Le bonheur
"L'homme regarde la fleur,
la fleur sourit."
Koan zen
Pour le troisième débat philosophique organisé au Pub 35,
à Guéret, nous avons choisi un sujet sur la différence
entre la joie et le bonheur. S'il est un sujet qui devait rendre les participants
actifs, c'était bien celui-là ! Ne dit-on pas en effet que le
bonheur est le propre de l'homme ? Cependant, il me semble utile de revenir
sur le sujet pour essayer de faire la synthèse de ce qui a été
dit et pour tenter de savoir si le bonheur existe vraiment et s'il peut être
de ce monde.
Qu'est-ce que le bonheur ? Est-ce un simple sentiment humain extrêmement
subjectif ou bien une réalité vécue par l'ensemble de la
population ? Le dictionnaire Hachette propose trois définitions du bonheur
: 1. Un événement heureux, hasard favorable, chance ; 2. Un état
de bien-être, de félicité ; 3. Ce qui rend heureux.
Ces définitions sont bien sympathiques mais elles ne répondent
que succinctement à notre interrogation.
Il demeure cependant que le bonheur est quelque chose de positif dû au
hasard.
Cette "bonne heure" serait alors une coïncidence, une conjonction
entre le Kairos, le moment opportun, et l'action entreprise par l'individu.
Le bonheur devient par conséquent une dimension temporelle qui agit sur
le plan affectif de l'individu.
En effet, cette synchronicité entre le moment et l'action entraîne
alors un état de paix intérieure, une sérénité.
Celle-ci génère à son tour un bien être qui place
l'individu en harmonie avec lui-même et son entourage. Cependant, il me
semble que ce bien être pourrait tout aussi bien être l'expression
de la joie. Ce qui nous pousserait à dire que le bonheur est alors un
état intérieur dont l'expression visible est la joie.
Là aussi, le dictionnaire nous donne plusieurs définitions : 1.
État de satisfaction intense ; 2. Gaieté, bonne humeur ; 3. Plaisirs,
satisfactions ; 4. Plaisir sensuel.
Si nous nous référons à la première de ces définitions,
nous obtenons la confirmation que la joie est la matérialisation, l'incarnation
du bonheur. Mais nous obtenons aussi une précision qui a son importance
lorsque nous regardons les deux dernières parties de la définition.
Il semble bien que la joie soit du domaine de l'Eros, ce qui sous-entend alors
que la joie nait du désir et que la jouissance qui en résulte
est semblable à la mort car Eros et Thanatos sont deux compagnons inséparables.
Ainsi, le bonheur lui aussi proviendrait de la satisfaction d'un désir.
D'après Freud,
l'Eros symbolise le désir exalté dans la passion amoureuse, ce
qui revient à dire que le bonheur est l'expression du manque. En effet,
nous ne désirons que ce que nous ne possédons pas. Par conséquent,
à chaque fois que nous parvenons à réaliser l'un de nos
désirs, celui-ci meurt dans son accession au bonheur, bonheur de parvenir
à la fin d'une quête aussitôt anéanti par la finitude.
Eros ne peut vivre de la réalisation car il se repaît de la quête.
A ce niveau de l'explication, se profile déjà à l'horizon
la vision du bonheur comme Graal de l'espèce humaine. Un poète
arabe du XXè siècle exprime cela d'une façon qui me semble
parfaite : "(...) Le luth qui console votre esprit n'est-il pas du même
bois que celui creusé par les couteaux ? Lorsque vous êtes joyeux,
sondez votre cur, et vous découvrirez que ce qui vous donne de
la joie n'est autre que ce qui causait votre tristesse. Lorsque vous êtes
tristes, examinez de nouveau votre cur. Vous verrez qu'en vérité
vous pleurez sur ce qui fit vos délices."(1)
Je me permettrai donc de faire un léger retour en arrière, au
niveau de la sérénité.
La sérénité n'est pas du domaine de l'Eros, elle serait
plutôt propre à Agapé, cet amour désintéressé
et pur. La sérénité est contemplation, elle pourrait être
le bonheur parfait si elle n'était pas teintée d'une aura de mysticisme.
La sérénité n'est-elle pas en effet le bonheur selon Bouddha,
c'est-à-dire l'extinction de tous les désirs, de toutes les
sensations ?
Il a été dit lors du débat que l'on pouvait avoir du bonheur
à rendre quelqu'un heureux. Je ne le pense pas. Nous percevons l'autre
comme heureux grâce à nous, nous en sommes alors flattés
en notre for intérieur, flattés de participer activement à
la réussite de la vie de l'autre, persuadés que nous sommes qu'elle
serait différente sans nous, mais est-ce du bonheur ? Cela ressemble
davantage à du plaisir, un plaisir comme en a l'artisan qui fait naître
une belle sculpture d'un rondin de bois. Ce que notre ego ressent comme du plaisir,
notre sur-moi le transforme en bonheur pour que notre orgueil soit satisfait.
Notre bonheur apparaît alors comme un ersatz de ce qu'il devrait être,
ce n'est pas le bonheur. Le bonheur de César fut-il dans la conquête
des Gaules ou dans leur
domination ? "(...) et le bonheur est bien récompense, mais à
celui qui l'a mérité sans le chercher."(2) Le plaisir, ou
le succédané de bonheur, vit au travers du langage, par le verbe.
