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Ces derniers temps, on ne parle que du retour de la philosophie. Des
journaux les plus marginaux aux plus sérieux, de Voici, en passant
par Télérama, le Monde, jusqu'au très culturel Magazine
Littéraire, on ne cesse d'évoquer le phénomène.
L'audiovisuel n'est pas en reste. De "Pas si vite" sur Canal+
(5-10 min.) à "Grain de Philo" (1h) sur France 3, on
fait écho à cette déferlante philosophique. Cette
déferlante est nommée selon les humeurs et selon les chapelles
: retour de la philosophie, regain de la philosophie, philosophie populaire,
philosophie pour tous et j'en passe sur les dénominations les plus
osées, les plus saugrenues.
Il y a cependant un hic dans la manière dont se déroulent
les débats, en France, à propos de cet engouement du public
"profane" à l'endroit de la philosophie. Il semble qu'on
ne décèle pas trop bien quels sont les signes les plus significatifs
de cet intéressement. Effectivement, si tout le monde reconnaît
que le retour de la philosophie est perceptible déjà dans
quelques publications, dans des succès de librairie surtout de
quelques auteurs philosophiques, chacun feint d'ignorer que l'élément
nouveau et le plus symbolique de ce mouvement, que d'aucuns qualifient
facilement de "mode" philosophique, est tout de même l'institution,
depuis ces dernières années en France, des débats
philosophiques de café, et, accessoirement, l'ouverture de cabinets
de consultation en philosophie dont l'initiateur est Marc SAUTET. Lequel
Marc SAUTET ne semble d'ailleurs pas être le chouchou des médias
; presses écrite et audiovisuelle confondues. C'est ce qui fait
sans doute que dans les évocations du renouveau philosophique,
les cafés philosophiques" passent pour un épiphénomène.
La confusion au sein du débat médiatique, sur cette affaire,
est telle que l'on est tenté de dire qu'il y a une usurpation réelle
des rôles et des compétences pour en parler. On constate,
en effet, qu'à toutes les fois que des gens sont conviés
par les médias pour parler de ce mouvement philosophique, qui,
tout le monde le concède, se déploie hors des cadres habituels,
notamment hors de l'université, ce sont les philosophes universitaires
(officiels ?) qui viennent en parler(1) ; pour y dire tout le mal qu'ils
en pensent. Même s'il faut souligner que ces interventions dans
les médias sont pour eux un créneau pour vendre leurs ouvrages,
à ce même public qu'ils semblent prendre pour imbécile,
en lui refusant le droit de vouloir penser par lui-même, sous prétexte
qu'il ne connaît ni les textes philosophiques, ni l'histoire de
la philosophie. Si bien que le débat sur la philosophie pour ou
par tous, sur sa popularité, ressemble, à s'y méprendre,
à un ancien slogan publicitaire des frites Mc Caïn : C'est
ceux qui la pratiquent le moins qui en parlent le plus. Cette inversion
des rôles est telle que la discussion de fond sur la pratique populaire
de la philosophie (ou philosophie pour tous) est escamotée. Elle
achoppe, à dire vrai, sur des questions périphériques
telles que : la crise de l'Université, de l'école, la fin
des idéologies, voire sur la recherche du sexe des anges ; alors
que la question essentielle est comment répondre à la demande
du public.
C'est dans l'esprit de tenter de recentrer le débat sur les questions
de fond de cette demande, qu'en tant qu'un des dizaines d'animateurs des
débats philosophiques au café, exclus, pour des raisons
de manque de notoriété, du débat médiatique
sur ce regain philosophique au sein du public, que j'entreprends cette
réflexion aujourd'hui.
Pour ce qui me concerne, les questions essentielles, le plus souvent occultées
dans les débats médiatiques actuels, peuvent se formuler
à un triple niveau, de la façon suivante :
Premièrement, il s'agit de bien saisir ce qui motive exactement
le public aujourd'hui, dans l'adresse qu'il fait à l'endroit du
monde philosophique. S'agit-il d'une simple mode, ou bien, au contraire,
d'un intéressement durable ? Si la réponse à cette
question est affirmative, la chose la plus importante serait, pour le
petit monde des philosophes, de savoir comment répondre, avec humilité
cependant, à la demande du public, de la façon la plus judicieuse
et la plus efficace possible.
