Textes
Descartes,
Les passions de l'âme, art. 82
" Comment des passions fort différentes conviennent en ce qu'elles
participent de l'amour "
"Il n'est pas besoin aussi de distinguer autant d'espèces d'amour
qu'il y a de divers objets qu'on peut aimer ; car, par exemple, encore que les
passions qu'un ambitieux a pour la gloire, un avaricieux pour l'argent, un ivrogne
pour le vin, un brutal pour une femme qu'il veut violer, un homme d'honneur
pour son ami on sa maîtresse, et un bon père pour ses enfants,
soient bien différentes entre elles, toutefois en ce qu'elles participent
de l'amour elles sont semblables. Mais les quatre premiers n'ont de l'amour
que pour la possession des objets auxquels se rapporte leur passion et n'en
ont point pour les objets eux-mêmes, pour lesquels ils ont seulement du
désir mêlé avec d'autres passions particulières.
Au lieu que l'amour d'un bon père est si pur qu'il ne désire rien
avoir d'eux, et ne veut point les posséder autrement qu'il fait, ni joint
à eux plus étroitement qu'il est déjà ; mais les
considérant comme d'autres soi-même, il recherche leur bien comme
le sien propre, ou même avec plus de soin, parce que, se représentant
que lui et eux font un tout dont il n'est pas la meilleure partie, il préfère
souvent leurs intérêts aux siens et ne craint pas de se perdre
pour les sauver. L'affection que les gens d'honneur ont pour leurs amis est
de cette même nature, bien qu'elle soit rarement si parfaite ; et celle
qu'ils ont pour leur maîtresse en participe beaucoup, mais elle participe
aussi un peu de l'autre.
Roland Jaccard,
L'expérience ratée
Dieu arpente son bureau, lorsqu'il aperçoit de sa baie vitrée
le diable traînant derrière lui une vieille caisse. Intrigué,
Dieu appelle son majordome et lui demande : "Qu'y a-t-il dans cette caisse
?" Ce dernier lui répond : "Un homme et une femme". Dieu
désemparé, consulte ses dossiers et, soudain, se souvient :"Ah
oui... cette expérience ratée... Est-ce qu'ils vivent toujours
?"
Platon,
Le Banquet,
"Mythe d'Aristophane"
Autrefois la nature humaine n'était pas ce qu'elle est maintenant ; elle
était bien différente. D'abord il y avait trois genres, et non
deux comme maintenant, un mâle et une femelle ; s'y ajoutait un troisième
genre qui participait des deux autres - dont l'appellation a subsisté
- mais qui a lui-même disparu : il y avait un genre androgyne, dont l'aspect
et le nom participait à la fois des deux autres [...]. Par ailleurs la
forme de chaque homme était entièrement ronde, avec un dos arrondi
et des côtes circulaires, avec quatre mains, autant de jambes et deux
visages sur un cou d'une rondeur parfaitement régulière, mais
une seule tête sous les deux visages regardant en sens opposés
; avec quatre oreilles, et deux sexes [...].
Il étaient doués d'une force et d'une vigueur prodigieuse et d'une
grande présomption. Ils s'en prirent aux dieux [...].
Après s'être torturé l'esprit, Zeus déclara : "
Je crois tenir le moyen pour qu'il y ait encore des hommes et pour mettre en
même temps fin à leur impudence : c'est qu'ils deviennent plus
faibles. Je vais donc les séparer en deux [...]. "
Sur ces mots il coupa les hommes en deux [...].
Ainsi leur corps était divisé en deux ; chacun alors, regrettant
sa moitié, la rejoignait ; et ils se jetaient dans les bras les uns des
autres et s'entrelaçaient dans le désir de s'unir, de ne plus
faire qu'un ; ils mouraient de faim et généralement d'inanition,
parce qu'il ne pouvaient rien faire les uns sans les autres [...]. Pris de pitié
Zeus inventa un nouvel expédient : il déplaça sur le devant
les organes génitaux ; car jusque-là ils les portaient derrière
[...] il leur permit de s'engendrer les uns dans les autres [...]. C'est donc
depuis cette lointaine époque que l'amour des uns pour les autres est
inné chez les hommes, qu'il ramène l'unité de notre nature
primitive, et entreprend de faire un seul être de deux et de guérir
la nature humaine.
