Suite du feuilleton
Seuve : Non simplement... vous savez que le besoin de philosopher me semble
remonter au début de l'humanité, ça me paraît une
évidence, mais la popularité de la philosophie, peut-être,
a des explications un peu différentes, et je crois qu'on vient de retracer
le chaos ou les difficultés que nous propose notre époque, je
crois qu'il y a des courants de philosophie morale qui sont en train d'être
proposés me semble-t-il, et qui sont peut-être sur le point de
faire, je ne dirais pas un consensus, mais de rassembler quand même pas
mal de...
Pivot : par exemple...
Seuve : je parle des livres d'André Comte-Sponville par exemple...
Pivot : oui !
Seuve : et puis de philosophie morale. Je crois qu'il y a, au sortir d'une période
difficile, et qui est peut-être plus difficile par rapport à ce
qui nous attend, je crois qu'il y a ici un rassemblement, on se reconnaît
dans certaines valeurs qui sont, à mon avis, éternelles. Et je
crois qu'il y a quelque part une adhésion, je le vois dans les cafés-philo,
c'est quelquefois chaotique, c'est quelquefois débordant de vitalité,
mais il y a quand même, autour de ce que je connais, de ce dont je parle,
un rassemblement autour de certaines valeurs. Et je crois qu'il y a ici un phénomène
de reconnaissance quelque part.
Pivot : Alors Michel Seuve vous avez un itinéraire assez particulier
puisque vous faites des études de philo que vous abandonnez pour...
Seuve : ouais
Pivot : gagner votre vie...
Seuve : ouais
Pivot : vous entrez...
Seuve : ouais
Pivot : dans une banque
Seuve : ouais
Pivot : vous y restez 20 ans
Seuve : 20 ans...
Pivot : vous devenez chômeur
Seuve : ouais
Pivot : et à ce moment-là vous renouez avec la philo, si tant
est que vous l'ayez laissée de côté...
Seuve : hhhuuummm...
Pivot : et à ce moment-là c'est la philo qui vous permet de rebondir
et vous de...ee...nez, vous devenez donc, à Bordeaux et dans la région,
animateur de cafés philosophiques.
Seuve : Oui, j'ai trois cafés, trois lieux philosophiques je dirais,
euh, Bordeaux, Libourne et puis Mérignac et quelques...
Pivot : et vous allez en collectionner combien comme ça ?
Seuve : non, non, il faut du temps pour tout...
Pivot : et vous avez un cabinet aussi... pour Sautet...
Seuve : oui, je pratique en libéral...
Pivot : comme...
Seuve : oui, où je pratique une relation d'aide, sur le plan, dirais,
une mise en conjonction de l'affectif et du philosophique, pour essayer de s'approcher
un petit peu...
Pivot : mais alors vous faîtes payer les gens qui viennent vous voir ?
Seuve : oui
Pivot : c'est ça...
Seuve : oui
Pivot : mais alors vous parlez avec eux, ils vous parlent...
Seuve : tout à fait.
Pivot : c'est-à-dire vous remplacez quoi, le psy, le curé, l'instituteur
?
Seuve : j'écoute, je me rapproche par phénomène d'intuition,
d'empathie, de compréhension où ça permet d'aller mieux,
euh...
Pivot : non mais eeeh, ce qui est vrai c'est que les... alors et vous alors,
est-ce que vous êtes l'inventeur du café philosophique d'aujourd'hui
Marc Sautet ?
Sautet : non, non...
Pivot : oui ou non...
Sautet : franchement j'ai ouvert un cabinet, j'ai pas ouvert un café.
Le café il m'est tombé sur la tête. Moi, j'ai ouvert un
cabinet dans le Marais. C'est vrai qu'en France en tout cas j'ai été
le premier, en Allemagne ça se passait depuis 10 ans, en Hollande ça
marchait très bien. Et puis l'université me boudant un petit peu
je me dis : tiens, j'attends plus rien de personne, j'ouvre ma petite échoppe
à moi, on verra bien, il y a 5 ans de ça. Jamais de la vie je
pensais que, allant fréquenter tous les dimanches matin le café
des Phares à la Bastille, un débat naîtrait et que j'en
serais le patron, jamais, j'ai pas du tout conceptualisé. Mon seul mérite
est d'avoir accepté au fil des semaines de débattre philo, à
l'improviste, avec des inconnus. Et de là est né ce café,
ce rendez-vous régulier, qui ensuite a fait euh... fortune.