Deuxièmement, il serait bien indiqué que la question de
savoir si la pratique populaire (publique) de la philosophie peut apporter
un plus à la discipline ou au contraire lui nuire - ce qui est
l'avis des philosophes officiels - soit examinée en serrant au
plus près la pratique populaire la plus courante de la philosophie
actuellement, que sont les débats philosophiques de café.
Comment se pratique-t-elle dans ces lieux insolites et inhabituels ? Est-ce
que ces débats se font en dehors de toute méthodologie philosophique,
uniquement parce que l'accent ne serait pas mis prioritairement sur l'histoire
de la philosophie et sur ses grands textes ? Répondre à
cette interrogation exigerait que celui qui veut prendre partie dans la
controverse s'informe objectivement, et dans l'humilité, sur ce
qui se passe réellement dans ces lieux, et non pas suivant son
imagination et ses fantasmes.
Troisièmement, étant donné que la plupart de ceux
qui critiquent ou rejettent, a priori, la pratique de la philosophie dans
les cafés ou dans d'autres lieux inhabituels, évoquent à
tour de bras, la tradition philosophique, l'histoire de la philosophie,
ses grands textes pour stigmatiser une hypothétique dérive
susceptible de nuire à la discipline, nous devons interroger cette
même histoire, ses auteurs et ses textes, sur la possibilité
d'une philosophie populaire, d'une philosophie pour tous. La question
précise est la suivante : la philosophie est-elle, par son histoire
et ses textes, anti-populaire et élitiste ? Ou au contraire, peut-on
également se fonder sur les grands textes de l'histoire de la discipline
pour défendre cet idéal de philosophie pour et par tous
?
En guise de conclusion, nous tenterons, en nous plaçant cette
fois dans un débat interne aux pratiquants de la philosophie pour
tous, ou des cafés philosophiques, de voir comment il peut être
possible de préserver, de manière durable, l'engouement
du public pour notre discipline, autrement dit, de répondre judicieusement
à sa légitime demande, tout en ne sacrifiant pas la rigueur
que la pratique de la philosophie exige.
Motivations et attentes du public dans le regain philosophique actuel.
"La pensée nouvelle, c'est cette pensée sans âge
qui jusqu'à présent n'est pas parvenue à marquer
de son empreinte ni guider l'homme qui vit en collectivité : c'est
la raison, c'est la philosophie. La philosophie doit s'éveiller,
s'encourager et se réaliser elle-même. Faut-il en conclure
que notre proposition : pratiquez la philosophie, étudiez la philosophie
! veuille dire de l'étudier dans l'uvre philosophique de
notre temps, telle qu'elle se présente dans les livres, les revues
et les comptes rendus de congrès ? Pas le moins du monde. Mais
ce qu'il faut, c'est participer à la réflexion philosophique
qui anime l'homme en tant qu'homme.
Dans la réalité de notre vie actuelle, la philosophie académique,
qui se flatte de son caractère scientifique, ne peut rien du tout.
Ce n'est pas seulement de spécialisation dont nous avons besoin,
comme dans toutes les sciences, mais d'un revirement tel que depuis Socrate
et Platon, on en a pris pleinement conscience".
Karl JASPERS, La bombe atomique et l'avenir de l'homme, 1958.
L'engouement du public pour la philosophie, manifesté ces dernières
années, peut être interprété de différentes
façons, voire de manières contradictoires. C'est la loi
du genre. Il faut cependant prendre garde à ne pas se tromper complètement
sur les causes et la signification de ce phénomène. Des
conclusions hâtives, ici, ne seront que très dommageables
à la discipline. Car, ce n'est que de la claire conscience que
"le monde philosophique" aura des motivations profondes du public,
qu'il pourra élaborer une réponse conséquente à
la demande qui lui est adressée de manière pressante et
exigeante. Le monde philosophique devrait d'ailleurs saisir cette occasion
inespérée qui lui est offerte, lui qui n'avait jamais eu
aussi bonne presse.
