Textes

Spinoza,
Ethique
"Que ceux qui se donnent la mort, ont l'âme frappée d'impuissance et sont entièrement vaincus par les causes extérieures en opposition avec leur nature" (Spinoza [1632-1677], Ethique [1677], scolie à la prop. XVII, GF, p. 236-237)

"Personne donc n'omet d'appéter ce qu'il lui est utile ou de conserver son être, sinon vaincu par des causes extérieures et contraires à sa nature. Ce n'est jamais, dis-je, par une nécessité de sa nature, c'est toujours contraint par des causes extérieures qu'on a la nourriture en aversion ou qu'on se donne la mort, ce qui peut arriver de beaucoup de manières ; l'un se tue, en effet contraint par un autre qui lui retourne la main, munie par chance d'un glaive, et le contraint à diriger ce glaive vers son propre coeur ; ou encore on est, comme Sénèque, contraint par l'ordre d'un tyran de s'ouvrir les veines, c'est-à-dire qu'on désire éviter un mal plus grand par un moindre, ou, enfin, c'est par des causes extérieures ignorées disposant l'imagination et affectant le Corps de telle sorte qu'à sa nature se substitue une nature nouvelle contraire et dont l'idée ne peut être dans l'âme. Mais que l'homme s'efforce par la nécessité de sa nature à ne pas exister, ou à changer de forme, cela est aussi impossible qu'il est impossible que quelque chose soit fait de rien, comme un peu de réflexion permet à chacun de le voir". (Spinoza [1632-1677], Ethique [1677] scolie à la prop. XX, GF, p. 238-239)
Albert Camus,
Le mythe de Sisyphe
"Il n'y a qu'un problème philosophique vraiment sérieux : c'est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d'être vécue, c'est répondre à la question fondamentale de la philosophie" (Camus, Le mythe de Sisyphe, Idées/Gallimard, p. 15).

"Je puis aborder maintenant la notion de suicide. On a senti déjà quelle solution il est impossible de lui donner. A ce point, le problème est inversé. Il s'agissait précédemment de savoir si la vie devait avoir un sens pour être vécue. Il apparaît ici au contraire qu'elle sera d'autant mieux vécue qu'elle n'aura pas de sens. Vivre une expérience, un destin, c'est l'accepter pleinement. Or on ne vivra pas ce destin, le sachant absurde, si on ne fait pas tout pour maintenir devant soi cet absurde mis à jour par la conscience. Nier l'un des termes de l'opposition dont il vit, c'est lui échapper. Abolir la révolte consciente, c'est éluder le problème. Le thème de la révolution permanente se transporte ainsi dans l'expérience individuelle. Vivre, c'est faire vivre l'absurde. Le faire vivre, c'est avant tout le regarder. Au contraire d'Eurydice1, l'absurde ne meurt que lorsqu'on s'en détourne. L'une des seules positions philosophiques cohérentes, c'est ainsi la révolte.
C'est ici qu'on voit à quel point l'expérience absurde s'éloigne du suicide. On peut croire que le suicide suit la révolte. Mais à tort. Car il ne figure pas son aboutissement logique. Il est exactement son contraire, par le consentement qu'il suppose. Le suicide comme le saut, c'est l'acceptation de la limite.Tout est consommé, l'homme rentre dans son histoire essentielle. son avenir, son seul et terrible avenir, il le discerne et s'y précipite. A sa manière le suicide résout l'absurde. Il l'entraîne dans la même mort. Mais je sais que pour se maintenir, l'absurde ne peut se résoudre. Il échappe au suicide, dans la mesure où il est en même temps conscience et refus de la mort. Il est, à l'extrême pointe de la dernière pensée du condamné à mort, ce cordon de soulier qu'en dépit de tout il aperçoit à quelques mètres, au bord même de sa chute vertigineuse. Le contraire du suicide, précisément, c'est le condamné à mort.
Cette révolte donne son prix à la vie. Etendue sur toute la longueur d'une existence, elle lui restitue sa grandeur. Pour un homme sans oeillères, il n'est pas de plus beau spectacle que celui de l'intelligence aux prises avec une réalité qui le dépasse.
Conscience et révolte, ces refus sont le contraire du renoncement. Tout ce qu'il y a d'irréductible et de passionné dans un coeur humain les anime au contraire de sa vie. Il s'agit de mourir irréconcilié et non de plein gré. Le suicide est une méconnaissance. L'homme absurde ne peut que tout épuiser, et s'épuiser. L'absurde est sa tension la plus extrême, celle qu'il maintient constamment d'un effort solitaire, car il sait que dans cette conscience et dans cette révolte au jour le jour, il témoigne de sa seule vérité qui est le défi" (Camus, Le mythe de Sisyphe, Idées/Gallimard, p. 77-79).