Pivot : oui, mais alors à quoi servent, c'est... c'est la question que
posait... que vous posiez Luc...uc Ferry, à quoi servent ces cafés
? C'est-à-dire, à... à... à... à flatter
l'ego des gens qui vont prendre la parole, à donner des réponses
à des gens qui sont.. qui cherchent... des valeurs...
Seuve : Moi je crois qu'il y a un grand plaisir à se retrouver, à
parler, à essayer de construire quelque chose, parce que, il y a ce que
j'appelle la grande brasserie d'idées, mais ça n'est pas pour
autant une grande braderie d'idées, je crois qu'il y a un souci de construire,
d'apporter une réflexion, de... de... de répondre à des
questions peut-être, ou de proposer des éléments de réponse,
et puis, et puis, il y a une convivialité, et je crois que la philosophie
ne pâtit pas de cet, comment dirais-je ?, aspect populaire qu'elle recouvre
à travers les cafés.
Pivot : Alors, alors... oui, pour ceux qui ne connaissent pas les cafés
philosophiques, alors on va justement aller faire un petit tour [rire de Sautet]
dans votre café, qui s'appelle le café des Phares, place de la
Bastille, ce sont des images et des sons qui ont été enregistrés
en février 1994 par Elisabeth Préchet [?].
[extrait]
Pivot : oui alors, Jean-Luc Marion, est-ce qu'on est plus proche du café
du commerce ou plus près du... deeee la maïeutique socratique ?
Marion : ben écoutez ! hein ! symposium, banquet, ehhh... ça...
ça... ça fait partie de la naissance de la philosophie. Le problème
dans la philosophie, c'est pas le moment... de savoir... Si c'est... Si c'est
de la philosophie, ça ne dépend pas du moment où on boit
un pot, avant ou après, ou pendant. Donc ça c'est de la discussion
philosophique, mais un séminaire bien fait c'est pareil. Non je crois
que euh ! quel que soit l'endroit où il est fait. Non je crois que ce
que vous expliquez... ce que... vous posez sur la table, si je peux m'exprimer...
dans le débat, c'est ce point précis, c'est-à-dire que,
il y a une conception relativement moderne de la philosophie qui consiste à
dire, il s'agit... c'est essentiellement d'un savoir, c'est une science rigoureuse,
on va vous bâtir une science rigoureuse, un savoir absolu, de Kant à
Husserl, c'est l'ambition. Et puis il y a un moment une rupture, qui s'est faite
assez tôt dans le siècle et qui maintenant apparaît [inaudible],
la philosophie c'est, comme le dit Hadot très bien, c'est un exercice
spiriuel, c'est-à-dire, c'est une façon de... de... de... de se
dire : il se trouve que je suis et que je vis donc je souffre, donc j'aime,
qu'est-ce que je vais en faire ? Qu'est-ce qui va se passer ? Et cette question-là
peut éventuellement passer par la connaissance, c'est pas exclu, mais
il est fort probable que j'aurai à régler cette question-là
autant que je peux le faire, sans savoir la réponse, sans savoir la question,
sans le savoir absolu. Et ce que vous expérimentez, je suppose, parce
que ne connais pas bien, mais ce qui motive les étudiants qui viennent
à la faculté...
Pivot : Vous êtes jamais allé dans un café ?
Marion : non, mais...
Pivot : Est-ce que vous y êtes allé ?
Ferry, Comte-Sponville : Jamais
Pivot : expliquez-moi pourquoi tous les trois vous n'y êtes jamais allés.
Marion : parce que nous en faisons !
Pivot : mais non, vous auriez pu avoir la curiosité quand même
! Ecoutez, le philosophe c'est aussi un homme curieux, qui veut savoir, qui
veut apprendre, donc il va là où on fait de la philosophie, or
vous, vous n'y êtes pas allés ! pourquoi ?