Or, jusque-là, on ne peut pas dire que "le microcosme philosophique"
(la philosophie officielle) ait donné une explication digne d'elle
quant aux motivations réelles qui animent le public dans son intéressement
subit, mais insistant, à l'endroit de la réflexion philosophique,
de la pensée tout court. On a ainsi pensé, pour les uns(2),
que le public s'intéressait à la philosophie pour suppléer
à la disparition des "grandes utopies politiques" et
religieuses, ainsi qu'à l'inexistence d'un véritable débat
politique dans les sociétés contemporaines, ou bien pour
qu'elle apporte des réponses rassurantes à la crise économique
; pour les autres(3), cet engouement pour la philosophie serait, tout
simplement, l'impact de certains succès de livres philosophiques
ou pseudo-philosophiques, dans les librairies et dans l'édition,
ces dernières années ; au plus, il ne serait qu'un écho
bénéfique, dans le public, de la médiatisation opportuniste,
ces dernières décennies, de quelques intellectuels ou pseudo-philosophes(4).
Ces explications simplistes et hâtives du mouvement actuel ne pouvaient,
à notre sens, que conduire à des conclusions tout aussi
hâtives et erronées. C'est pourquoi, il ne faut pas s'étonner
de voir certains auteurs et professionnels de la philosophie, pour ne
pas dire des maîtres-penseurs, répondre de manière
désinvolte, par conséquent de manière inadéquate,
à la demande légitime du public.
On s'est ainsi, le plus souvent, empressé de lui opposer, sinon
une fin de non-recevoir (il faut tout de même pouvoir lui vendre
des livres !), un mépris contenu.
Au désir du public pour la chose philosophique et pour la pensée,
on lui a le plus souvent répondu en disant : "La philosophie
ne peut pas être populaire... Le bon sens n'est pas ami de la sagesse...
La philosophie populaire actuelle n'est qu'une mode montée et entretenue
par les médias, elle est sans doute éphémère
comme les modes"(5) ; "la philosophie ne peut se faire qu'à
l'école (à l'université), et en assumant l'histoire
de la philosophie"(6) ; "ce que ce public demande à la
philosophie se trouve être la dispense de tout travail intellectuel
(doute, recherche, écriture), état dans lequel l'émotion
et le sentiment seraient non seulement la raison ultime de toute chose,
mais encore le juge suprême de la pensée rationnelle"(7)
; "il ne faudrait pas donner à croire que la philosophie c'est
facile et que c'est amusant"(8)...
Les moins condescendants d'entre ces professionnels de "la pensée"
conseillent "sagement" de tolérer le phénomène,
qui comme tout phénomène de mode retombera de lui-même
comme un soufflet...
Nous nous contenterons ici de l'examen de quelques arguments, ceux notamment
qui vaillent la peine d'être examinés. Nous pensons à
l'argument qui veut que le public recherche, à travers la philosophie,
de quoi suppléer à la disparition de ses anciennes tutelles
que sont : la religion, les idéologies (et autres pouvoirs intellectuels),
ainsi que le paternalisme des princes. Ces arguments ne sont pas totalement
faux ou infondés, mais ils seraient bien courts pour rendre compte
de la revendication du public de penser par lui-même et en dehors
de toute tutelle ; qu'elle soit politique, religieuse ou intellectuelle.
Car, c'est de cela avant tout dont il s'agit.
C'est en cela que ce phénomène contemporain du retour à
la philosophie (et non pas du retour de la philosophie), que d'aucuns
pensent être un fait de la génération spontanée,
doit être rattaché à l'histoire de la pensée
universelle ; notamment à la pensée des Lumières,
en ce qu'elle a connu cette revendication populaire du droit de penser
par soi-même. Souvenons-nous que le mot d'ordre (la devise) des
Lumières était : Sapere aude ! : "oser penser par soi-même"
; c'est-à-dire en dehors de toute tutelle (de l'Église et
de l'État notamment). Or, l'on sait que si ce mouvement intellectuel
a pu conduire à la séparation officielle de l'Église
et de l'État (en France, par la Révolution de 1789 qui est
un couronnement pratique de la pensée des Lumières), il
n'a pas complètement entamé leur complicité ni réduit
leur pouvoir de nuisance. Loin s'en faut ! J'en veux pour preuve les conflits
récents, en France, sur l'école libre et la commémoration
du baptême de Clovis (comme fête nationale), qui ont opposé
les laïcs (r'e9publicains) et les partisans de l'Église chrétienne.
C'est dire que les tutelles ont résisté et subsisté
à l'éclairage de la raison et de ses lumières (au
XVIIIe siècle).
C'est pourquoi, personnellement, je verrais (sans preuves scientifiques
ou statistiques toutefois) la revendication actuelle du public comme un
écho lointain du mouvement intellectuel du siècle des Lumières.
