Textes

D. Braunschweig, M. Fain,
Eros et Antéros
"E. Jones nous rapporte qu'interrogé sur l'ensemble de son œuvre, Freud répondit qu'il conservait une préférence pour l'Interprétation des Rêves et les Trois Essais sur la théorie de la Sexualité. On peut penser que ce penchant s'appuyait sur l'aspect révélateur de ces deux œuvres qui dévoilaient, non sans quelque brutalité, le sexe des enfants. Dire les choses telles qu'il les découvrait faisait partie de cette rigueur que Freud montrait également par une grande retenue dans ses propos. A ce sujet, plusieurs auteurs qui ont commenté les réactions indignées de ses détracteurs ne manquèrent pas de remarquer que ces mêmes hommes indignés, réunis en troupeau, se signalaient quelquefois par des propos grivois.
D'une façon générale, les psychanalystes se sont passionnés pour les révélations de Freud concernant la sexualité infantile, au point d'omettre quelque peu la vie sexuelle des adultes. Le détracteur indigné de Freud, qui se double de temps en temps d'un grossier personnage, représente ce faisant un aspect de la sexualité adulte : ce digne professeur qui dans la solitude austère de son bureau trempe sa plume dans le vitriol de la vertu devenant au milieu d'un groupe d'autres hommes un vulgaire polisson. Freud nous a aussi entretenu de cela dans Psychologie collective et Analyse du Moi. Un meneur ayant un pouvoir de suggestion se substitue en tant qu'objet du Moi à l'idéal du Moi individuel de chacun des membres du groupe, tend à leur faire perdre leurs caractéristiques personnelles au profit d'une uniformisation, et ce, pour provoquer une communauté de réactions en rapport avec l'organisation, imprimée par le meneur. Quel est le mouton de Panurge du groupe dont nous parlions plus haut, cette comparaison rabelaisienne venant naturellement sous la plume ? Le groupe en question est d'une extrême banalité. C'est celui qui se constitue par sélection dans les après-banquets des Anciens de telle ou telle communauté qui autrefois les réunissait pour de tout autres buts. De cette union homosexuelle éphémère et massive peut jaillir une activité hétérosexuelle faisant suite à une descente en commun vers de mauvais lieux. Si nous réintégrons dans cette bande le détracteur indigné de Freud, l'activité hétérosexuelle qu'il déploiera en la circonstance est-elle donc radicalement coupée de ses sources ifantiles ? En tout cas, cela sera l'intuition immédiate du névrosé qui se serait fourvoyé dans cette bande d'après-banquet. Il essaiera par tous les moyens de dissimuler son angoisse liée à son obstination à transformer fantasmatiquement en sa mère toute femme qu'il pourrait approcher sexuellement. Il tentera de faire semblant ou sollicitera une initiation. S'il se découvre en tant que névrosé, il risque la même hostilité convergente que celle recueillie par Freud dévoilant la sexualité infantile. Il se dégage de l'imitation du névrosé une idée de ce qu'est le meneur. Le névrosé joue à l'homme , c'est-à-dire qu'il tente de ressembler à une image qui est suggérée au groupe et à laquelle ce dernier se conforme. Jouer à l'homme , pour le névrosé, c'est ne pas dévoiler l'enfant caché sous un complet veston.
On distingue ainsi un double courant, la sexualité telle qu'elle apparaît chez ce névrosé fortement fixé à ses objets œdipiens dont le Surmoi ne se laisse pas remplacer par un objet extérieur, et la sexualité du groupe qui se répartit en un investissement homosexuel massif à peine désexualisé - et subissant l'influence d'un meneur imaginaire qui crée un type d'homme uniforme ayant une certaine forme d'activité hétérosexuelle." (D. Braunschweig, M. Fain, Eros et Antéros, PbP, 1971, pp. 17-18.)