Ainsi chacun de nous est le complément d'un être humain, pour avoir
été coupé, comme les carrelets, et d'un, être devenu
deux. Chacun ne cesse alors de chercher son complément [...] chaque fois
que le hasard lui fait rencontrer cette moitié de lui-même, alors
l'amoureux [...] est saisi - ô prodige ! - d'un sentiment d'amitié,
de familiarité, d'amour ; ils ne veulent pour ainsi dire plus se séparer,
fût-ce un instant [...]. Par l'union et la fusion avec son bien-aimé,
de deux [l'amoureux désire] ne devenir qu'un.
Stendhal,
De l'amour
La première cristallisation commence.
On se plaît à orner de mille perfections une femme de l'amour de
laquelle on est sûr, on se détaille tout son bonheur avec une complaisance
infinie... Laissez travailler la tête d'un amant pendant vingt quatre
heures, et voici ce que vous y trouverez : Aux mines de sel de Salzbourg, on
jette dans les profondeurs abandonnées de la mine un rameau d'arbre effeuillé
par l'hiver ; deux ou trois mois après on le retire couvert de cristallisations
brillantes : les plus petites branches, celles qui ne sont pas plus grosses
que la patte d'une mésange, sont garnies d'une infinité de diamants
mobiles et éblouissants ; on ne peut plus reconnaître le rameau
primitif.
Ce que j'appelle cristallisation, c'est l'opération de l'esprit, qui
tire de tout ce qui se présente la découverte que l'objet aimé
a de nouvelles perfections.
[...] Alors commence la seconde cristallisation produisant pour diamants des
confirmations à cette idée : Elle m'aime. A chaque quart d'heure
de la nuit qui suit la naissance des doutes, après un moment de malheur
affreux, l'amant se dit : Oui elle m'aime ; et la cristallisation se tourne
à découvrir de nouveaux charmes ; puis le doute à l'oeil
hagard s'empare de lui, et l'arrête en sursaut. La poitrine oublie de
respirer ; il se dit : Mais est-ce qu'elle m'aime ? Au milieu de ces alternatives
déchirantes et délicieuses, le pauvre amant sent vivement : Elle
me donnerait des plaisirs qu'elle seule au monde peut me donner.
R. F. Fortune,
Sorciers de Dobu
Selon la théorie indigène, il n'existe pas de désir amoureux
qui n'ait été suscité par un charme magique. Les hommes
et les femmes font l'amour seulement parce que les hommes sont constamment en
train d'exercer leurs pouvoirs magiques sur les femmes et les femmes sur les
hommes. Si les pas d'un jeune homme le conduisent la nuit dans une maison étrangère,
où de l'intérieur on l'invite à entrer en jouant de la
guimbarde ou de la flûte de bambou, quand bien même le jeune homme
ne sait pas qui est la fille, ni quelle apparence elle peut avoir, c'est que
l'ayant vu, elle a usé de magie envers lui. Sinon pourquoi son désir
se porterait-il sur cette inconnue ? Même si, comme c'est souvent le cas,
le jeune homme connaît l'identité de la fille de la maison, ce
sont ses pratiques magiques envers elle ou celles de la fille sur lui qui frayent
son chemin au désir. (R. F. Fortune, Sorciers de Dobu, Maspéro,
1972 [édition anglaise : 1932], p 276).
Descartes,
Les passions de l'âme, art. 1 et 2
Tout ce qui se fait ou qui arrive de nouveau est généralement
appelé par les philosophes une passion au regard du sujet auquel il arrive,
et une action au regard de celui qui fait qu'il arrive. En sorte que, bien que
l'agent et le patient soient souvent fort différents, l'action et la
passion ne laissent pas d'être toujours une même chose qui a ces
deux noms, à raison des deux divers sujets auxquels on peut la rapporter.