J'interpréterais pour cette même raison l'engouement du public
pour la libre-pensée, non pas comme l'effet de l'affaiblissement
de l'emprise de l'Église sur lui, mais comme justement la cause
du déclin progressif de l'emprise de l'Église. Après
tout, si l'Église ne mobilise plus, en France ou ailleurs en Europe,
c'est parce que les fidèles n'y allaient plus et non pas l'inverse.
Et on peut ajouter à cela que si le public a cessé de voir
en l'Église (comme en la politique ou la philosophie officielle)
la réponse aux questions importantes de son existence, c'est parce
qu'il ne désire plus que l'on pense à sa place, ni pour
lui. Il signifie clairement que l'ère des gourous et des maîtres-penseurs
tire vers sa fin, quand chaque être humain veut penser par lui-même
; ce qui signifie assumer son humanité. Ce qui ne signifie aucunement
que le public veuille se désintéresser des questions essentielles
; mais l'inverse. Il revendique seulement son droit de participer à
l'élaboration, non seulement des interrogations, mais aussi des
réponses éventuelles. Le pendant politique de cette revendication
intellectuelle est que l'ère post-démocratique est celle
du refus, non de la démocratie, mais le refus de la perversion
de la démocratie qu'est l'hyper représentativité,
en vue d'une démocratie participative.
Il ne faut donc pas voir dans ce vouloir-philosopher par soi-même,
comme le font MM. AUZANNEAU et COUROUVE(9), par exemple, une prétention
du public à des compétences qui ne sont pas les siennes.
En général, il connaît ses limites. Ce qui n'est pas
toujours le cas pour ce qui concerne beaucoup d'intellectuels et philosophes.
C'est pourquoi, dans le cadre des débats philosophiques de café
(qui ne sont pas comme on le simplifie souvent, des cafés philosophiques),
le public demande volontiers à être aiguillonné par
un médiateur (pas par un simple animateur ne possédant aucune
compétence ni formation philosophiques)(10).
Ce que le public n'aime pas par contre, je crois, c'est qu'on le sous-estime,
qu'on prenne son bon sens (au sens cartésien du terme) pour de
l'idiotie. C'est ce qui l'a mis en porte-à-faux, sans aucun doute,
avec le monde philosophique "savant" et universitaire où
l'on considère que la philosophie ne peut pas être pratiquée
par le grand public, à plus forte raison hors de l'université
et de l'École : toutes deux sanctuaires officiels du savoir. Surtout
que dans ce monde "clos", philosophie rime maintenant avec histoire
de la philosophie.
Or, tous ceux qui ont eu, un tant soit peu, à pratiquer la philosophie
savent qu'il n'y a pas que son histoire qui compte, mais les questions
qu'elle soulève ; qui peuvent être métaphysiques (éternelles
et spécialisées), mais qui peuvent aussi être empiriques
(questions pratiques d'éthique, de politique et de morale). Les
questions pratiques (éthiques et politiques), on le sait, ne valent
pas (ni en fonction des réponses qu'on peut en envisager ni même
en fonction des problèmes qui peuvent s'y rencontrer) pour toutes
les époques. Par exemple, les questions de bioéthique, liées
au développement de la génétique et à la chirurgie
contemporaine (greffes), les questions des droits de l'homme et de la
personne humaine, les questions économiques et politiques, liées
au libéralisme économique, le chômage qui en découle,
les problèmes d'immigration, etc., ne se posaient ni aux Anciens
Grecs (qu'on évoquent souvent pour repousser la possibilité
de la philosophie pour tous) ni aux médiévaux, ni aux modernes
(XVIIe et XVIIIe siècles) telles qu'elles se posent aux sociétés
d'aujourd'hui. Par conséquent, même si les expériences
intellectuelles et philosophiques des hommes de ces différentes
époques historiques peuvent nous être utile (nous aider même),
elles ne peuvent être un recours absolu et magique pour la résorption
de nos questions existentielles et éthiques contemporaines. Que
signifierait, en effet, l'égalité citoyenne, les droits
de l'Homme, le droit des femmes, la protection des travailleurs, dans
l'Antiquité grecque ou même dans l'Europe médiévale
? Rien, absolument, puisque toutes ces sociétés, inégalitaires
par définition, étaient loin de ces préoccupations
humanistes. Ceux qui, à travers les débats philosophiques
de café, tentent de répondre de la façon la plus
judicieuse possible à la demande philosophique du public, ne sont
donc pas anti-philosophique ni contre l'histoire de la philosophie. C'est
en effet dans cette même histoire qu'eux aussi ont puisé,
et puisent encore le peu de savoir dont ils peuvent se prévaloir.
