P. Bourdieu, La distinction "Les goûts (c'est-à-dire les préférences manifestées) sont l'affirmation pratique d'une différence inévitable. Ce n'est pas par hasard que, lorsqu'ils ont à se justifier, ils s'affirment de manière toute négative, par le refus opposé à d'autres goûts : en matière de goûts, plus que partout, toute détermination est négation ; et les goûts sont avant tout des dégoûts, faits d'horreur ou d'intolérence viscérale ("c'est à vomir") pour les autres goûts, les goûts des autres. Des goûts et des couleurs on ne discute pas : non parce que tous les goûts sont dans la nature, mais parce que chaque goût se sent fondé en nature [...] ce qui revient à rejeter les autres dans le scandale du contre-nature. L'intolérance esthétique a des violences terribles. L'aversion pour les styles de vie différents est sans doute une des plus fortes barrières entre les classes [...] Il n'est pas de lutte à propos de l'art qui n'ait aussi pour enjeu l'imposition d'un art de vivre, c'est-à-dire la transmutation d'une manière arbitraire de vivre en matière légitime d'exister qui jette dans l'arbitraire toute autre manière de vivre" (P. Bourdieu, La distinction, Ed. de Minuit, 1979, p 60) G. Bachelard, La formation de l'esprit scientifique "Quand il se présente à la culture scientifique, l'esprit n'est jamais jeune. Il est même très vieux car il a l'âge de ses préjugés" (G. Bachelard, La formation de l'esprit scientifique [1938], Vrin, p 14). "on connaît contre une connaissance antérieure, en détruisant des connaissances mal faites, en surmontant ce qui, dans l'esprit même, fait obstacle à la spiritualisation" (G. Bachelard, La formation de l'esprit scientifique [1938], Vrin, p 14) "Dans l'éducation, la notion d'obstacle pédagogique est également méconnue. J'ai souvent été frappé du fait que les professeurs de sciences, encore plus que les autres si c'est possible, ne comprennent pas qu'on ne comprenne pas. Peu nombreux sont ceux qui ont creusé la psychologie de l'erreur, de l'ignorance et de l'irréflexion [...]. Les professeurs de sciences imaginent que l'esprit commence comme une leçon, qu'on peut toujours refaire une culture nonchalante en redoublant une classe, qu'on peut toujours faire comprendre une démonstration en la répétant point pour point. Ils n'ont pas réfléchi au fait que l'adolescent arrive dans la classe de Physique avec des connaissances empiriques déjà constituées : il s'agit alors, non pas d'acquérir une culture expérimentale, mais bien de changer de culture expérimentale, de renverser les obstacles déjà amoncelés par la vie quotidienne" (G. Bachelard, La formation de l'esprit scientifique [1938], Vrin, p 18). "La science dans son besoin d'achèvement comme dans son principe, s'oppose absolument à l'opinion. S'il lui arrive, sur un point particulier, de légitimer l'opinion, c'est pour d'autres raisons que celles qui fondent l'opinion ; de sorte que l'opinion a, en droit, toujours tord. L'opinion pense mal ; elle ne pense pas : elle traduit des besoins en connaissances. En désignant les objets par leur utilité, elle s'interdit de les connaître. On ne peut rien fonder sur l'opinion : il faut d'abord la détruire. Elle est le premier obstacle à surmonter. Il ne suffirait pas, par exemple, de la rectifier sur des points particuliers, en maintenant, comme une sorte de morale provisoire, une connaissance vulgaire provisoire. L'esprit scientifique nous interdit d'avoir une opinion sur des questions que nous ne comprenons pas, sur des questions que nous ne savons pas formuler clairement. Avant tout il faut savoir poser des problèmes. Et quoi qu'on dise, dans la vie scientifique, les problèmes ne se posent pas d'eux-mêmes. C'est précisément ce sens du problème qui donne la marque du véritable esprit scientifique. Pour un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une question. S'il n'y a pas eu de question, il ne peut y avoir connaissance scientifique. Rien ne va de soi. Rien n'est donné. Tout est construit." (G. Bachelard, La formation de l'esprit scientifique, Vrin, p 14) Adorno (T.), Modèles critiques "Avoir une opinion c'est affirmer, même de façon sommaire, la validité d'une conscience subjective limitée dans son contenu de vérité. La manière dont se présente une telle opinion peut être vraiment anodine. lorsque quelqu'un dit qu'à son avis, le nouveau batiment de la faculté a sept étages, cela peut vouloir dire qu'il a appris cela d'un tiers, mais qu'il ne le sait pas exactement. Mais le sens est totalement différent lorsque quelqu'un déclare qu'il est d'avis quant à lui que leqs Juifs sont une race inférieure de parasites, comme dans l'exemple éclairant cité par Sartre à propos de l'oncle Armand qui se sent quelqu'un parce qu'il exècre les Anglais. Dans ce cas, le " je suis d'avis " ne restreint pas le jugement hypothétique, mais le souligne. Lorsqu'un tel individu proclame comme sienne une opinion aussi rapide, sans pertinence, que n'étaye aucune expérience, ni aucune réflexion, il lui confère - même s'il la limite apparamment - et par le fait qu'il la réfère à lui même en tant que sujet, une autorité qui est celle de la profession de foi. Et ce qui transparaît, c'est qu'il s'implique corps et âme ; il aurait donc le courage de ses opinions, le courage de dire des choses déplaisantes qui ne plaisent en vérité que trop. Inversement, quand on a affaire à un jugement fondé et pertinent mais qui dérange, et qu'on n'est pas en mesure de réfuter, la tendance est tout aussi répendue à le discréditer en le présentant comme simple opinion [...]. La force de résistance de l'opinion pure et simple s'explique par son fonctionnement psychique. Elle offre des explications grace auxquelles on peut organiser sans contradictions la réalité contradictoire., sans faire de grands efforts. A cela s'ajoute la satisfaction narcissique que procure l'opinion passe-partout, en renforçant ses adeptes dans leur sentiment d'avoir toujours su de quoi il retouren et de faire partie de ceux qui savent. (Adorno (T.), " Opinion, illusion, société ", Modèles critiques, Payot, 1984, pp. 114-119)