La société du fric
En irait-il du corps social comme du corps qui se délite, se désagrège, se putréfie ? Ce corps voué à la transformation dont il faut se débarrasser parce que devenu inutile n'est rien d'autre que l'image de la corruption, l'image de la merde, l'image de la mort même. Ce corps inutile qu'il faut nourrir pour l'aider à sur-vivre, c'est-à-dire à vivre-sur le dos d'autres, des "utiles", n'est -il pas ce que doit incarner le SDF?
Ce corps inutile est un corps en sursis, incongru, un corps fatigué, avili, sale, un corps en suspens avant la chute, l'exclusion définitive, la déjection inéluctable hors du corps social. Autrement dit, la merde est au corps ce que le SDF est à la société. Ordre "naturel des choses" qui ferait que le SDF s'intègre aujourd'hui dans le paysage contemporain, tout comme d'ailleurs il se dés-intègre en tant que déchet inévitable, parce que naturel, de ce corps-machine que serait le corps social. Qu'un SDF meurt dans la rue n'est pas une mort accidentelle, encore moins une mort suspecte, mais tout simplement une mort naturelle. Mort "naturellement", il ne peut être considéré comme victime de quelque crime que ce soit, puisque le SDF en tant que déchet naturel du corps social est déjà mort : la rue, lieu de trafic, ne remplissant plus alors que sa fonction de "conduit d'évacuation". Dans ce cas il ne saurait y avoir de mort abjecte parce qu'il n'y a de mort que naturelle. Le SDF est par essence circonscrit à sa "nature" pour disparaître en toute logique tout aussi "naturellement".
Mais cette échappatoire dans ce corps délité quand il n'est pas délictueux comme pour mieux être emmené là où il ne fera plus injure au vivant, la destruction lente ou le "trou", signifie de facto à la fois sa mort sociale et politique. Et c'est bien cette mort signant là l'exclusion du corps social qui devient autrement lisible. Cette mort n'a rien à voir avec une mort "naturelle", elle s'y oppose. L'absence de réponse du corps social face à cette chute, face à cette exclusion, est bien l'aveu signé d'un laisser-mourir, ce qui revient à dire que cette procédure vaut mise à mort. Ainsi mourir dans la rue, mourir exclu tel un déchet, voilà bien là la mort abjecte, voilà bien là le crime. Et il y aura d'autant plus d'enjeu à nier cette procédure pour ne laisser paraître que le naturel de cette mort, cette "nature" qui en tant qu'évidence n'a pas à être mise en question, que le SDF est le miroir de ce qu'est la société elle-même dans ses erreurs, ses dysfonctionnements, ses dérives tératogènes. Tout le travail social consistera à cacher ce que renvoie le SDF, ce laisser-mourir, et à casser ce miroir qui nous dit en fait que la société d'aujourd'hui ne fonctionne que par les erreurs et dérives qu'elle induit et en même temps qu'elle ne peut que nier, le désordre qu'elle génère et simultanément qu'elle ne peut que mettre en ordre parce que l'enjeu est de taille.
L'enjeu de cette mise à mort en effet, c'est certes le Sans Domicile Fixe, dernier avatar de ce que sont d'ailleurs le juif, le noir... ou tout corps déviant dérangeant l'ordre social établi au bénéfice des pouvoirs en place et représentant effectivement ou potentiellement un danger pouvant nuire à leurs intérêts. L'enjeu, c'est aussi dans ce qui est caché, ce qui s'inscrit en filigrane du Sans Domicile Fixe. Et ce n'est rien d'autre que cette Société Du Fric. Pour elle se mettent en place des rapports de force impitoyables qui n'ont d'autre fonction que de perpétuer et surtout d'accentuer tout ce que cette Société Du Fric signifie en terme de prolifération des profits, en terme de concentration du capital. "La fortune des 358 personnes les plus riches de la planète est supérieure au revenu annuel des 45% des habitants les plus pauvres, soit 2,6 milliards de personnes"1. Ces rapports de force semblent n'avoir d'autre finalité que ce phénomène de concentration du capital comme s'il ne répondait plus dans le sens de la physique des corps qu'à une force centripète et par là même inéluctable, fondant et légitimant par une sorte de loi physique naturelle la mise en uvre actuelle de la mondialisation de l'économie et de ses méthodes de gestion globalisantes du monde.
