De la démagogie

Après une 4ème mairie FN, certains pensent qu'il faut tirer la sonnette d'alarme, certains, qu'il faut prendre les armes et d'autres, défiler en criant. Mais contre le FN, il n'y a pas une bonne solution : toutes sont bonnes car elles symbolisent la lutte contre ce fascisme montant. Pour ma part, je vais essayer de montrer philosophiquement en quoi Le Pen est un démagogue.
Il n'y a pas de définition exacte du démagogue, que des traits de personnalité comme la foi dans ses convictions, l'arrivisme et le goût pour la politique.
Quelques hommes ont tenté de le définir :
- L'écrivain Primo-Lévi : "Une grande leçon de la vie est que les imbéciles ont parfois raison. Mais il ne faut pas en abuser. On appelle démagogie l'art d'en abuser. "
- Le grammairien Jacques Cellard : "La démagogie : un abus permanent de mots. "
- L'historien Michel Winock : "Un jour ou l'autre, tout le monde use de la démagogie, un prof, la pub, les centristes, De Gaulle. Le démagogue est celui qui en abuse. "
Ce qui fait l'essence du démagogue, c'est donc l'abus de démagogie : par cela, ils ont entaché l'histoire, menacé la démocratie et ils ont fait de l'humanisme une théorie obsolète. Tout comme Le Pen en ce moment qui ne fait qu'appliquer les règles de déontologie démagogique.

Le démagogue, un sophiste.
Le démagogue ne fait pas un discours, il donne un spectacle de mots, de verbes populaires.
En 1955, Le Pen a vingt-sept ans et à Rennes, à coté de Poujade, il prend la parole. Poujade raconte : "Il a pris la parole. Il ne savait absolument rien de ce que je faisais. Il ne connaissait même pas le b-a ba de mon combat. Mais il a fait un discours délirant. Il m'a comparé à Jeanne D'Arc, à Bayard, à Duglesclin et ce fut une ovation de tonnerre. Je me suis dit ce type la à un estomac d'archevêque. "(1)
Le Pen est un bavard impénitent, il entretient son outil, tel un sophiste. Ses discours sont improvisés, ce qui est un cas unique dans la classe politique, ce qui lui donne l'avantage de supprimer les formules compliquées, de paraître populaire.
Il applique à la lettre les conseils de Gustave Le Bon, le premier sociologue qui prouva que les foules obéissent à leur propres lois psychologiques, différentes de celles des individus qui la composent ( ce fut le livre de chevet d'Hitler et de Mussolini )
"Pour convaincre les foules, il faut d'abord bien se rendre compte des sentiments dont elles sont animées, feindre de les partager, puis tenter de les modifier, en provoquant au moyen d'associations rudimentaires, certaines images suggestives."(2)
Pour enrichir son discours, Le Pen créé son propre lexique, se donnant ainsi une autonomie par rapport aux autres. Les exemples ne manquent pas : le pouvoir politico-médiatique, le fiscalisme galopant, la démocrature, la ripoublique. Il en agrémente ainsi toutes ses déclarations afin de leur donner une ampleur :
"je sais, sidaïque n'est pas beau, mais il n'y en a pas d'autre terme. "
"L'importance numérique du FN a été minimisée par le complot sondagico-médiatique. "

Le démagogue, un rhéteur de l'herméneutique.
Le démagogue retourne toujours les mots à son avantage, soit pour attaquer, soit pour déstabiliser.
Les exemples sont flagrants et nombreux :
"Moi, anti-démocrate ? Mais ce sont les médias qui exercent leur pouvoir sans aucune règle, sans aucune limite, sans aucune déontologie, avec le risque de remettre en cause la démocratie." Voilà comment on inverse une situation : la liberté de la presse est considérée comme garante de la démocratie mais Le Pen affirme le contraire.
Pour déstabiliser, un moyen rhétorique vieux comme le monde : remettre en question le sens d'un mot. Ainsi, quand on parle de racisme à Le Pen, il rétorque : "Le racisme ? Le racisme, où ça commence, où ça finit? Si être raciste, c'est selon la définition du code pénal, user de discrimination à l'égard des gens en raison de leur race, de leur religion ou de leur nationalité, inciter à la haine, à la persécution, eh bien, je ne suis sûrement pas raciste. Par contre, si le fait de défendre son sol, ses intérêts, son patrimoine au profit du peuple qui en est propriétaire depuis des millénaires, c'est être raciste, la vie politique française n'est composée que de racistes. "
L'élément rhétorique le plus fort, c'est de réussir à rendre flou le sens d'un mot et ainsi pouvoir l'utiliser comme bon lui semble.
Le Pen, en 1987, déclara : "Les chambres à gaz sont un détail de l'histoire de la 2è Guerre Mondiale." Qualifier de détail un tel génocide, il fallait oser. Le 8 Février 1990, dans un entretien au Quotidien de Paris, il le reprend : "Pour un grand nombre de gens, détail signifie quelque chose de médiocre, de petit. C'est faux car le qualitatif colore le mot. Un détail peut être insignifiant, mais un détail peut être essentiel." L'argumentation est imparable, Le Pen fait du dérisoire de l'important.
Mais pour aller plus loin, pour faire des mots et de leur sens les alliés les plus sûrs, Le Pen créé sa propre langue pour imposer son propre lexique. Les politologues du FN indiquent aux militants quels mots utiliser dans leur discours, meeting, etc. . .
Ainsi, les masses deviennent le peuple, les classes des catégories socioprofessionnelles, les luttes un combat ( surtout celui de Jean-Marie ), le sens de l'histoire de l'avenir, des aléas car l'histoire n'a pas de sens.