Rappelons la célèbre phrase de Jacques Lacan : "L'inconscient
est structuré comme un langage." Ainsi, toutes nos émotions
sont l'expression de notre inconscient, nous pourrions dire qu'elles sont certains
de ses mots, parfois de ses maux.
Mais le discours n'est pas le seul élément par lequel se véhiculent
le bonheur et la joie, le regard de l'autre comme miroir est aussi (surtout
?) un principe important.
Il est bien clair que nous ressentons notre bonheur, ou ce que nous croyons
être notre bonheur, mais comment peut-on s'en persuader davantage que
par le regard que nous renvoie l'autre à ce moment là ? Un homme
riche, et amoral, perçoit son bonheur dans le regard du pauvre qui l'envie,
une femme belle est heureuse de se voir convoitée par plusieurs hommes
et détestée par les autres femmes qui se sentent frustrées
par sa beauté.
Il serait possible de multiplier les exemples à l'infini.
De même que l'enfant devient sujet par les repères que lui donnent
ses parents dans le miroir, de même l'homme est-il heureux dans les yeux
de son voisin.
Par conséquent, il n'existe pas par et pour lui-même. Le bonheur
aurait-il le même goût s'il n'était pas partagé ?
"On dit communément que tous les hommes poursuivent le bonheur.
Je dirais plutôt qu'ils le désirent, et encore en paroles, d'après
l'opinion d'autrui."(2)
Le regard d'autrui agit comme un re-père nécessaire à notre
tranquillité d'esprit. Nous avons besoin de la sécurité
que nous donne le père symbolique aussi, la vision de notre propre bonheur
dans le regard de l'autre est comme le calme après la tempête,
le refuge pour se préserver de nos angoisses. Comment admettre en effet
que l'homme soit dominé par le manque, que le vide entoure sa vie et
qu'il lui faut accepter et comprendre ses précipices comme autant de
balises vers la plénitude de l'âme.
La fin de la vie est-elle le bonheur ? N'est-ce pas plutôt de profiter
de l'ici et maintenant ? Carpe diem, profite du temps présent... et ose
!
Ainsi en est-il de Perceval dans le château du Roi-pêcheur qui n'ose
pas demander quelle est cette lance qui saigne et se promène seule dans
les couloirs du château ; il en perdra toute chance de trouver le Graal...
Une autre question demeure cependant, y-a-t-il des terrains propices au développement
du bonheur ? En effet, on pourrait croire que le bonheur se développerait
plus facilement en pleine liberté, ou bien en communauté. Qu'en
est-il également de l'égalité ? "Même si le
bien de l'individu s'identifie avec celui de l'État, il paraît
bien plus important et plus conforme aux fins véritables de prendre en
mains et de sauvegarder le bien de l'État. Le bien certes est désirable
quand il intéresse un individu pris à part ; mais son caractère
est plus beau et plus divin, quand il s'applique à un peuple et à
des États entiers."(3)
Là est l'avis d'Aristote mais le socialisme tel qu'il a été
appliqué en l'ex-URSS ou tel qu'il l'est encore en Chine ne semble pas
faciliter l'expression d'un bonheur quelconque !
Il est certain que la liberté participe activement au bonheur. Personne
en effet ne peut m'empêcher d'être heureux lorsque je ressens le
renouveau de la nature au printemps, le nez au vent au guidon de ma moto. La
société telle qu'elle est actuellement me permet d'envisager que
ma promenade ne se terminera pas comme Easy Rider, le célèbre
film de Dennis Hopper, et quelque part ceci est suffisant à me faire
un petit bonheur.
A cela, je peux ajouter que le fait de savoir que mon opinion sera respectée
par une bonne partie de la population m'apporte beaucoup de joie.
En effet, que serait une société où tout le monde serait
libre mais où personne ne respecterait son voisin ? Comment concevoir
le bonheur dans un tel univers.
"Big Brocher te regarde ", cet adage n'a jamais participé au
bonheur. Ainsi, même si la communauté, la liberté et le
respect sont des éléments qui peuvent favoriser le bonheur, il
n'en sera jamais ainsi pour tout le monde : "(...) quel est le but que
nous assignons à la politique et quel est le souverain bien de notre
activité ? Sur son nom du moins il y a assentiment presque général
: c'est le bonheur , selon la masse et selon l'élite, qui supposent que
bien vivre et réussir sont synonymes de vie heureuse ; mais sur la nature
même du bonheur, on ne s'entend plus et les explications des sages et
de la foule sont en désaccord."(3)
En effet, il est en fait très difficile de définir le bonheur,
chaque individu en ayant une conception personnelle. Il est cependant possible
de s'accorder sur le fait que le bonheur représente un moment agréable,
positif.
La question de l'existence du bonheur se rapproche peu ou prou de la question
du sens de la vie. Le bonheur doit-il s'envisager sous un aspect altruiste ou
bien au contraire d'une façon égocentrique ? Peut-on même
envisager l'altruisme sans passer par l'égocentrisme ?
Je conclurai par une citation de Suryakanta : "Ami, le but de la vie est
le bonheur. Le bonheur ne se trouve ni dans la jeunesse, ni dans les richesses,
ni dans d'autres étreintes éphémères, ni dans la
domination des autres. Le bonheur n'existe que dans la conscience de soi, dans
la conscience de la Réalité."(4)
(1). Khalil Gibran, Le prophète.
(2). Alain, Éléments de philosophie.
(3). Aristote, Éthique à Nicomaque.
(4). Suryakanta, Le bonheur par la conscience de soi (Yoga de l'occident).