Schopenhauer,
Le monde comme volonté et comme représentation
"Bien loin d'être une négation de la volonté, le suicide est une marque d'affirmation intense de la volonté de vivre" (Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, LivreV).

Nietzsche,
Le gai savoir
"L'instinct de la conservation [...] cherche à faire oublier à tout prix qu'il n'est pas au fond qu'instinct, penchant, folie et absence de raisons ! il faut aimer la vie car...! L'homme doit travailler à sa vie et à celle de ses semblables car...! et autres "on doit", et autres "il faut", et autres "car" d'hier, d'aujourd'hui ou demain ! C'est pour que ce qui arrive toujours nécessairement, ce qui arrive par soi-même et sans aucune espèce de but apparaissent désormais comme tendant à une fin et semble à l'homme raison et loi suprême, c'est pour cela que le maître de morale monte dans sa chaire de professeur de "but de la vie" ; c'est pour cela qu'il invente une autre vie, une seconde vie, et qu'au moyen de sa nouvelle mécanique il fait sortir de ses vieux gonds si vulgaires notre vieille existence si vulgaire. Il ne veut pas du tout que nous riions de l'existence, ni de nous, mais non ! ni de lui !" (Nietzsche [1844-1900], Le gai savoir [1882], 1, Idées, p 37).
"Le christianisme s'est servi de l'extraordinaire désir de suicide qui régnait au moment de sa formation pour en faire un levier de sa puissance, en ne laissant que deux formes licites du suicide, les revêtant de la plus haute dignité, les chargeant des plus haut espoirs et interdisant tous les autres de la plus terrible façon. Mais le martyre et le lent anéantissement de l'ascète étaient permis" (Nietzsche [1844-1900], Le gai savoir [1882], 131, Idées, p 175)

"Le besoin métaphysique n'est pas la source des religions, comme le veut Schopenhauer ; il n'est qu'un rejeton de ces religions. Sous l'empire des idées religieuses on s'est habitué à concevoir "un autre monde" (arrière-monde, sur-monde ou sous-monde) et, le jour où cette chimère s'écroule on éprouve un vide angoissant, une privation ;... c'est alors que, de ce sentiment, naît à nouveau un "autre monde", mais simplement métaphysique celui-ci, non religieux. Quant au premier, ce qui conduisait à l'origine à l'admettre, ce n'était pas un besoin, un instinct, mais une erreur dans l'interprétation de certains phénomènes naturels, un embarras de l'intelligence" (Nietzsche [1844-1900], Le gai savoir [1882], 151, Idées, p 187-188).

Platon,
Phédon
Alors Cébès lui posa cette question : " Comment peux-tu dire, Socrate, qu'il n'est pas permis de se faire violence à soi-Imême et d'autre part que le philosophe est disposé à suivre celui qui meurt ? " [...]
- Dis-nous donc, Socrate, sur quoi l'on peut bien se fonder, quand on prétend que le suicide n'est pas permis. [...]
- [Socrate] Mais peut-être te paraîtra-t-il étonnant que cette question seule entre toutes ne comporte qu'une solution et ne soit jamais laissée à la décision de l'homme, comme le sont toutes les autres. Etant donné qu'il y a des gens pour qui, en certaines circonstances, la mort est préférable à la vie, il te paraît peut-être étonnant que ceux pour qui la mort est préférable ne puissent sans impiété se rendre à eux-mêmes ce bon office et qu'ils doivent attendre un bienfaiteur étranger.
- [...]
- [...] nous sommes comme dans un poste, d'où on n'a pas le droit de s'échapper ni de s'enfuir [...] ce sont les dieux qui s'occupent de nous et que, nous autres hommes, nous sommes un des biens qui appartiennent aux dieux. [...] il n'est pas déraisonnable de dire qu'il ne faut pas se tuer avant que dieu nous en impose la nécessité comme il le fait aujourd'hui pour moi".(Platon [428-348], Phédon, GF p 109-110)

