100 ans de psychanalyse

C'est en 1896 qu'un génial docteur viennois inventa un concept qui se voulait aussi novateur que le marxisme même si son but était totalement différent. Cent ans après que reste-t-il de la doctrine de Sigmund Freud ?

En 1997, la polémique qui a suivie la naissance de la psychanalyse ne s'est pas encore éteinte. Freud est-il véritablement le père fondateur de cette doctrine ? En effet, Anna O., celle qui se pose comme la première patiente, celle qui a été comme le cobaye de cette médecine de l'âme était avant tout la patiente de Breuer. Ainsi, celui à qui on avait volé le résultat de ses travaux sur l'utilisation de la cocaïne alors qu'il était encore étudiant aurait plus ou moins dérobé les travaux de son collègue et ami Breuer ?
S'il est vrai qu'un grand nombre des éléments qui ont permis à Freud de constituer son étiologie des névroses sont dus au travail de Breuer, il est indéniable que la praxis analytique est entièrement l'œuvre du docteur viennois. De même, la découverte de l'inconscient, l'interprétation des rêves, le refoulement, la dynamique du transfert sont autant de découvertes à mettre au compte de Freud. Il demeure cependant quelques ombres qui obscurcissent encore aujourd'hui la pratique analytique. La psychanalyse est-elle une science ? A quoi sert-elle ? Comment devient-on psychanalyste?
Afin de savoir si la psychanalyse est une science, il convient tout d'abord de savoir à quoi elle sert. Françoise Dolto avait coutume de dire que l'exercice de son métier consistait à soigner les âmes. Nous nous heurtons pourtant ici à un sérieux écueil. Comment soigner quelque chose dont personne ne reconnaît l'existence à part peut-être les philosophes et les religieux ? Il nous faut donc nous interroger sur une possible définition de l'âme. Pour Platon (1) , l'âme est l'essence de l'homme, elle est ce qui lui permet d'atteindre le monde des idées une fois qu'il est débarrassé de son corps. Le corps constitue une gêne car il permet aux sens de nous tromper. Il apparaît donc que l'âme est le siège des idées, des pensées. Peut-il donc arriver que l'âme se trouble au point d'avoir besoin de l'aide d'un psychanalyste ? Si trouble il y a, de quel ordre peut-il être ?
Comme l'âme est l'essence de l'homme, il est possible de dire sans se méprendre qu'elle est par conséquent l'essence de l'être. Si cette âme défaille, il n'y a donc plus d'être. Par conséquent, l'individu se trouve prisonnier d'un corps qui lui donne une image qui n'est pas forcément la sienne. L'homme souffre alors d'une question concernant son identité propre. S'il ne possède plus cette identité, il ne peut plus s'inscrire dans la société car il n'y trouve plus sa place. Il y a identité lorsque l'homme pense, c'est ce que Descartes a démontré dans son "Cogito ergo sum". Je pense donc je suis sans pour autant savoir qui je suis, voilà ici résumée la problématique du trouble de l'âme. Cependant, il convient de se demander si l'âme donne une identité ou si celle-ci vient d'ailleurs.
Pour Jacques Lacan, l'identité du petit d'homme se forge autour du huitième mois dans une période qu'il nomme le stade du miroir. Le bébé prend alors conscience de son image par le reflet que lui renvoie la glace qui lui fait face. Sa mère ou son père serviront de point de repère pour qu'il se délimite dans l'espace en tant que sujet. En l'absence de ces repères, l'enfant demeure un objet partiel car il n'a pas pris conscience de ses limites corporelles pas plus que de celles de ses parents. Il est donc clair que l'identité se construit grâce à la psyché. Or ce miroir qu'est la psyché est justement le domaine d'exercice de la psychanalyse. Nous pouvons alors déduire que la psyché est le miroir de l'âme.
Donc, l'âme préexiste à la psyché mais a besoin d'elle pour asseoir son existence légitime. De facto, le trouble de l'âme résulte d'une mauvaise intégration des règles du Je. Il est donc primordial que l'individu se serve des points de repère qu'il possède pour renaître à une nouvelle identité qui cette fois sera sienne. C'est au travers de son discours que ces repères verront le jour. La psychanalyse consiste donc en un retour sur soi-même, retour durant lequel le savoir insu apparaît et permet de dégager la béance causale. Une phrase de Freud résume le but de sa méthode : "Wo es war, soll Ich werden", où était le Ca, le Moi doit advenir. C'est à dire que par une démarche réflexive, le patient doit s'apercevoir que ses défenses s'expriment par l'intermédiaire de pulsions visant à entretenir cette névrose qui l'empêche de redevenir lui-même. En d'autres termes, il lui faut prendre conscience que les sens sont trompeurs. En conclusion, la psychanalyse sert à aider le patient à retrouver son identité, identité qui lui permettra de mieux s'insérer dans la vie sociale. La vie n'est pas changée mais elle devient supportable et trouve son sens.
A partir de tout cela, peut-on dire que la psychanalyse est une science ? Une science est l'ensemble des connaissances que l'on acquiert par l'étude, l'expérience, l'observation. Si l'on choisit cette définition, la psychanalyse s'appuie bel et bien sur une science car Freud a construit toute sa doctrine sur l'expérience et l'observation. C'est d'ailleurs de cette façon que Charcot pratiquait la médecine. Si nous demeurons avec cette définition en tête, nous nous apercevons que la science qui lui correspond le mieux est la psychopathologie clinique, non la psychanalyse. Il existe pourtant une autre définition : la science est la découverte des lois qui régissent les phénomènes. Sous cette optique là, la psychanalyse ne peut pas être une science, car elle a pour objet le psychisme de l'homme or il est clair qu'aucun être humain n'a le même contenu psychique que son voisin, même si le fonctionnement psychique demeure le même pour tous. Les images archétypales présentes en chacun de nous seront en effet perçues différemment selon notre propre vécu.
Il faut rappeler que la psychanalyse est née des observations des hystériques. Un sujet souffrant d'une névrose de perversion par exemple, ne se traitera pas de la même manière qu'une hystérique ou qu'un obsessionnel. Je me permet donc de dire que la psychanalyse se doit d'être évolutive. Elle nait du désir, d'abord du désir de Freud, ensuite du désir des patients de s'exprimer. Or il est impossible de bâtir une science sur le désir. Il me parait donc clair que la psychanalyse est un ensemble de concepts thérapeutiques qui doivent s'adapter aux patients. Le récit des patients articulé à leur histoire devient l'ossature de la science clinique, ce que l'on peut constater aisément à la lecture du DSM IV (Diagnostical and Statistical Manual), mais n'est pas suffisant pour que l'analyse devienne une science. Il en va pour preuve le fait que l'exercice de la psychanalyse est davantage vécu comme un état que comme un métier. De plus, il existe une grande diversité de techniques thérapeutiques visant par des moyens différents à obtenir le même but : guérir le patient.
En effet, nous ne devons pas réduire la psychanalyse à la pratique freudienne.
Certains analystes présents autour de Freud lors de la naissance de l'analyse ont apporté beaucoup par la suite lorsqu'ils ont rompu avec lui. Carl Jung par sa vision d'un double inconscient, collectif et personnel, ainsi que par sa théorie des archétypes permet une approche différente de la névrose. Sa méthode vise à l'individuation du patient par une bonne intégration des images archétypales, images primordiales et fonctionnelles. Par la suite, d'autres analystes tels que Mélanie Klein, Karl Abraham ou Jacques Lacan pour ne citer que ceux-ci, ont apporté des modifications importantes à la praxis analytique. Actuellement, Richard Meyer prône une méthode, la somatanalyse, visant à intégrer la dimension corporelle dans la cure analytique, un retour à Reich en quelque sorte. Autant d'éléments qui font que la psychanalyse ne peut être une science car il n'y a pas une mais des méthodes analytiques.
Par ailleurs, il convient de rapprocher la question du désir de celle du devenir analyste. S'il ne s'agit pas d'une science, la psychanalyse ne peut s'enseigner à l'université car celle-ci ne professe que les disciplines qui ont fait leurs preuves (sic...). D'ailleurs, en 1909 Freud, au cours de conférences au Etats Unis, disait ne pas prétendre former quelqu'un à la psychanalyse(2). Il reviendra plus tard (3) sur cette déclaration en disant que la formation du psychanalyste nécessitait une expérience clinique, expérience qui devait être en premier lieu celle de sa propre cure personnelle. Il faut noter ici que l'on pourrait aisément rétorquer à Freud que lui n'a pas fait de cure personnelle. Il serait même possible de dire que son auto-analyse s'est soldée par un échec tant il supportait mal les contradictions, j'en veux pour preuve les malaises dont il souffrait lors de sa rupture avec Carl Jung; celui-ci objectant que la vision freudienne de la libido avait ses limites. Il est clair que Freud ne supportait en aucune manière que l'on touche à son enfant, même s'il est net que celui-ci souffrait de beaucoup de défauts de jeunesse.
Le devenir psychanalyste s'articule donc essentiellement autour de la demande, de la formulation du désir au cours de la cure.
Une fois le désir formulé, celui-ci sera renforcé par "l'intérêt intellectuel"(4). En effet, rien ne peut remplacer la lecture des oeuvres des pères fondateurs lorsque l'on souhaite devenir soi-même analyste. Toute la théorie est contenue dans ces livres. Cet intérêt soudain marque une certaine objectivation du désir qui prouve que celui-ci n'est pas le simple fait d'un transfert important. J'ouvre ici une parenthèse pour dire que la plupart des universités font l'impasse sur Jung et Lacan, pour ne citer que ceux-ci. Le reste des connaissances s'acquiert grâce au transfert qui s'installe entre analysant et analysé et par le contrôle qui sera opéré lors du début de l'exercice du futur analysé.

