Merde que se passe-t-il ? La philosophie deviendrait-elle populaire ?
Premier épisode : Le Magazine littéraire de janvier 1996 va surtout
retenir que le phénomène est sensible dans l'édition :
"c'est un fait, dont l'édition témoigne, qu'il y a aujourd'hui
une extraordinaire demande" (je souligne). Il y a eu Un café pour
Socrate de Sautet, Le Monde de Sophie de J. Gaarder, Le petit traité
des grandes vertus de Compte-Spongieux. Et "A cette demande répond
une offre elle-même extraordinairement diversifiée dans ses objets
et ses pratiques". Va-t-on enfin tout savoir ? Vont-il enfin en parler
?
Dans le paysage philosophique des années 1995-1996, on parlait encore
philosophie dans les émissions et publications sérieuses1. Il
y avait encore des émissions concernant la philosophie sur France-Culture
(" Les chemins de la connaissance " : " Une vie, une oeuvre ")
, des articles sur la philo Le Monde, dans Libé et dans Le Figaro. Le
Magazine Littéraire faisait toujours des dossiers sur des philosophes
(François Ewald ne s'est toujours pas fait viré !). Pivot a invité,
comme il l'a toujours fait, des philosophes à " Bouillon de Culture
".
Ce qui est nouveau à la télévision, c'est " Pas si
vite ", l'émission de Michel Field et d'Agnès sur Canal +,
le fait que des émissions sérieuses soient consacrées au
"renouveau de la philo" (Le Cercle de Minuit), et même des émissions
pas "sérieuses" (Sautet à "Nulle part ailleurs"
sur Canal + par exemple). Mais c'est surtout " La philo selon Philippe
" un Soap d'AB production sur TF1 (la totale selon les puristes !). Ce
qui est nouveau dans la presse écrite c'est que les publications pas
"sérieuses" se sont faites l'écho du "renouveau
de la philo", alors que les publications sérieuses ont continué
à faire des articles sur la philosophie sérieuse comme si de rien
n'était. Ce qui est nouveau dans les médias c'est qu'ils ne se
sont plus seulement faits l'écho de la philosophie sérieuse mais
d'un renouveau de la philosophie qui n'avait rien à voir avec la philosophie
sérieuse, mais surtout que des émissions pas sérieuses
se sont fait l'écho de philosophie sérieuse et du renouveau de
la philosophie qui n'avait rien à voir avec la philosophie sérieuse.
Qu'est-ce donc que ce renouveau de la philosophie sinon une philosophie pas
sérieuse ? Ce sont les consultations philosophiques de Marc Sautet mais
surtout les débats philosophiques qu'il anime au café des phares.
Et la nouveauté de la fin de l'année 1995 c'est que ce débat
a fait des petits à Paris et en province1.
Eh bien non ! Le Magazine Littéraire n'en parlera pas. En tant que première ligne du "chien-de-gardisme", ce magazine va tenter de relativiser, en semant le doute, en amalgamant, mais surtout en ne mettant pas en lumière ce qui est radicalement nouveau. C'est encore dans les vieilles marmites qu'on fait les meilleures soupes ! "La recherche en philosophie est vivante et plurielle". On ne parlera pas de la radicale nouveauté mais de " petits nouveaux " qui sont "des figures remarquables de la recherche actuelle en philosophie" (p. 19). Que des vieux et même s'ils sont un peu jeunes, "comme il y a des enfants précoces, il y a des vieillards précoces" (Desproges). Seul le décolleté plongeant de Barbara Cassin donne envie de faire de la philosophie. Même les rédacteurs des articles, tous ont sévi jadis ailleurs dans des livres ou dans la presse, aucun n'a assisté à un débat philosophique de café, aucun n'est vraiment au courant de ce qui se passe2. Tous sont issus de l'université et de la recherche2.
Tout est devenu encore plus lisible à l'émission " Le grand débat " sur France-Culture3 : les "milieux autorisés" ont essayé de comprendre en appelant à la rescousse les "philosophes-tapisserie", André Comte-Sponville, Alain Finkielkraut, François Ewald, et le vilain petit canard, celui par qui le scandale est arrivé et sur lequel on ne peut faire l'impasse : Marc Sautet. Les philosophes-tapisserie remportèrent la partie, Sautet ne put dire que trois mots et se fît "sucrer son café". Mais le phénomène nouveau continua et même s'intensifia, creusant son lit de plus en plus profondément. De 28 débats philosophiques en décembre on passa à 35 en avril et à 50 en juin, "Quand au café des Phares, place de la Bastille, ses discussions philosophiques du dimanche matin attirent de plus en plus de monde" (Le Nouvel Observateur, 14-20 mars 1996).
Second épisode : On s'en prend à la tête d'affiche. On
suppute que c'est Sautet qui est encombrant. Il a pourtant bien le profil des
autres "philosophes-tapisserie", le même âge, la même
formation et il enseigne même à l'université. Pourquoi ne
rentre-t-il pas dans le rang, pourquoi continue-t-il à faire chier ?
On va alors essayer de lui coller une saloperie sur le dos (genre casserole
au cul !). Pédophilie ou négationnisme ? Allez va pour le négationnisme
! Qui s'y colle ? La Pravda française bien sûr, le journal Le Monde
! Quinze jours après un article si honnête qu'il paraissait élogieux
sur une page sur les débats philosophiques de café3 (Ca ne s'était
jamais vu dans Le Monde, ni dans aucun des organes de propagande sérieux4),
vlan : " Le promoteur des cafés de philosophie tient des propos
ambigus sur le génocide juif "4. Grillé Sautet ! Les organes
de presse sérieux vont relayer la nouvelle5 et ainsi il ne pourra plus
se déplacer dans une manifestation intellectuelle sans faire fuir tout
le monde !