Et on peut, tout à fait, dire que les débats philosophiques
qu'ils y organisent ne sont pas des débats de comptoir ou du New
Age, comme certains l'affirment à l'envi, mais d'authentiques réflexions
philosophiques qui, sans être des cours magistraux ou des conférences
sur l'histoire de la philosophie, ou sur ses textes classiques, s'y réfèrent
à chaque fois que cela est nécessaire. Voici, d'ailleurs,
comment se déroule le débat philosophique tel que nous l'organisons
dans les départements de la Vienne (à Poitiers) et des Deux-Sèvres
(à Saint Maixent) :
Le sujet est bien évidemment choisi séance tenante. C'est
la particularité de ces débats. Cependant, l'improvisation
que dénoncent MM. AUZANNEAU et COUROUVE, dans leur opuscule(11),
ne l'est vraiment que lors de la toute première séance ;
puisque pour les séances suivantes, l'habitude fait qu'on a le
temps de réfléchir sur des sujets possibles, d'une semaine
à l'autre. Les propositions sont formulées par les participants.
Dans nos débats, nous fixons arbitrairement le nombre de propositions
à trois minimum, mais il est rare que nous n'en ayons que trois.
Le médiateur clôt la liste des propositions au bout de 5
à 10 minutes et procède à l'élimination, pour
ne retenir qu'un sujet qui puisse solliciter une curiosité philosophique
de la part du public. C'est alors qu'on laisse un temps de parole à
celui dont le sujet est retenu pour tenter une problématisation.
Arbitrairement encore, nous avons convenu de toujours commencer par définir
(en vue de nous y tenir) les termes de notre sujet. Nous n'arrivons pas
toujours à nous entendre sur cette plate-forme définitionnelle
minimale, mais la méthode a fait les preuves de son efficacité.
Les autres étapes du débat sont dessinées par les
interventions et les questions soulevées par les divergences de
points de vue quant aux définitions. Toujours est-il qu'on essaie,
pendant les deux heures que dure le débat, d'épuiser toutes
les implications du sujet.
Le rôle de l'animateur se résume vraiment à une médiation,
même s'il dispose, dans les faits, du même droit de parole
que tout autre participant. Cependant, son rôle ou même sa
formation philosophique ne lui confère pas, de droit, un temps
de parole supérieur. Il peut néanmoins, à chaque
fois qu'il a la parole, s'aider de sa formation, des textes et de l'histoire
de la philosophie pour éclairer le débat. Ceux qui, dans
le public, sont sensibilisés à la discipline également.
Nous évitons seulement que cela ne tourne à la conférence
de philosophie ou au cours magistral.
Et à la différence du simple débat de comptoir, lors
de toutes nos séances, il y a toujours quelqu'un qui fait le scribe.
Et j'emploie le terme scribe à dessein, parce que celui-ci est
tenu d'en faire un compte-rendu fidèle, voire mot à mot.
Ce compte-rendu, indexé d'une bibliographie détaillée
et de textes de philosophes, est distribué à la séance
suivante, moyennant un ou deux francs, afin que notre "informaticien"
puisse rentrer dans ses frais de photocopies. De plus, le compte-rendu
du meilleur débat de chaque mois est publié dans notre bulletin
mensuel. Ce bulletin permet justement à ceux qui désireraient
poursuivre la discussion, sur un thème qui les aura particulièrement
touchés, de diffuser le fruit de leur réflexion. Et l'on
peut même dire que la véritable réflexion philosophique
se passe après le débat ; ce qui est notre objectif réel.
Comme on peut l'apercevoir, la méthode des débats philosophiques
de café ne peut pas être mise en doute uniquement parce que
les sujets sont proposés et choisis sur place et au dernier moment.
Ils n'en sont pas moins philosophiques pour cette unique raison. Une chose
est sûre : un bon débat philosophique de bistrot n'est pas
moins philosophique que les mauvais cours, les mauvaises conférences
et les mauvais colloques de philosophie que certains philosophes d'École,
enfermés dans leur tour d'ivoire élitiste, organisent à
longueur d'années, pour se faire plaisir.