En jetant ainsi les bases d'un "droit physique universel", on tend à substituer à la notion politique de rapport de forces celle de mécanique des forces qui intégrerait l'exclusion comme simple processus mécanique ou naturel et éliminerait toute alternative aussi naturellement qu'une déjection. Ce processus inavoué aurait comme objectif de neutraliser la notion d'exclusion comme révélatrice des dysfonctionnements social et politique, l'exclusion n'étant plus alors qu'un produit à traiter, à gérer, et finalement à éliminer. Défini en tant que déchet, le SDF et ses avatars sont alors totalement intégrés dans le processus de concentration du capital. En effet ils participent comme déchets à ce processus par ce que le travail social produit lui-même comme cohérence en renforçant le fonctionnement concentrationnaire du capital, et comme manne créatrice de richesses. Tout le discours politique dominant n'a d'autre fonction que de conférer à ce processus de concentration du capital une "nature". Les références données à croire de réalisme économique, de "seule politique possible"1, de restructurations nécessaires pour assainir les marchés, de compétitivité qui garantirait l'emploi... ne sont que les supports idéologiques de ce processus. Et en tant que de besoin, dans le seul but de pérenniser ce processus et ainsi de renforcer les fondements de cette Société Du Fric servant uniquement les intérêts des pouvoirs de ce "monde totalitaire et concentrationnaire en formation"2, l'expédient ultime sera d'employer tous les moyens politiques nécessaires, y compris le fascisme. Aujourd'hui la mondialisation de l'économie et la pensée unique que légitime tant le discours politique dominant sont les insignes à tête de mort et les viva la muerte des fascistes d'hier. L'organisation économique, politique, scientifique de génocides n'est pas différente quant au fond de l'exclusion de masse programmée au nom de l'économie de marchés.
Aussi y a-t-il lieu de se demander ce qu'il en est du politique. Est-il ce qu'il est censé être, la mise en uvre de la citoyenneté dans la cité, ou ce qu'il est advenu, la mise en uvre du capital. Il y a lieu de se demander si le politique comme valeur de citoyenneté n'est pas en train de mourir parce qu'il a été remplacé par sa représentation morbide, son clone dégénéré, à savoir la politique comme discours unique, comme seul discours officiel du capital. Il y a lieu de poser le politique comme acte de citoyenneté dans la cité, comme mise en uvre de la vie de la cité et de la cité de la vie, et non ce qu'il est advenu, l'organisation de l'ordre de la cité et de la cité de l'ordre. Ordre sans lequel il n'y aurait pas de concentration de capital dont il y a lieu de penser que sa seule finalité n'est que sa force d'exclusion, sa force d'expulsion et qui inclut dans son fonctionnement, dans la pérennité de son fonctionnement la mort des SDF, des déviants... de tous ceux qui ralentissent ou qui ne sont pas utiles à ce processus de concentration. Cette cité de l'ordre concentrationnaire n'est en fait que l'image absolue de la mort, de la mort abjecte nécessaire à la force concentrationnaire du capital. Et elle ne peut que nier le politique comme étant la mise en acte des réalités sociales divergentes qu'une cité des citoyens digne de ce nom se doit d'être. Quand Monsieur Alain Mïnc affirme: "Ce n'est pas la pensée, c'est la réalité qui est unique"2, il s'agit bien de faire de la négation du politique et des réalités sociales le seul mot d'ordre possible, quitte à nier l'évidence, quitte à prétendre que les inégalités sociales et économiques sont de l'ordre naturel des choses. Qui peut en effet prétendre, hormis ceux qui ont mutilé la pensée pour n'en faire qu'un instrument de soumission, que la réalité est unique pour tout le monde ?
Mais la réalité est têtue, et elle n'est décidément
pas la même pour tout le monde. Il y a "ceux qui fabriquent dans
les caves les stylos avec lesquels d'autres écriront en plein air que
tout va pour le mieux... ceux qui ont le pain quotidien relativement hebdomadaire...
ceux qu'on fait sortir des rangs au hasard et qu'on fusille..."3. Et l'enjeu
est bien aujourd'hui de soumettre, de réduire au silence, d'exclure l'inutile,
les SDF..., et tout ce qui peut contrecarrer l'exécution de la mondialisation
économique et idéologique, à savoir ceux qui se battent
pour leur citoyenneté, en dernier ressort, ceux qui revendiquent leur
place dans le champ politique. Il serait illusoire de croire que les idéologies
fascistes meurent avec la fin "historique" des génocides. De
même qu'à un moment donné de l'histoire, un bon indien était
un indien mort, ce processus étant nécessaire à l'essor
du blanc, il y a lieu de se demander si aujourd'hui un bon citoyen n'est pas
un citoyen mort recyclable dans le processus concentrationnaire du capital.
Aujourd'hui le citoyen qui ose se situer de facto sur le champ du politique
ne peut qu'entrer en guerre, car il devient un hors-la-loi en s'inscrivant hors
de la loi économique qui tend à régir le monde et la pensée.M
1- cf. Le Monde Diplomatique, Mars 1997.
2- Propos de Monsieur Juppé lors des mouvements de grève de décembre
1995.
3- G. Bernanos en 1947: "Ce monde est un monde totalitaire et concentrationnaire
en formation".
4- Monsieur Minc, rhéteur libéral, auteur de rapport pour le gouvernement,
un des nombreux affidés du pouvoir avec Sorman, Revel...
5- Jacques Prévert, Paroles.