophie des sciences, Canguilhem, etc., et puis il y a le fait, là, voyez tous, nous sommes censés représenter des choses différentes, il y a les cafés, les sorbonnicoles comme moi, il y a mes amis Luc Ferry et André Comte-Sponville, mais en fait nous sommes formés de la même façon, on est tous des universitaires, parce que Sautet vient de faire une histoire de la philosophie admirable en faisant des interviews de philosophes sur la question des femmes. Bon ben, nous travaillons tous de la même manière, nous sommes tous persuadés, à juste titre que si on veut penser par soi, il faut avoir tout ce que les anciens, les vieux ont pensé, près. C'est comme les joueurs d'échecs, vous savez, les joueurs d'échecs, les grands, ils connaissent par coeur toutes les pièces anciennes. Eh ben, la philosophie en France a cette grande vertu qu'il n'y a pas dans les autres pays, comme les Etats-Unis par exemple, de moins en Allemagne, qu'il y a beaucoup en Italie, que les gens ont appris les grandes pièces, au sens de théatre, au sens des échecs. Et, ils ont accès à ces grandes parties, et du coup, comme ils savent quels sont les grands coups à faire, ils peuvent se dire : mais après tout, pourquoi je ne jouerais pas moi aussi ! Moi je pense que la philosophie c'est l'art de parler de soi, non pas parler absolument de moi, de mes affaires, mais parler à partir de moi-même. Pivot : Oui, alors, quand vous publiez Questions cartésiennes, " Sur l'Ego et sur Dieu " vous parlez de vous ? Marion : Ouais ! Pivot : Ouais ! Marion : Ben, je vous explique comment par exemple. Tout le monde dit, l'Ego cartésien c'est le sollipsisme, c'est le Je qui parle au Je, c'est l'identité à soi, donc c'est pas bien, autrui est perdu, il n'y a pas d'accès au monde extérieur, etc. Vous reprenez le texte, vous le laissez venir, comme on fait la cuisine, vous laisser revenir et monter, et la fin qu'est-ce qui se passe, vous vous apercevez que l'Ego c'est quelqu'un qui répond à la question de quelqu'un d'autre, à savoir celui qui veut le tromper. Pivot : Oui mais... Marion : C'est l'inverse Pivot : Oui mais attendez... Marion : Là vous vous êtes amusés... Pivot : Pour lire un ouvrage comme celui-ci, il faut déjà avoir un sérieux bagage, non seulement culturel, mais philosophique... Marion : Ben oui ! Pivot : Alors autrement dit, j'ai l'impression qu'il y a deux philosophies, une philosophie comme celle-ci... Marion : Non !... Pivot : qui... Marion : C'est la même Pivot : Attendez ! qui suppose quand même... Ce livre-là ne peut pas venir sur la liste des best-sellers, c'est impossible, c'est impossible parce qu'il s'adresse à, je dirais il s'adresse à d'autres philosophes, il s'adresse à des étudiants en philosophie... Marion : Attendez !... Pivot : Et il ne peut pas être compris par... Marion : Oui mais... Pivot : Par des gens qui sont dans le métro qui vont au boulot le matin. Or eux [Ferry et Comte-Sponville], ils sont dans le... par des gens qui vont... Marion : Il faut que vous compreniez que eux et moi, nous faisons la même chose. C'est-à-dire qu'il y a deux façons, en gros, de faire de la philosohie, il y a des gens qui répondent, qui essaient de répondre, c'est très difficile, je m'y suis risqué dans le passé, de répondre aux questions telles que les gens se les formulent, le bonheur, l'écologie, euh, euh, la transcendance immanente de l'homme, des questions absolument réelles. Bon ça c'est le travail que par exemple, euh, mes... mes...Luc Ferry ou André Comte-Sponville et d'autres font directement. Bon ! que faisait Clavel quand il... Et puis il y a des gens qui sont des dream-car, c'est-à-dire qui sont en train de trvailler le concept dont on aura besoin dans dix ans. Alors ce concept ne sera jamais peut-être construit en grande série, mais ce concept-là on va le retrouver dans les livres de grande serie dans dix ans. Bon l'Université... Pivot : Aaalors, attendez... Marion : c'est notre travail, on fait les dream-concepts... Pivot : Attendez, alors autrement dit, vous avec un livre comme celui-ci vous faites avancer, entre guillemets, la philosophie... Marion : j'espère, j'espère... Pivot : vous faites avancer la philosophie, et eux au fond, ils prennent les idées des philosophes, euh, et ils en font... Marion : Non, j'ai pas... Pivot : de la vulgarisation... Marion : c'est pas ça du tout ! Pivot : eh, eh ! Marion : C'est pas ça ooooh... Pivot : ah, ben ! Marion : faudra vous débrouiller avec eux quand même. Ce que je veux dire, c'est un problème de concept, c'est-à-dire que nous avons tous besoin pour répondre à des questions, et c'est pas la spécialité... ce sont des chercheurs et moi je fais aussi de la philosophie populaire. Pour répondre à des questions difficiles, on a besoin de concepts sophistiqués. Quelquefois, on les a, on les connait déjà, quelquefois on les invente, quelquefois ça prend du temps. Nous, d'un point de vue universitaire, notre travail fondamental c'est plutôt d'inventer les concepts sophistiqués qui manquent, en espérant remplir un service publique. Pivot : Oui mais, alors, est-ce qu'il n'y a pas... Marion : C'est la même chose... Pivot : Oui mais, est-ce qu'alors ?, autrement dit, il y a deux sortes de philosophie, une philosophie qui ne peut être lue que par les philosophes, et une philosophie qui est lue par tout le monde, donc, il y a deux styles, il y a un style, euh, hermétique c'est le votre, et un style clair c'est... Marion : Kant... Kant... Kant est lu dans le métro... Pivot : oui, enfin rarement hein... [rires] Marion : mais si, mais si, Kant... Pivot : oui... oui... Marion : est lu dans le métro, vous le disiez tout à l'heure... Pivot : oui... oui... Marion : il est en Poche Pivot : oui... oui... Marion : regardez... Pivot : ce n'est pas parce qu'il est en poche qu'il est lu dans le métro ! Marion : les livres les plus difficiles peuvent être parfaitement en livre de poche, nous sommes en livre de poche... la question... Pivot : non, non... Marion : n'est pas la difficulté... Pivot : non, non... attendez... Marion : le problème n'est pas celui de la difficulté. Un texte très difficile peut, à un moment donné, devenir absolument crucial, et la difficulté va disparaître, la question c'est que le travail sophistiqué puisse correspondre exactement à une question que les gens se posent. Alors, il y a un temps de latence, personne ne peut le prévoir, mais c'est tout. Pivot : Votre livre aussi, je peux vous le dire, il serait en livre de poche, pour, probablement des étudiants, mais pas pour le grand public, parce qu'il y a beaucoup, d'ailleurs elle sont là, de collections de poche de philo, mais un livre comme ça ne sera jamais... c'est pas possible ! Alors je me dis est-ce que vous, vous avez un rôle philosophique et tous les deux, puisqu'ils s'adressent au grand public, n'ont-ils pas un rôle social et politique ? Marion : Mais l'Université s'est faite avec l'école, et l'école c'est le fait que tout le monde lit les mêmes livres... Pivot : Alors tous les deux, allez-y... Suite au prochain numéro

 

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