Tout compte fait, à choisir obligatoirement entre deux images du
philosophe, je préférerais volontiers celle d'un Socrate
arpentant les rues et les marchés pour discuter avec la foule,
le commun des mortels et même avec les esclaves (dans un monde pourtant
inégalitaire) à celle de la figure nietzschéenne
du philosophe solitaire (surhomme) fuyant les foules pour se réfugier
dans les hauts sommets.
Si, fort malheureusement, Socrate, cette figure sympathique du philosophe
vivant au sein du peuple, a dû laisser la place à la figure
austère du savant (sage), du penseur isolé du monde réel
à force de contempler les Idées, tel qu'il est devenu avec
Platon, en passant par Nietzsche jusqu'aux partisans actuels de la philosophie
des monastères, il ne faut pas enfermer trop vite toute la philosophie
ni tous les philosophes dans cette volonté d'enfermement, dans
cette aspiration élitiste, ni dans la tendance à l'expertise
de l'époque moderne. Et refuser, pour ainsi dire, d'envisager le
retour de la philosophie au sein du public et sa réhabilitation
en tant que le propre de l'homme. Des textes de l'histoire même
de la philosophie ne nous permettent-ils pas, contrairement à ce
que soutiennent les zélateurs de la philosophie élitiste,
de penser et de défendre cette philosophie que nous voulons pour
et par tous ?
D'emblée, il faut dire que l'histoire de la philosophie a le mérite
de permettre à la fois la justification d'une pratique populaire
de la philosophie (philosophie par et pour tous) ainsi que sa réfutation.
Tous ceux qui affirment que la philosophie ne pourra jamais être
accessible à tous se prévalent de la technicité de
ses concepts ainsi que du caractère essentiellement scolastique
de cette discipline, telle qu'elle s'est présentée dans
l'histoire. C'est ainsi que M. Samama se targue des échanges épistolaires(12)
entre Emmanuel KANT et Christian GARVE, au siècle des Lumières,
pour réfuter la prétention contemporaine à la philosophie
publique, à la philosophie par et pour tous.
Je me limiterai ici à quelques exemples significatifs tirés
de cette même histoire pour montrer en quoi "la philosophie
pour tous" a toujours été une aspiration philosophique,
et ce de l'Antiquité grecque à nos jours.
La première manifestation d'une philosophie proche des gens et
impliquée dans la vie est contemporaine au développement
de la discipline dans le contexte de la crise des cités grecques,
aux environs du Ve siècle avant notre ère. Cela pourrait
bien dater de l'enseignement des maîtres de sagesse grecs, à
savoir les rhéteurs sophistes, mais nous nous limiterons à
l'évocation de l'exemple le plus significatif qu'est la dialectique
socratique ; Socrate qui pourrait bien avoir été (malgré
l'opposition irréductible que Platon entretient dans ses dialogues
entre Socrate et les sophistes) lui-même sophiste(13).
Si Socrate concevait la philosophie, tout d'abord comme une introspection
- c'est le sens de son fameux "Connais-toi toi-même" -
chez lui, la philosophie ne s'accomplit en tant que sagesse effective
que dans le dialogue avec autrui ; à travers la dialectique : un
discours contradictoire, tel qu'on peut le percevoir au travers des personnages
des dialogues platoniciens. Cette exigence de la rencontre avec autrui
transparaît également de la vie du Socrate historique tel
qu'elle a été rapportée par ses contemporains. Ce
souci de propager la sagesse a été une constante chez Socrate,
à tel point qu'à quelques heures de se faire condamner à
boire de la ciguë, il brandissait, en guise de toute défense,
le rôle qu'il se concevait en tant que sage : "Ma seule affaire,
c'est en effet d'aller par les rues pour vous persuader, jeunes et vieux,
de ne vous préoccuper ni de votre corps ni de votre fortune aussi
passionnément que de votre âme, pour la rendre aussi bonne
que possible"(14).
Socrate jouait, en effet, à merveille ce rôle d'éveilleur
de conscience que parfois il a pu agacer plus d'un de ses concitoyens.