Ferry : moi j'ai animé pendant 10 ans une petite association qui s'appelait
le Collège de philosophie, où venaient des non-spécialistes...
Pivot : mouais...
Ferry : c'était même explicitement ouvert à tous, et je
crois que... peut-être le seul point de désaccord, mais je sais
même pas si c'est un vrai point de désaccord, c'est vraiment pour
qu'on discute que je le dis, c'est pas par souci de trouver une critique ou...
c'est simplement que j'ai le sentiment que quand on prend des grandes questions
philosophiques comme celles qu'évoquait Jean-Luc, la question de l'amour,
la question du sens, la question de la vie bonne, peu importe lesquelles, il
faut quand même que les gens qui nous entendent aujourd'hui aient conscience
du fait que il y a une histoire des réponses que l'on a apporté
à ces grandes questions et qu'on ne peut pas aujourd'hui, c'est ça
qui me soucie toujours, qui m'intéresse toujours, on ne peut pas aujourd'hui
faire comme si...
Pivot : ça n'avait pas existé...
Ferry : ça n'avait pas existé... c'est complètement...
Pivot : oui
Ferry : on ne peut pas philosopher immédiatement
Pivot : oui
Ferry : Jean-Luc disait tout à l'heure que nous sommes des nains juchés
sur le dos de géants, je crois que le formule est de Hegel ou de Comte,
ne me souviens plus, mais c'est vrai qu'on ne peut pas faire l'économie
de cette médiation par un savoir minimum alors que dans les cafés
on a l'impression que l'on entre de plein pied...
Pivot : oui
Ferry : J'ai mis 5 ans de ma vie à lire La critique de la raison pure,
peut-être que des gens plus intelligents que moi la liraient plus vite
mais en gros c'est le temps qu'il faut pour lire l'Ethique à Nicomaque
ou La critique de la raison pure ou l'Ethique de Spinoza, il y a un temps incompressible
et il y a une médiation qui est absolument indispensable pour commencer
à penser aujourd'hui.
Comte-Sponville : Moi je ne suis jamais allé dans les cafés alors
je ne peux paaaas...
Pivot : Et pourquoi ?...
Comte-Sponville : le fait que des gens...
Pivot : pourquoi vous n'y êtes jamais allé ?
Comte-Sponville : Parce que d'abord, c'est vrai, la philosophie est mon métier,
je passe mon temps à en parler. Le dimanche... Marc Sautet m'invitait
souvent, mais le dimanche je suis chez moi très loin de Paris avec mes
enfants...
Pivot : oui...
Comte-Sponville : l'idée de venir dans un café pour parler de
philosophie ne me tente pas vraiment. Mais que des gens se réunissent
pour parler de philosophie, au fond, je ne peux pas être contre. Ce qui
me gène un petit peu, ma perplexité disons, c'est le modèle
socratique. C'est-à-dire des gens qui discutent en espérant que
la vérité va jaillir comme ça de la rencontre des intelligences
en faisant l'économie de tout enseignement. Je ne pense pas du tout que
la philosophie soit une science rigoureuse ni qu'elle puisse l'être, mais
je ne crois pas qu'on puisse philosopher, euh, de façon satisfaisante
sans se nourrir de la tradition de la philosophie, sans se nourrir de l'histoire
de la philosophie. Il s'agit pas de faire de l'histoire de la philosophie à
la place de la philosophie, il s'agit de philosopher en s'appuyant en effet
sur ces trésors innombrables accumulés par 25 siècles de
philosophie passée. Vous savez que Malraux disait aux peintres : "c'est
dans les musées qu'on apprend à peindre". Je crois qu'il
avait raiso. Eh bien je dirais moi : "c'est dans les livres de philosophie
qu'on apprend à philosopher"...
Pivot : et non pas au café...
Comte-Sponville : c'est-à-dire que pour moi la parole c'est plutôt
un enseignement, c'est plutôt des conférences qu'il m'arrive de
faire pour le grand public. Mais commencer comme ça, à brûle-pourpoint,
de façon décousue...