Aristote
, Éthique de Nicomaque
"L'amitié est une vertu, ou tout au moins, elle s'accompagne de vertu. De plus elle est absolument indispensable à la vie : sans amis, nul ne voudrait vivre, même en étant comblé de tous les autres biens. Les riches eux-mêmes, ceux qui possèdent les charges et le pouvoir suprême, ont semble-t-il, tout particulièrement besoin d'amis. A quoi leur servirait d'être ainsi comblés de biens, si on les privait de la faculté de faire le bien qui s'exerce à l'égard des amis, et qui est particulièrement louable ? Comment aussi, sans amis, surveiller et garder tant de biens ? Plus ils sont nombreux, plus leur possession est incertaine. Dans la pauvreté et les autres infortunes, on pense généralement que les amis constituent le seul refuge. Aux jeunes gens l'amitié prête son concours pour leur éviter des fautes ; aux vieillards elle vient en aide pour les soins que demande leur état et elle supplée à l'incapacité d'agir à laquelle les condamne leur faiblesse ; quant aux hommes dans la force de l'âge, elle les stimule auxbelles actions. Le poète parle de "deux êtres qui marchent unis". Et effectivement on est ainsi plus fort pour penser et pour agir. L'amitié est, semble-t-il, un sentiment inné dans le cœur du créateur à l'égard de sa créature et dans celui de la créature à l'égard du créateur. Il existe, non seulement chez les hommes, mais encore chez les oiseaux et chez la plupart des êtres vivants, dans les individus d'une même espèce les uns à l'égard des autres, et principalement entre les hommes. De là les éloges que nous décernons à ceux qu'on appelle des "philanthropes". On peut constater, même au cours de voyages, quelle familiarité et quelle amitié l'homme nourrit à l'égard de l'homme. L'amitié semble encore être le lien des cités et attire le soin du législateur, plus même que la justice. La concorde, qui ressemble en quelque mesure à l'amitié, paraît être l'objet de leur principale sollicitude, tandis qu'ils cherchent à bannir tout particulièrement la discorde, ennemie de l'amitié. D'ailleurs si les citoyens pratquaient entre eux l'amitié, ils n'auraient nullement besoin de la justice; mais même en les supposant justes, ils auraient encore besoin de l'amitié; et la justice, à son point de perfection, paraît tenir de la nature de l'amitié. L'amitié est nécessaire. Que dis-je ? elle est admirable ; nous ne ménageons pas nos éloges à ceux qui en ont le culte et le grand nombre d'amis constitue un des avantages les plus honorables. Quelques-uns même sont d'avis que c'est un d'être honnête homme et ami sûr. Les discussions que suscite l'amitié sont nombreuses : les uns la fondent sur une sorte de ressemblance et disent que se ressembler, c'est s'aimer. De là les proverbes : le semblable est attiré par le semblable ; le geai avec le geai, et autres manières de dire. D'autres, par contre, déclarent que tous ceux qui ont quelconque ressemblance se comportent les uns avec les autres en véritables potiers. Et, à ce sujet, ils remontent plus haut et cherchent une explication tirée de la nature extérieure. Euripide avance que :"La terre desséchée désire la pluie et le ciel majestueux, rempli de pluie, est possédé du désir de se répandre sur la terre." Pour Héraclite, l'utile naît du contraire, la plus belle harmonie naît du contraire, et tout provient de la Discorde. En opposition avec les précédents, d'autres, et particulièrement Empédocle, affirment que le semblable tend à s'unir le semblable. Parmi ces difficultés, laissons de côté celles qui ont trait à la nature extérieure; ce n'est pas l'objet de notre présente étude. Examinons celles qui se rapportent à la nature de l'homme et qui concernent les mœurs et les passions. Demandons-nous, par exemple, si l'amitié existe chez tous les hommes. S'il est impossible que des gens pervers éprouvent de l'amitié ? Si l'amitié existe sous une forme ou sous plusieurs ? Ceux qui n'admettent qu'une seule espèce d'amitié, sous prétexte qu'elle est susceptible de degrés, ont recours à un indice peu probant : il existe des choses spécifiquement différentes, (...) qui présentent des degrés difféents." (Aristote, Éthique de Nicomaque, Paris, Garnier-Flammarion, 1965, trad. et notes de J. Voilquin, pp. 207-208.)

Kant,
Métaphysique des Mœurs
"L'amitié (considérée dans sa perfection) est l'union de deux personnes liées par un amour et un respect égaux et réciproques. - On voit facilement qu'elle est l'Idéal de la sympathie et de la communication en ce qui concerne le bien de chacun de ceux qui sont unis par une volonté moralement bonne, et que si elle ne produit pas tout le bonheur de la vie, l'acceptation de cet Idéal et des deux sentiments qui le composent enveloppe la dignité d'être heureux, de telle sorte que rechercher l'amitié entre les hommes est un devoir. - Mais il est facile de voir que bien que tendre vers l'amitié comme vers un maximum de bonnes intentions des hommes les uns à l'égard des autres soit un devoir, sinon commun, du moins méritoire, une amitié parfaite est une simple Idée, quoique pratiquement nécessaire, qu'il est impossible de réaliser en quelque pratique que ce soit. En effet, comment est-il possible pour l'homme dans le rapport avec son prochain de s'assurer de l'égalité de chacun des deux éléments d'un même devoir (pa exemple de l'élément constitué par la bienveillance réciproque) en l'un comme en l'autre, ou, ce qui est encore plus important, comment est-il possible de découvrir quel est dans la même personne le rapport d'un sentiment constitutif du devoir à l'autre (par exemple le rapport du sentiment procédant de la bienveillance à celui provenant du respect) et si, lorsqu'une personne témoigne trop d'ardeur dans l'amour, elle ne perd pas, ce faisant, quelque chose du respect de l'autre ? Comment s'attendre donc à ce que des deux côtés l'amour et le respect s'équilibrent exactement, ce qui est toutefois nécessaire à l'amitié ? - On peut, en effet, regarder l'amour comme la force d'attraction, et le respect comme celle de répulsion, de telle sorte que le principe du premier sentiment commande que l'on se rapproche, tandis que le second exige qu'on se maintienne l'un à l'égard de l'autre à une distance convenable." (Kant, Métaphysique des Mœurs (1797), "la Doctrine de la Vertu ", traduction de A. Philonenko, Éd. Vrin, 1985, pp. 147-149.)