Sénèque,
Lettres à Lucilius
"[23] Ailleurs encore1 : " Quoi de plus ridicule que d'aspirer à la mort, alors que tu as détruit le repos de ta vie par la peur de mourir ! " On peut y ajouter encore ceci du même cru : telle est l'imprévoyance ou plutôt la démence des hommes ; plusieurs, par peur de la mort, sont réduits à mourir. [24] Quelle que soit celle de ces maximes que tu auras méditée, tu donneras à ton âme la force d'endurer ou la mort ou la vie. Car c'est en prévision d'un double excès qu'il convient de nous avertir, de nous affermir : n'aimons pas trop, ne haïssons pas trop la vie. Lors même que la raison nous conseille d'en finir, ne nous précipitons pas à la légère et comme à corps perdu. [25] L'homme de coeur, le sage ne s'enfuit pas de la vie ; il en sort. Surtout évitons jusqu'à cette passion qui s'est emparée de beaucoup : l'envie de mourir.
C'est que, mon cher Lucilius, comme pour d'autres objets, il existe pour la mort même une inclination inconsidérée qui souvent saisie les généreux, ceux du plus fougueux naturel, souvent les lâches, les démoralisés : ceux-là méprisent la vie, à ceux-ci elle pèse. [26] Il en est que gagne la satiété de faire et de voir les mêmes choses : ils n'ont pas la vie en haine, mais en dégoût ; et c'est une pente où nous pousse pour son compte la philosophie, alors que nous disons : " Jusqu'à quand les mêmes choses ? Eh ! oui, qu'est-ce qui m'attend ? M'éveiller, dormir, avoir faim, m'emplir, avoir froid, avoir chaud. Rien ne trouve son terme, c'est un enchaînement circulaire des éléments du monde, ils fuient et s'entre-suivent. La nuit chasse le jour, et le jour la nuit, l'été se perd dans l'automne, l'automne est serré de près par l'hiver qui s'arrête devant le printemps : tout ne passe que pour revenir. Je ne fais rien de nouveau, je ne vois rien de nouveau. On en a quelquefois jusqu'à la nausée ". Dans la pensée de bien des gens, vivre n'est pas douloureux c'est oiseux." (Sénèque [4 av. JC- 65], Lettres à Lucilius, n°24, _ 23 à la fin, GF.)


Cicéron [106-43],
" Le problème du suicide ",
Des fins des biens et des maux
"Comme tous les convenables2 procèdent des choses moyennes, l'on dit non sans motif que toutes nos réflexions se rapportent à elles, entre autres la question de savoir si nous devons quitter la vie ou y demeurer. Sont-ce les états conformes à la nature qui dominent chez un homme, il est alors convenable de rester en vie ; si ce sont les états contraires qui paraissent dominer ou sur le point de dominer, il est convenable de quitter la vie. Il apparaît donc que c'est parfois un devoir pour le sage de quitter la vie, quoiqu'il soit heureux, et pour l'insensé d'y demeurer, quoiqu'il soit malheureux. [61] Car le bien et le mal, je l'ai souvent dit, ne sont pas primitifs ; les tendances naturelles primitives sont-elles favorisées ou contrariées, voilà ce qui tombe sous le jugement du sage et l'amène à choisir ; elles sont comme la matière soumise à la sagesse. C'est pourquoi les raisons de rester dans la vie ou de la quitter, doivent se mesurer aux choses que j'ai dites ; ce n'est pas parce qu'on est vertueux qu'on est tenu de vivre, et l'absence de vertu n'est pas une raison pour devancer la mort. Souvent le convenable pour le sage est de s'écarter de la vie, alors qu'il est au comble du bonheur, s'il peut le faire à propos ; car les Stoïciens pensent que la vie heureuse, c'est-à-dire la vie conforme à la nature, est liée à l'opportunité des actes. Ainsi la sagesse prescrit qu'on l'abandonne, si le sage a profit à l'abandonner. Et comme les vices n'ont rien en eux-mêmes qui motive une mort volontaire, ce qui convient aux insensés, qui sont aussi les malheureux, c'est de rester en vie, si chez eux dominent ces choses qui sont, comme nous disons, conformes à la nature. Puisqu'il est également malheureux, qu'il sorte de la vie ou qu'il y reste, et puisque la prolongation de cet état ne lui donne pas plus de raison de fuir la vie, s'il peut jouir d'un plus grand nombre d'avantages naturels". (Cicéron [106-43], " Le problème du suicide ", Des fins des biens et des maux, Les Stoïciens, La Pléiade/Gallimard, p. 284.)