[...] Puis aussi je considère que nous ne remarquons point qu'il y ait
aucun sujet qui agisse plus immédiatement contre notre âme que
le corps auquel elle est jointe, et que par conséquent nous devons penser
que ce qui est en elle une passion est communément en lui une action.
Descartes,
Les passions de l'âme
Passions de l'âme, art. 56 " l'amour et la haine ", 57 "
le désir ", 69 " les six passions primitives ", 79 "
les définitions de l'amour et de la haine ", 81 " De la distinction
qu'on a coutume de faire entre l'amour de concupiscence et de bienveillance,
vouloir du bien à ce qu'on aime et désirer la chose qu'on aime
", 82 " Comment des passions fort différentes conviennent en
ce qu'elles participent de l'amour ", note d'Alquié : aime-t-on
de la même façon, et par un même sentiment, le vin, une femme
que l'on veut violer, son ami, sa maîtresse, et ses enfants ?, 83 "
De la différence qui est entre la simple affection, l'amitié et
la dévotion ", 84 " Qu'il n'y a pas tant d'espèces de
haine que d'amour ", 86 " La définition du désir ",
87 " Que c'est une passion qui n'a point de contraire ".
Hegel,
La raison dans l'histoire
La passion est tenue pour une chose qui n'est pas bonne, qui est plus ou moins
mauvaise : l'homme ne doit pas avoir de passions. Mais passion n'est pas tout
à fait le mot qui convient pour ce que je veux désigner ici. Pour
moi, l'activité humaine en général dérive d'intérêts
particuliers, de fins spéciales ou, si on veut, d'intentions égoïstes,
en ce sens que l'homme met toute l'énergie de son vouloir et de son caractère
au service de ces buts, en leur sacrifiant tout ce qui pourrait être un
autre but, ou plutôt en leur sacrifiant tout le reste. [...]
Nous disons donc que rien ne s'est fait sans être soutenu par l'intérêt
de ceux qui y ont collaboré. Cet intérêt, nous l'appelons
passion lorsque, refoulant tous les autres intérêts ou buts, l'individualité
tout entière se projette sur un objectif avec toutes les fibres intérieures
de son vouloir et concentre dans ce but ses forces et tous ses besoins. En ce
sens, nous devons dire que rien de grand ne s'est accompli dans le monde sans
passion. ( 10/18, p 108).
Descartes,
Lettre à Chanut du 6 juin 1647
Lorsque j'étais enfant, j'aimais une fille de mon âge, qui était
un peu louche [qui louchait !] ; au moyen de quoi, l'impression qui se faisait
par la vue en mon cerveau, quand je regardais ses yeux égarés,
se joignait tellement à celle qui s'y faisait aussi pour émouvoir
en moi la passion de l'amour, que longtemps après, en voyant des personnes
louches, je me sentais plus enclin à les aimer qu'à en aimer d'autres,
pour cela seul qu'elles avaient ce défaut ; et je ne savais pas néanmoins
que ce fût pour cela. Au contraire, depuis que j'y ai fait réflexion,
et que j'ai reconnu que c'était un défaut, je n'en ai plus été
ému. Ainsi, lorsque nous sommes portés à aimer quelqu'un,
sans que nous en sachions la cause, nous pouvons croire que cela vient de ce
qu'il y a quelque chose en lui de semblable à ce qui a été
dans un autre objet que nous avons aimé auparavant, encore que nous ne
sachions pas ce que c'est. Et bien que ce soit plus ordinairement une perfection
qu'un défaut, qui nous attire ainsi à l'amour ; touefois, à
cause que ce peut être quelquefois un défaut, comme en l'exemple
que j'ai apporté, un homme sage ne se doit pas laisser entièrement
aller à cette passion, avant que d'avoir considéré le mérite
de la personne pour laquelle nous nous sentons émus.