Le démagogue, un fanatique.
On ne peut pas discuter avec un membre du FN. Il a foi dans ses propos, on ne peut lui faire entendre raison, il n'écoute rien. Cela ne sert à rien de discuter.
Ce petit discours prouve que Le Pen a réussi à élaborer un système clos.
Selon Arthur Koestler, l'auteur du Zéro infini, un système clos à 3 caractéristiques:
- d'abord il prétend représenter la Vérité, il peut donc expliquer tous les phénomènes et résoudre tous les problèmes. L'axiome de Le Pen est que nous sommes envahis par les immigrés. Peu importe le sujet de son discours, il en revient toujours aux immigrés.
- le système clos est en droit et non en fait. Tout phénomène qui ne cadre pas avec la théorie FN, est immédiatement réinterprété illogiquement. C'est ainsi que ses discours sont irrationnels :
"A Paris, la moitié des lits d'hôpitaux sont occupés par des étrangers, dont très peu en situation régulière.
- Mais, d'où tenez-vous cette statistique ? La Commission Informatique et Libertés interdit à l'Assistance publique de tenir compte de la nationalité des malades.
- Justement ! S'ils ne communiquent pas ces chiffres, c'est qu'ils veulent cacher à l'opinion publique à quel point les immigrés parasitent notre Sécurité Sociale. "
- Enfin, un système clos annule toute critique en leur supposant des motivations subjectives, elles-mêmes déduites des axiomes du système.
"Si un paranoïaque, dit Koestler, vous confie que la lune est une sphère creuse que les Martiens ont emplie de vapeurs soporifiques afin d'endormir l'humanité, et que vous objectez que cette attrayante théorie manque de preuves, il vous accusera aussitôt d'appartenir à la conspiration mondiale de la vérité. "
Même les politologues du FN avouent utiliser cette technique : ". . . le freudisme qui tente de tout ramener à la sexualité, explique que ceux qui le contestent refusent leur propre sexualité, de cette façon, leurs attaques constituent une preuve supplémentaire de la validité du freudisme. Nous ne devons pas hésiter à utiliser aussi cette méthode. "

Le démagogue, un paléontologue du cerveau
Le cerveau humain n'est pas un tout. Il existe en lui une partie, millénaire, que l'on appelle le cerveau reptilien : c'est là que se trouvent les instincts. Etroitement lié à lui, se trouve le cerveau limbique, siège de l'odorat, du goût et de toutes les passions. Ces deux parties forment le cerveau archaïque, enfermées sous les neurones du néocortex, la matière grise.
C'est ce dont Hume parle, dans son Traité de la nature humaine : les affections et l'entendement. Il précise qu'il faut que ce dernier dirige pour rendre la vie sociale possible. Mais quand c'est le reptilien qui prend le contrôle alors, il n'y a plus aucune morale, aucune loi, aucune démocratie, qui soient respectées. L'homme se sent toucher au plus profond de lui même.
Le Pen joue avec cela et tous ses thèmes visent à toucher le reptilien : la peur raciale, les maladies, la violence, etc. . . Tout son lexique vise une émotion.

Le démagogue ou le principe de démonstration simplifiante.
Pour que l'autre pense comme on le veut, il faut simplifier. Hitler le savait : "la magie de la simplification devant laquelle toutes les résistances tombent. "(3). Les experts du FN le reprennent : "Le grand public sait que A est la première lettre de l'alphabet. Si vous lui expliquez que B est la lettre qui vient immédiatement après, une partie de ce public ne vous suit déjà plus. " Les discours de Le Pen n'en restent qu'au A. Il n'utilise que des idées simples, des schémas de réflexion primaires, des adages. La preuve en est ces slogans FN pour les présidentielles de 1988 : "Mes idées ? Les vôtres!" ou "Le front National, c'est vous!"

Le démagogue, l'incarnation du Dasein.
Le Pen se veut être un sauveur, celui qui personnifie le combat. Il se réclame doublement du peuple puisqu'il est orphelin et pupille de la nation : il est le peuple. Le Pen se veut être un athlète, un franco-français, un homme de loi, la réincarnation d'une figure historique. Il prétend sauver la France des dangers qui la menacent/l'invasion des immigrés, la crise économique, la révolution civile. En fait, il caricature ce qu' Heidegger avait nommer le Dasein, l'Etre-là, c'est à dire l'existence qui contemple de son intérieur mais qui est aussi hors de soi, par sa relation avec l'étant, les choses. Le Dasein, c'est le lieu de départ de la vérité et c'est en ce sens ce que Le Pen personnifie. Il ne croit même plus donner un message de vérité mais, avec le statut de sauveur qu'il s'attribue, il est l'homme dont tout part, celui qui est l'Idéal, la véracité divine.
Le Pen n'est qu'un homme et pourtant il se prend pour un idéal, tout comme le Dasein, qu'Heidegger qualifiait de lui et d'autre chose. Mais il disait aussi que le Dasein trouve toute son existence dans la compréhension, dans une ouverture sur l'universalité, et pour Le Pen, c'est identique : il suffit de ne plus lui accorder sa compréhension à ses idées, une ouverture de son entendement pour que cesse son existence. M

(1)Allain Rollat Les hommes de l'extrême droite (Calmann-Lévy)
(2)Gustave Le Bon Psychologie des foules (Quadrige/Puf)
(3)John Toland Hitler (Bouquins/Laffont)
Mais aussi Pierre Jouve et Ali Magadi Les dits et les non-dits de Le Pen (La Découverte) et Actuel n°12.

 

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