Un manque à satisfaire

Pendant le débat à Guéret du 3 Mai sur la différence entre le bonheur et la joie, un intervenant définissait l'accès au bonheur par une succession de manques et de combles du manque. La seule réponse à cela fût une provocation chantée haut et fort par une voix virile et sûre d'elle : " c'est une logique de frustré ! " Puis l'idée du manque a été masquée par d'autres considérations. Pourtant en y réfléchissant bien, ce qui fait avancer l'homme dans la vie est le désir persécuté ponctuellement par le manque. Je me suis souvent dit que le fait de ne pas pouvoir satisfaire mes envies contribuait à en avoir d'autres et que celui qui pouvait tout s'offrir perdait le sens de l'envie. Cette vision simpliste n'est qu'un pâle reflet des mécanismes de l'homme.
Le bonheur est par définition "l'état de satisfaction complète". La morale chrétienne ou Kant ont repoussé l'idée grecque d'un bonheur stable en en faisant un bonheur par extension ( la multiplicité ), par intensité ( les degrés ), et par protension ( la durée ) .
Ainsi le bonheur s'oppose aujourd'hui à la gaieté, la joie ou le plaisir qui sont des satisfactions passagères. Le plaisir est par exemple pour Alain quelque chose qui "rassasie et dégoûte".
Le bonheur stable et permanent des grecs est celui du sage dans une ligne de vie à suivre. Aristote pensait par exemple la vie du sage comme un juste milieu entre les extrêmes passionnels, entre le bien et le mal de sa propre nature. Son exemple le plus cité est le courage qui est juste milieu entre la lâcheté et la témérité. Aristote procède par une classification des passions avec trois objets : l'équilibre individuel, les valeurs sociales, et les rapports avec autrui.
Ces conceptions d'un bonheur stable par les grecs invitent à penser qu'elles se rapprochent de la béatitude, d'un idéal à atteindre.
Le bonheur plus terrestre est lié à la psychologie. Dans un premier temps, le désir peut faire apparaître le bonheur comme inaccessible dans le sens où il est indéfini. Le désir enlèverait la liberté à l'homme qui souhaite sans cesse satisfaire de perpétuelles tensions.
Le désir peut être cependant un acte réfléchi et comme tel il devient un acte de volonté, une expression de la personnalité. Ce désir en acte s'attache au bonheur en acte. Alain disait : "le bonheur, c'est la saveur même de la vie ... Agir est une joie ... toute vie est un champ d'allégresse."
C'est donc un homme dans son activité qui touche au bonheur.
Le désir en acte est-il réellement possible si on tient compte de l'inconscient ? En effet, l'inconscient peut être un perturbateur non négligeable car "il faut voir dans l'inconscient, écrit Freud, le fond de toute vie psychique". Le désir se situe toujours au cœur du problème. Le philosophe a fait du désir une question morale comme Spinoza dans l'Ethique qui traite des affects ( émotions ) en "mécanique des passions". Le désir fait partie des trois affects primitifs ainsi que la joie ou la tristesse. Il le situe au niveau du corps . La métaphysique de Spinoza ne lui laisse aucune place . Le désir doit être domestiqué. La raison peut se séparer des affects pour rejoindre la perfection divine de l'esprit.
La psychologie montre que ce que Spinoza voulait remettre au corps était en fait ce qui constitue l'appareil psychique. La pulsion1 contrôle le désir. Freud explique dans ses Essais de psychanalyse que "dans nos désirs inconscients, nous supprimons quotidiennement, et à toute heure du jour, tous ceux qui se trouvent sur notre chemin, qui nous ont offensés ou lésés".
En sachant cela je dirais simplement que je suis soulagée que ce ne soit pas la conscience qui dirige nos pulsions . A ce niveau, le bonheur ne tient qu'à un fil ou plutôt qu'à une cellule nerveuse, qu'à une synapse.
L'autre peut, comme il a été dit dans le débat, faire notre bonheur. Dans le cas de l'amour Spinoza en fait " une joie qu'accompagne l'idée d'une cause extérieure " mais est-ce vraiment le cas? Ne considérons-nous pas nos propres désirs avant d'avoir un quelconque sentiment ? Schopenhauer illustre cela : "il y a quelque chose de tout particulier dans le sérieux profond et inconscient avec lequel deux jeunes gens de sexe différent, qui se voient pour la première fois, se considèrent l'un l'autre, dans le regard scrutateur et pénétrant qu'ils jettent l'un sur l'autre (...). Cette analyse si minutieuse, c'est la méditation du génie de l'espèce sur l'individu qui peut naître d'eux et la combinaison de ses qualités . Du résultat de cette méditation dépend la force de leur sympathie et de leur désirs réciproques1."
Platon décrivait déjà l'amour comme un manque du beau et du bon même s'il y faisait une hiérarchie. En bas de l'échelle Platon mettait l'amour lié au désir ( l'éros ) puis l'amitié ( la philia ) et enfin l'amour de la sagesse (la philosophie).
Gilles Deleuze fait du désir ce qui pousse l'homme vers la vie, il est ainsi une volonté de puissance. Le manque est en deçà du désir car le désir est positif, constructif. Comment gérer ses désirs dans une perspective positive ?
Chaque homme doit se connaître pour connaître ses désirs et pouvoir en faire le tri selon une "morale". C'est une nouvelle conception du "connais-toi toi-même" de Socrate. On dispose pour se faire de la psychanalyse qui permet d'assumer je pense, ses désirs. Cela conduit sans doute au désir en acte. En se connaissant, l'homme peut alors mieux accepter l'autre.
Atteindre le bonheur est une démarche longue qui doit passer d'abord par une connaissance de soi.

1- Terme psychanalytique désignant la tendance instinctive qui pousse à accomplir ou à refuser certains actes.
2- Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, 1819, PUF, 1978.

 

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