Et pourtant zut ! Bien que Sautet soit grillé, ça continue ! Et
encore de plus belle ! 55 débats philosophiques de café en septembre,
64 en novembre, une vraie épidémie. Mais qu'est-ce qu'ils ont
tous ?
Troisième épisode : puisque Sautet est out, on demande aux philosophes-tapisserie
d'occuper le terrain. Bernard Henri Lévy (Le Magazine Littéraire
Hors-Série), François Jullien (Le Monde, 29 octobre 1996), Pascal
Bruckner, Luc Ferry et Gilles Lipovetsky. André Comte-Sponville (Le Figaro,
31 octobre 1996).
Le problème c'est que, s'ils sont assez performants pour ne pas laisser
parler Sautet, ils sont insignifiants pour analyser ce qui se passe. Que se
passe-t-il ? Il n'en savent rien parce qu'ils ne peuvent rien en savoir, ils
ne connaissent que leur monde : les salons parisiens, ils ne parlent que d'eux-mêmes
: un petit ego étriqué. Ou alors lorsqu'ils se rendent compte
de ce qui se passe, ils se placent en retrait car ils n'existent que pour empêcher
que ce qui se passe se passe, car ce qui se passe conduit à leur destruction.
Dans le même temps, deuxième vague d'assaut des chiens de garde,
les "philosophes officiels", ceux qui ne se sont jamais mouillés,
vont descendre dans l'arène. Deux catégories ceux qui parlent
et ceux dont on parle. Ceux qui parlent : Bouveresse et Bourdil5 (Bouveresse
étant chercheur et professeur au Collège de France et Bourdil
professeur en Khâgne), Marcel Conche (s'il est honnête il est stupide
!). Ceux dont on parle : Monique Canto-Sperber6, Juliusz Domanski6, Catherine
Chalier7. Coup d'épée dans l'eau car ces collaborateurs du pouvoir
ne sont formés et payés que pour occuper le terrain.
Quatrième épisode : Bouillon de Culture : le retour de Sautet.
De la philo ? oui mais non pas vraiment. Bon dieu mais c'est bien sûr
! De quoi on a dit qu'on allait parler mais dont il ne fallait absolument pas
parler, à " Bouillon de Culture " ? Du fait que la philosophie
est à la mode. Qu'est-ce que cela veut dire ? Que le vulgum pecus lise
des livres de philo et se déplace pour participer à des débats
philo ? Que les professeurs de philo sont les héros de films ?
Alors Jean-Luc Marion, vous qui n'avez pas écrit un livre "populaire",
que pensez-vous de cette popularisation de la philosophie ? Allez donc demander
à un martien de parler de la vie sur terre ? Pourquoi ne pas me demander
ce que je pense de la vie parisienne et bourgeoise de Jean-Luc Marion, de ses
rapports avec Giscard, le Pape et l'Opus Dei ?
Alors Luc et André (comme les appelle Jean-Luc) allez me dire pourquoi
les gens lisent vos livres dans le métro ? Et Ferry : "ça
me fait plaisir qu'ils lisent mes livres" et il doit se dire : "mais
pourquoi diable le font-ils dans le métro ?" Et Comte-Sponville
inébranlable, nous récite mot pour mot la leçon qu'il a
apprise pour l'émission sur France-Culture qui est passée il y
a un an.
Alors Marc Sautet allez-vous enfin vous tenir à carreau ? Pourquoi les
gens viennent dans le café ? Et Marc Sautet de répondre qu'il
y a à bosser tous ensemble. Quelle consécration pour lui ! Il
est arrivé à se hisser au niveau des " philosophes tapisserie
" et des " philosophes officiels ", il est à " Bouillon
de Culture " !
Pourquoi ne leur a-t-il pas craché à la gueule ? Veut-il vraiment
participer avec eux à cette immense entreprise de crétinisation
des foules ? C'est vrai, ils n'ont pas été bien méchants,
mais lui, qu'est-ce qu'il a été sage !
Pourquoi avoir demandé à Jean-Luc, Luc, André et Marc de
nous parler de ce qu'ils pensent de cette popularisation de la philosophie ?
Parce que ce sont eux les philosophes (Pivot) ? La seule nouveauté c'est
la présence sur le plateau de Jean-Luc Marion, un pur chercheur, et d'un
animateur à peu près inconnu7. Ce qui est classique, banalement
classique, c'est cette volonté de priver de parole ceux qui la demandent,
de remplir avec du connu ce phénomène inconnu. Car la demande
philosophique dont il est question n'est réduite à la demande
de plus de philosophie de la part des " philosophes tapisserie " et
des " philosophes officiels " que dans les fantasmes de ceux que cela
arrangerait. Même si cette demande existe vraiment, la réalité
semble plus complexe, il y a aussi la demande de la possibilité de pouvoir
pratiquer en son propre nom la philosophie. Or, en dehors du mouvement des cafés-philo,
cette possibilité existe-telle vraiment actuellement ?
En clair de se demander si la philosophie ne deviendrait pas populaire est-ce
que cela ne masque pas que le " populaire " aspire à devenir
philosophe ? Retour à la case d'épargne. Ferry vaut bien Finkielkraut
pour vendre des livres ! Est-ce la fin de la nouveauté ? ?