Le langage
Actuellement, une seule chose nous distingue de l'animal :
le langage.
Au vu de notre société, nous pouvons nous demander si le logos
d'Aristote n'a pas évolué dans un sens négatif pour l'espèce
humaine.
Tous les échanges sociaux sont basés sur le langage. Il est impossible
d'y échapper ; même l'ascète parle, il parle à Dieu
ou il se parle pour tromper la solitude.
Cependant, si nous jetons un rapide coup d'oeil sur l'état de nos sociétés,
nous ne pouvons que constater qu'elles souffrent indéniablement d'un
mal-être qui s'ancre chaque jour plus profondément. Le langage
remplit-il encore son rôle ?
Pour Aristote, l'homme doué du logos est raisonnable et politique par
essence. Le langage est donc l'expression d'une raison qui permet de vivre en
société, au coeur même de la Polis. Si nous continuons à
suivre Aristote, les citoyens sont libres grâce à ce même
logos qui leur permet de diriger seuls la cité sans être les sujets
d'un prince.
Cette liberté s'exprime par le simple fait qu'ils peuvent discuter, c'est-à-dire
échanger des idées, des opinions, quelles qu'elles soient. Dans
la Polis grecque, c'est sur l'Agora que le logos est maître. Or, si nous
nous rappelons des discours socratiques, le logos devient alors la base d'une
intelligence rationnelle. Le discours tel que le pratiquait Socrate, ou n'importe
quel autre citoyen, devient une communication.
Le logos transforme donc l'homme en acteur et auteur de faits sociaux porteurs
de sens. Or si l'on donne de la valeur à un sens Y par rapport à
un sens X, il se crée une attitude normative. Cette norme est le résultat
obligatoire de toute communication car il est impossible de donner la même
valeur à la parole d'un fou qu'à la parole d'un philosophe par
exemple. C'est ce qu'exprime Aristote : "C'est le caractère propre
de l'homme, par rapport aux autres animaux d'être le seul à avoir
le sens du bien et du mal, du juste et de l'injuste et des autres valeurs morales
et c'est la communauté de ces valeurs qui engendre la Polis."
Il est clair au travers de cet exemple que la norme résulte du jugement,
lequel découle de l'opinion. Cependant, si nous consultons n'importe
lequel des ouvrages de Platon, nous ne pouvons que constater que l'opinion,
la doxa, n'existe que d'une façon personnelle. Il n'y a pas d'opinion
qui puisse prévaloir par sa valeur sur une autre puisque toutes se valent.
Si une opinion surpassait l'autre, se serait le fait d'un être supérieur,
être qui lui-même serait le fait d'une bien grande fantaisie.
Mais la norme peut également résulter du nombre. Elle peut dans
ce cas se targuer d'être relativement juste. Si elle ne l'est pas en tout
cas le principe est démocratique.
Une fois la norme posée, elle génère soit une loi, soit
un tabou c'est à dire un interdit social. A partir de cette loi, nomos,
se crée la valeur du groupe qui en est à l'origine car la loi
entraine automatiquement l'idée qu'elle est la meilleure, la mieux pensée.
Si l'on demeure dans la cité grecque, la norme est masculine, elle est
par conséquent norme-mâle, ce qui déjà la rend plus
ou moins démocratique.
Dans le cas où cette norme serait en affrontement avec une autre, il
convient de les examiner toutes deux et de ne retenir que celle qui parait la
mieux appropriée.
Là aussi, la procédure est on ne peut plus démocratique.
De plus une telle démarche ne peut qu'aider à l'évolution.
Cependant rappelons-nous que toute norme est relative et que ce qui est bon
pour l'un ne l'est pas forcément pour l'autre.
C'est à partir de là qu'un principe démocratique peut devenir
despotique.
En effet, au cours de l'évolution de la société se sont
constitués des groupes à l'importance variable mais au pouvoir
considérable. Ainsi sont nés les lobbies ou groupes de pression.
Ainsi, la norme ne résulte plus seulement de la discussion du groupe
mais de l'intérêt que peut trouver un groupe annexe dans l'élaboration
de la dite norme. La loi, auparavant normale et nécessaire devient donc
mal-norme.
Par conséquent, le langage devient mensonge. Or dans le cas présent,
nous nous trouvons dans le cas d'un principe démocratique malmené
par l'injuste.
Revenons à Aristote et posons-nous donc la question de savoir si la société
actuelle ne nous fait pas ressembler davantage à l'animal qu'à
l'humain. En effet, si nous cédons à la mal-norme, nous cédons
à la loi du plus fort qui est, comme chacun le sait, la loi de la jungle,
non celle de la Polis.
Dans la théorie psychanalytique développée par Freud, nous
constatons que lorsqu'un individu transgresse un tabou, qu'il soit social ou
familial, une instance inconsciente supérieure, le sur-moi, génère
une sorte d'autopunition qui se manifeste par le refoulement. Celui-ci opère
comme une censure qui supprime le souvenir de l'acte jugé honteux par
le sur-moi. Cependant, et sans quoi il ne s'agirait pas d'une punition, l'acte
refoulé revient sur la scène de la vie quotidienne par le symptôme.
Revenons maintenant en arrière. Si la norme devient mal-norme par l'intérêt,
la société transgresse ici un principe démocratique. Elle
se trompe elle-même.
Cette attitude ne peut être que jugée et mal jugée car la
raison inhérente à tout individu social, doué du logos,
ne peut être que choquée par une telle action.
Si cette fois nous nous référons à la théorie psychoanalytique
de Carl Jung, nous constatons que tout individu possède un inconscient
personnel et un inconscient collectif qui se comporte comme une sorte de mémoire
sociale.
Nous pouvons donc sans risque de nous tromper dire que le principe démocratique
est inscrit dans l'inconscient collectif de tout être humain. Ainsi si
celui-ci se trouve baffoué nous ne pouvons que nous révolter inconsciemment.
Mais comme cette erreur volontaire et intéressée est l'oeuvre
de l'homme il se doit que celui-ci en subisse les conséquences. La morosité
ambiante est le symptôme d'un logos malade. Mais comme le principe même
du symptôme est de cacher sa véritable origine sous d'autres fausses,
c'est le principe du déplacement, l'homme social développe de
plus en plus de systèmes de communication qui le persuadent qu'il ne
souffre pas.
Gageons que les débats philosophiques ne sont pas une stratégie
de compensation car il serait beaucoup plus souhaitable qu'ils agissent comme
une véritable thérapie visant à remettre au goût
du jour des principes politiques éternels où la morale dépasse,
surpasse les intérêts de chacun au profit d'un groupe véritablement
uni.
Eric Geysen-Lachérade