En guise de conclusion je citerai Jacques Lacan : "...[ le] désir de Freud, je l'ai placé à un niveau plus élevé. J'ai dit que le champs freudien de la pratique analytique restait dans la dépendance d'un certain désir originel, qui joue toujours un rôle ambigu, mais prévalent, dans la transmission de la psychanalyse. Le problème de ce désir n'est pas psychologique, pas plus que l'est celui, non résolu, du désir de Socrate. Il y a toute une thématique qui touche au statut du sujet, lorsque Socrate formule ne rien savoir, sinon en ce qui concerne le désir. Le désir n'est pas mis par Socrate en position de subjectivité originelle, mais en position d'objet. Eh bien! c'est aussi du désir comme objet qu'il s'agit chez Freud."(5) J'insisterai en surplus sur le fait que l'analyse est une chose qui se vit, qui s'expérimente d'une façon personnelle. Le travail analytique est un investissement, c'est aussi un travail subjectif qui nécessite beaucoup de feeling.
Si ce devait être une science, ce serait une science personnelle, individualiste, la science de son Etre. M

(1). Platon, "Le Phédon".
(2). S. Freud, "Cinq leçon sur la psychanalyse".
(3). S. Freud, "Abrégé de psychanalyse".
(4). Traduction personnelle, Freud parle de "intellektual Interesse".
(5). J. Lacan, "Le Séminaire", livre XI.

 

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