Sigmund Freud,
Malaise dans la civilisation
"De plus, les femmes ne tardent pas à contrarier le courant civilisateur; elles exercent une influence tendant à le ralentir et à l'endiguer. Et pourtant ce sont ces mêmes femmes qui, à l'origine, avaient établi la base de la civilisation grâce aux exigences de leur amour. Elles soutiendront les intérêts de la famille et de la vie sexuelle alors que œuvre civilisatrice, devenue de plus en plus l'affaire des hommes, imposera à ceux-ci des tâches toujours plus difficiles et les contraindra à sublimer leurs instincts, sublimation à laquelle les femmes sont peu aptes. Comme l'être humain ne dispose pas d'une quantité illimitée d'énergie psychique, il ne peut accomplir ses tâches qu'au moyen d'une répartition opportune de sa libido. La part qu'il en destine aux objectifs culturels, c'est surtout aux femmes et à la vie sexuelle qu'il la soustrait ; le contact constant avec d'autres hommes, la dépendance où ils tiennent les rapports avec eux, le dérobent à ses devoirs d'époux et de père. La femme, se voyant ainsi rléguée au second plan par les exigences de la civilisation, adopte envers celle-ci une attitude hostile. (Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, trad. Ch. et J. Odier, PUF 1972, p. 55.)

Platon,
Le Banquet
"Chacun de nous est donc comme une tessère d'hospitalité1, puisque nous avons été coupés comme des soles et que d'un nous sommes devenus deux ; aussi chacun cherche sa moitié. (...) Quand donc un homme, qu'il soit porté pour les garçons ou pour les femmes, rencontre celui-là même qui est sa moitié, c'est un prodige que les transports de tendresse, de confiance et d'amour dont ils sorti saisis ; ils ne voudraient plus se séparer, ne fût-ce qu'un instant. Et voilà les gens qui passent toute leur vie ensemble, sans pouvoir dire d'ailleurs ce qu'ils attendent l'un de l'autre ; car il ne semble pas que ce soit le plaisir des sens qui leur fasse trouver tant de charme dans la compagnie l'un de l'autre. Il est évident que leur âme à tous deux désire autre chose, qu'elle ne peut pas dire, mais qu'elle devine et laisse deviner. Si pendant qu'ils sont couchés ensemble, Héphaïstos leur apparaissait avec ses outils et leur disait: " Hommes, que désirez-vous l'un de l'autre " ? et si, les voyant embarrassés, il continuait: " L'objet de vos vœux n'est-il pas de vous rapprocher utant que possible l'un de l'autre, au point de ne vous quitter ni nuit ni jour ? Si c'est là ce que vous désirez, je vais vous fondre et vous souder ensemble, de sorte que de deux vous ne fassiez plus qu'un, que jusqu'à la fin de vos jours vous meniez une vie commune, comme si vous n'étiez qu'un, et qu'après votre mort, là-bas, chez Hadès, vous ne soyez pas deux, mais un seul, étant morts d'une commune mort. Voyez si c'est là ce que vous désirez, et si en l'obtenant vous serez satisfaits". A telle demande nous savons bien qu'aucun d'eux ne dirait non et ne témoignerait qu'il veut autre chose: il croirait tout bonnement qu'il vient d'entendre exprimer ce qu'il désirait depuis longtemps, c'est-à-dire de se réunir et de se fondre avec l'objet aimé et de ne plus faire qu'un au lieu de deux.
Et la raison en est que notre ancienne nature était telle et que nous étions un tout complet: c'est le désir et la poursuite de ce tout qui s'appelle amour. Jadis, comme je j'ai dit, nous étions un ; mais depuis, à cause de notre injustice, nous avons été séparés par le dieu, comme les Arcadiens par les Lacédémoniens. Aussi devons-nous craindre, si nous manquons à nos devoirs envers les dieux, d'être encore une fois divisés et de devenir comme les figures de profil taillées en bas relief sur les colonnes, avec le nez coupé en deux, ou pareils à des moitiés de jetons. Il faut donc s'exhorter les uns les autres à honorer les dieux, afin d'échapper à ces maux et d'obtenir les biens qui viennent d'Eros, notre guide et notre chef. Que personne ne se mette en guerre avec Eros : c'est se mettre en guerre avec lui que de s'exposer à la haine des dieux. Si nous gagnons l'amitié et la faveur du dieu, nous découvrirons et rencontrerons les garçons qui sont nos propres moitiés, bonheur réservé aujourd'hui à peu de persones." (Platon, Le Banquet, 191 d-192 d, trad. E. Chambry, Garnier-Flammarion 1964, pp. 51-52.)

1- La tessère d'hospitalité consistait en un osselet partagé en deux parties. On en gardait une, on donnait l'autre à son hôte au moment du départ. Le rapprochement des deux moitiés permettait plus tard aux mêmes personnes ou à leurs descendants de se reconnaître et de renouer les liens de l'hospitalité. (note du traducteur).

 

Accueil - Les Incendiaires - Les rubriques