Pascal,
Pensées
"Il ne faut pas avoir l'âme fort élevée pour comprendre qu'il n'y a point ici de satisfaction véritable et solide, que tous nos plaisirs ne sont que vanité, que nos maux sont infinis, et qu'enfin la mort qui nous menace à chaque instant, doit infailliblement nous mettre dans peu d'années dans l'horrible nécessité d'être éternellement ou anéanti ou malheureux [...].
Qu'on fasse réflexion là-dessus et qu'on dise ensuite s'il n'est pas indubitable qu'il n'y a de bien en cette vie qu'en l'espérance d'une autre vie, qu'on est heureux qu'à mesure qu'on s'en approche [...]" (Pascal [1623-1662], Pensées, Pléiade, p 1174)

"Je ne sais qui m'a mis au monde, ni ce que c'est que le monde, ni que moi-même ; je suis dans une ignorance terrible de toutes choses ; je ne sais ce que c'est que mon corps, que mes sens, que mon âme et cette partie même de moi qui pense ce que je dis, qui fait réflexion sur tout et sur elle-même, et ne se connaît non plus que le reste. Je vois ces effroyables espaces de l'univers qui m'enferment, et je me trouve attaché à un coin de cette vaste étendue, sans que je sache pourquoi je suis plutôt placé en ce lieu qu'en un autre, ni pourquoi ce peu de temps qui m'est donné à vivre m'est assigné à ce point plutôt qu'à un autre de toute éternité qui m'a précédé et de toute celle qui me suit. Je ne vois que des infinités de toutes parts, qui m'enferment comme un atome et comme une ombre qui ne dure qu'un instant sans retour. Tout ce que je connais est que je dois bientôt mourir, mais ce que j'ignore le plus est cette mort que je ne saurais éviter. Comme je ne sais d'où je viens, aussi je ne sais où je vais ; et je sais seulement qu'en sortant de ce monde je tombe pour jamais ou dans le néant, ou dans les mains d'un Dieu irrité, sans savoir à laquelle de ces deux conditions je dois être éternellement en partage. Voilà mon état, plein de faiblesse et d'incertitude. Et de tout cela je conclus que je dois donc passer tous les jours de ma vie sans songer à chercher ce qui doit m'arriver" (Pascal [1623-1662],Pensées, p 1175).

Raymond Aron,
Essai sur les libertés
"Pouvoir choisir entre deux actions sans en être empêché par d'autres et sans être puni pour le choix que l'on a fait, c'est être soustrait à la dépendance par rapport aux autres en un domaine déterminé. Pour citer notre auteur [F. E. Oppenheim, Dimensions of freedom, an analysis, New-York, 1961] :
Je suis libre de faire une chose déterminée à condition que personne ne m'empêche de la faire ou ne me punisse pour l'avoir faite ou encore ne m'impose la nécessité ou l'obligation de la faire.
Cette définition comporte de multiples conséquences, dont nous nous bornerons à considérer celles qui nous intéressent parce qu'elles font ressortir l'hétérogénéité des libertés. La première conséquence, celle qui porte le plus directement sur l'antinomie libertés formelles - libertés réelles est celle-ci : être libre de faire quelque chose et être capable de faire quelque chose sont deux notions radicalement autres. L'incapacité devient non-liberté (unfreedom) dans les seules circonstances où elle est due à l'intervention des autres.
Il n'est pas douteux que quelqu'un qui n'a pas l'habileté ou l'énergie d'être candidat à la présidence est, cependant, libre de l'être, ou encore que la plupart d'entre nous sommes incapables mais libres de devenir millionnaires ou de remporter le prix Nobel.
Etre libre (free) est une chose, être capable (able) une autre chose. Une fois posée cette distinction, il faut, avec l'auteur que nous citons, donner raison à Herbert Spencer.
L'absence d'un système gratuit d'école publique ne porte pas atteinte à la liberté de n'importe quel enfant d'acquérir une instruction et de développer ses facultés même si ses parents ne sont pas capables de payer les frais de scolarité". (Raymond Aron [1905-1983], Essai sur les libertés, 1965.)

Marx-Engels,
L'idéologie allemande
"Jusqu'ici la liberté a été définie par les philosophes sous un double aspect. D'un côté par tous les matérialistes, comme puissance, comme maîtrise des situations et des circonstances de la vie d'un individu, d'autre part, par tous les idéalistes, les Allemands en particulier, comme autodétermination, détachement du monde réel, comme liberté purement imaginaire de l'esprit. [...] Il n'est pas possible de réaliser une libération réelle ailleurs que dans le monde réel et autrement que par des moyens réels ; l'on ne peut abolir l'esclavage sans la machine à vapeur et la "mule-jenny", ni abolir le servage sans améliorer l'agriculture ; plus généralement, on ne peut libérer les hommes tant qu'ils ne sont pas en état de se procurer complètement nourriture et boisson, logements et vêtements en qualité et en quantité parfaites. La "libération" est un fait historique et non un fait intellectuel, et elle est provoquée par les conditions historiques, par l'état de l'industrie, du commerce, de l'agriculture, des relatins." (Marx [1818-1883]-Engels [1820-1895], L'idéologie allemande, 1846.)

 

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