C'est ainsi, semble-t-il, que Xénophon, élève de
Socrate, probablement dépassé (lassé ?) par les discussions
socratiques, n'hésita pas à s'engager dans la première
guerre qui se présenta pour s'en échapper. "Quiconque
était approché par Socrate", dit Platon lui-même
dans le Lachès (18e), "et se mettait à parler avec
lui, quel que fût le sujet de la conversation, ne pouvait plus partir
sans avoir auparavant rendu compte de lui-même". Sa ténacité
était telle, que parfois, "ses interlocuteurs, pour pouvoir
se libérer de lui, lui donnaient des coups de poing et lui arrachaient
les cheveux"(15). Convenons-en, cette image du sage philosophe, empêcheur
de tourner en rond, diverge complètement avec la définition
du philosophe de Deleuze (in Qu'est-ce que la philosophie) dont Guy SAMAMA
se prévaut dans son texte de conférence présenté
lors des "Journées de philosophie pour tous" de Vouillé(16).
La philosophie entendue comme éthique, comme la recherche de la
vie bonne ou l'art de bien conduire notre vie, va marquer toute la période
postsocratique jusqu'au Ve siècle environ de notre ère.
Elle connaîtra une halte pendant les Écoles platonicienne
et aristotélicienne(17) (l'Académie et le Lycée),
mais la philosophie redeviendra éthique et triomphera en tant que
telle vers le IIIe siècle avant J.C. avec les doctrines stoïciennes.
Quant au Moyen Age, on ne peut pas dire que la revendication d'une pratique
populaire de la philosophie fut une question préoccupante. Le régime
féodal et inégalitaire qui fut le sien y est pour quelque
chose. Ce siècle inspirera contre lui, pour ces mêmes raisons,
à partir de la Renaissance, un mouvement intellectuel, libéral
et anti-obscurantiste qui culminera au Siècle des Lumières.
Avant d'aborder le XVIIIe siècle qui est, de notre point de vue,
le siècle par excellence de la revendication de la philosophie
populaire, de la pensée par-soi, il faut mentionner un fait qui
ne passe pas inaperçu, déjà au XVIIe siècle,
avec un philosophe qui est censé symboliser le rationalisme élitiste,
à savoir Descartes, l'homme du cogito. Dans les Regulae, on peut
lire ceci : "Il faut lire les ouvrages des Anciens, parce qu'il est
pour nous d'un immense profit de pouvoir tirer partie des efforts d'un
si grand nombre de personnes : aussi bien pour connaître ce qu'on
a déjà découvert de vrai en ces temps-là,
que pour être averti des problèmes qui restent à résoudre
dans toutes les disciplines. Il est cependant fort à craindre que
peut-être certains germes d'erreurs, contractés à
partir d'une lecture trop assidue de leurs ouvrages, ne s'accrochent à
nous malgré que nous en ayons, et nonobstant toutes nos précautions.
Les auteurs (...), chaque fois qu'ils sont tombés par un heureux
hasard sur quelque chose de certain et d'évident, ils ne le font
jamais paraître qu'enveloppé dans diverses tournures énigmatiques,
soit qu'ils redoutent que la simplicité de l'argument ne diminue
l'importance de leur trouvaille, soit que par malveillance ils nous refusent
la vérité toute franche. Mais quand bien même ils
[les auteurs] seraient tous d'accord, leur enseignement ne serait pas
encore suffisant : car, nous ne deviendrons mathématiciens, même
en connaissant par cur toutes les démonstrations des autres,
si notre esprit n'est pas en même temps capable de résoudre
n'importe quel problème ; et nous ne deviendrons jamais philosophes,
si nous avons lu tous les raisonnements de Platon et d'Aristote, et que
nous sommes incapables de porter un jugement assuré sur les sujets
qu'on nous propose ; dans ce cas, en effet, ce ne sont point des sciences
que nous aurions apprises, semble-t-il, mais de l'histoire"(18).
Ceci est une leçon magistrale que Descartes donne à ceux
qui, aujourd'hui, veulent réduire la philosophie à l'étude
de son histoire.