Pivot : mais comment expliquez-vous....
Comte-Sponville : sans que personne assume un certain savoir sur le passé
de la philosophie...
Pivot : mais comment expliquez-vous ?... Attendez, j'ai la liste... Voilà
on me l'a apportée... Philos... decembre 96... il y a la liste de tous
les cafés-philo, enfin, mais c'est incroyable, ça se multiplie...
Comte-Sponville : c'est très intéressant ça montre...
Pivot : non, non, non...
Comte-Sponville : que la philosophie intéresse...
Pivot : à mon avis... non, vous ne pensez pas qu'il y a autre chose ?
Il y a un besoin d'un lien social qui se manifeste, c'est-à-dire on le
voit dans les cafés... oh oh oh... c'est l'heure de la messe !
Seuve : ooohoohoh !
Pivot : On va plus à la messe...
Seuve : ooohoohoh !
Pivot : on va au café philosophique, on va... on chante le Karaoké,
on défile dans la rue, c'est-à-dire les gens ont besoin de se
rassembler...
Comte-Sponville : le karaoké et la philosophie malgré tout ce
n'est pas la même chose...
Pivot : J'ai pas dit que c'est la même chose mais il y a un rassemblement
des gens, j'ai pas dit que c'est la même chose, vous me faîtes dire
une chose que je n'ai jamais dit...
Seuve : je crois... je crois que ...
Comte-Sponville : Tout le problème de la philosophie reste posé
et je crois que cette passion malgré tout dit quelque chose sur le problème...
Seuve : je crois que ceux qui sont dans les cafés, tout au moins de patentés,
ont quand même une culture philosophique, pour le moins me semble-t-il,
et puis je crois...
Pivot : non, pas sûr...
Sautet : non, non et puis...
Seuve : et puis je crois... c'est un lieu où on rend la parole, je crois...
il y a peut-être...
Pivot : attendez, attendez, Michel, est-ce que les gens viennent plus pour vous
entendre ou pour vous poser des questions, pour parler devant vous ?
Seuve : je crois que c'est pour... à mon avis un besoin d'expression
de dire quelque chose et puis de chercher aussi, mais je crois qu'il y a un
lieu où la parole est rendue, est donnée et rendue. C'est facile
de la prendre quelquefois c'est difficile de la rendre...
Pivot : est-ce que ça ne flatte pas leur ego aussi à tous ces
gens-là d'être entendus par des gens...
Seuve : mais peut-être mais n'est-ce pas un besoin quand même ?
Pivot : oui ! c'est ce que je disais !
Seuve : moi, j'ai ouvert trois cafés, j'avoue que je suis épaté
j'allais dire du succès entre guillemets, mais de l'ampleur que ça
a pris, parce que quand j'ai commencé il y a un an, je collais des affiches,
j'avais pas honte, mais enfin je me cachais un peu, je me disais : "mais
où va-t-on ?" Je m'inspire un peu de Marc Sautet : fabuleux, il
y a quatre-vingt personnes...
Pivot : donc il y a un besoin, expliquez-moi ce besoin. Expliquez-le.
Seuve : je crois que c'est...
Pivot : vous êtes philosophe là !
Seuve : oui, oui,
Pivot : c'est peut-être le moment de le montrer ! alors expliquez-nous
ce besoin.
Seuve : je crois que, comment dirais-je ? des espoirs de solutions, des... des...
des... réfléchir, s'exprimer, trouver du contact, une chaleur,
une ambiance...
Pivot : un sens à la vie ?
Seuve : je crois. J'ai posé une question dernièrement : La vie,
quel sens ? un peu à travers le livre de Luc Ferry, La vie, quel sens
? c'est vrai que ça déroute un peu, mais on vient pour justement
traiter ce sujet.
Pivot : alors pourquoi les gens viennent aussi... alors je vous pose la question
à tous les deux, viennent dans votre cabinet pour, si je comprends bien,
vous parler ou vous entendre parler, pourquoi viennent-ils ? Ils viennent, ils
acceptent de dépenser 300 F. ché pas combien...
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