Alquié,
Le désir d'éternité
L'erreur du passionné consiste donc moins dans la surestimation de l'objet
actuel de sa passion que dans la confusion de cet objet et de l'objet passé
qui lui confère son prestige [...]. Ainsi s'il est un amour action, qui
veut le bien de ce qu'il aime, s'efforce donc de le rendre meilleur, de le transformer
selon la valeur, il est un amour passion qui désire que son objet demeure
ce qu'il est, et le prend pour mesure de la valeur elle-même [...]. De
celui-ci [le véritable amour] la passion nous détourne. Car l'amour
véritable est action, et, comme toute action, il refuse de se soumettre,
veut changer ce qui est, et lui préfère ce qui n'est pas encore,
et participant à cette constante création qu'est le cours du monde,
il entreprend de transformer l'être selon la valeur [...]. En aimant le
passé, nous n'aimons que notre propre passé, seul objet de nos
souvenirs. On ne saurait aimer le passé d'autrui ; par contre l'amour
peut se porter vers son avenir, et il le doit, car aimer vraiment, c'est vouloir
le bien e l'être qu'on aime, et l'on ne peut vouloir ce bien que dans
le futur. Tout amour passion, tout amour du passé, est donc illusion
d'amour, et, en fait, amour de soi-même. Il est désir de se retrouver,
et non de se perdre ; d'assimiler autrui, et non de se donner à lui ;
il est infantile, possessif et cruel [...]. L'amour action suppose au contraire
l'oubli de soi, de ce que l'on fut ; il implique l'effort pour améliorer
l'avenir de celui qu'on aime. (PUF, p 54-56).
Descartes,
Lettre à Chanut du 1er février 1647
Je distingue entre l'amour qui est purement intellectuelle ou raisonnable, et
celle qui est une passion. La première n'est, ce me semble, autre chose
sinon que, lorsque notre âme aperçoit quelque bien, soit présent,
soit absent, qu'elle juge lui être convenable, elle se joint à
lui de volonté , c'est-à-dire, elle se considère soi-même
avec ce bien-là comme un. C'est l'évidence de cette vérité,
qui donne tant de supériorité à la seconde, tout dont il
est une partie et elle l'autre. [...]
Mais pendant que note âme est jointe au corps, cette amour raisonnable
est ordinairement accompagnée de l'autre, qu'on peut nommer sensuelle
ou sensitive, et qui [...] n'est autre chose qu'une pensée confuse excitée
en l'âme par quelque mouvement des nerfs, laquelle dispose à cette
autre pensée plus claire en qui consiste l'amour raisonnable. [...]
Je dirais seulement que ce sont ces sentiments confus de notre enfance, qui
demeurant joints avec les pensées raisonnables par lesquelles nous aimons
ce que nous en jugeons digne, sont causes que la nature de l'amour nous est
difficile à connaître. [...] Ce qui est principalement remarquable
touchant le désir ; car on le prend si ordinairement pour l'amour, que
cela est cause qu'on a distingué deux sortes d'amour : l'une qu'on nomme
amour de bienveillance, en laquelle ce désir ne paraît pas tant,
et l'autre qu'on nomme amour de concupiscence, laquelle n'est qu'un désir
fort violent, fondé sur un amour qui souvent est faible.
Spinoza,
Ethique, V, 3
Une affection qui est une passion, cesse d'être une passion, sitôt
que nous en formons une idée claire et distincte.
Une affection qui est une passion est une idée confuse. Si donc nous
formons de cette affection une idée claire et distincte, il n'y aura
entre cette idée et l'affection elle-même, en tant qu'elle le rapporte
à l'âme seule, qu'une distinction de raison ; et ainsi, l'affection
cessera d'être une passion.
Une affection est d'autant plus en notre pouvoir et l'âme en pâtit
d'autant moins que cette affection nous est plus connue.