Par ailleurs, en déclarant que le bon sens (la raison) est la chose
la mieux partagée dans le monde, Descartes reconnaissait clairement
le droit aux hommes de toutes conditions ethniques, professionnelles,
sociales et confessionnelles de s'exercer à la pensée, donc
de philosopher. Le signe distinctif de l'être humain, avait ainsi
établi Descartes, une fois pour toutes, c'est la prédisposition
à exercer sa raison. Ce qui ne veut pas dire que chacun soit naturellement
philosophe, mais que cependant, a priori, il ne peut lui être refusé
le droit de s'y exercer , à l'instar de ce que les aspirants maîtres-penseurs
veulent faire aujourd'hui. Ce qui équivaudrait exactement à
refuser à l'être humain son humanité, un peu comme
l'Europe colonialiste a procédé, vis-à-vis des peuples
non européens, des siècles durant.
Mais c'est principalement au XVIIIe siècle, bien nommé
siècle des Lumières, que revient le mérite le plus
visible d'avoir systématisé l'exigence et le devoir de la
pensée autonome, le philosopher-par-soi, en tant que droit humain.
En dehors même des positions militantes en faveur de la philosophie
populaire d'auteurs comme Christian GARVE et Moses MENDELSSOHN en Allemagne,
Voltaire en France, de Hume en Angleterre..., il faut dire que le mot
d'ordre général des Lumières lui-même (Sapere
Aude ! Oser penser par soi-même) s'inscrit dans la droite ligne
de ce thème de la philosophie populaire. Les lumières de
la Raison étaient justement appelées à contribution,
par les penseurs des Lumières, pour en finir avec les multiples
tutelles qui maintenaient le sujet humain dans la minorité, dans
l'obscurantisme et la Schwärmerei(19) selon une terminologie de Kant
; lequel Kant se trouve être le penseur représentatif de
l'esprit de ce siècle éclairé. "Les Lumières",
disait le philosophe humaniste, "se définissent comme la sortie
de l'homme hors de l'état de minorité, où il se maintient
par sa faute. L'état de minorité [étant] l'incapacité
de se servir de son propre entendement sans être dirigé par
un autre"(20). Pour le penseur des Lumières allemand (l'Aufklärer),
c'est également "par paresse et par lâcheté"
que certains hommes restent, de leur faute, et volontairement mineurs
leur vie durant. C'est pourquoi l'Aufklärer se fait le devoir d'exhorter
"ces mineurs volontaires", tout homme donc, d'avoir le courage
"de faire un usage public de [leur] raison dans tous les domaines"(21)
de la vie. Ce qui consiste exactement à penser par soi-même.
Dans l'entendement kantien, cela revient "à chercher en soi-même
(c'est-à-dire dans sa propre raison) la suprême pierre de
touche de la vérité"(22).
Alors, est-ce ce Kant-là que Guy SAMAMA voudrait faire passer pour
un penseur élitiste ; sous prétexte qu'il aurait répondu
à Christian GARVE(23), qui lui avait signifié, en juillet
1783, la nécessité de rendre plus facile La Critique de
la Raison pure, que celle-là n'avait pas à être populaire.
Mais ce que M. Samama s'est bien gardé de dire, c'est que Kant
n'a pas dû être insensible aux critiques de ses contemporains
sur l'hermétisme de la Critique de la Raison pure.
Il semble, en effet, que Kant ait eu, lors de la première édition
de la Critique de la raison pure, à envisager deux textes1 : un
bref texte de vulgarisation de la Critique et un abrégé
qui aurait servi à l'information du public. Mais la mauvaise réception
de la Critique amena Kant à modifier ses projets, ne publiant plus
que l'abrégé qu'il modifia pour tenir compte des critiques
de ses contemporains. C'est donc le fruit de cette modification que nous
lisons aujourd'hui sous le titre de Prolégomènes à
toute métaphysique future qui pourra se présenter comme
science.
Par ailleurs, voir en Kant un penseur élitiste et anti-populaire
c'est oublier que, chez lui, la philosophie est à la fois pensée
pure et pensée pratique. Or la philosophie pratique s'adresse à
l'homme en tant qu'homme.
Dès 1764, signifiant l'influence bénéfique que Rousseau
eut sur lui, Kant reconnaissait le sens commun populaire comme étant
le destinataire de tout savoir digne de ce nom, en ces termes : "Je
suis un savant par goût. J'ai soif de connaître ; je suis
tourmenté par le besoin de pousser plus loin dans la recherche
de la vérité, et je goûte une joie infinie à
chaque pas que je fais en avant. Il fut un temps où je pensais
que tout cela constitue la dignité de l'espèce humaine,
et je méprisais le peuple qui est ignorant de tout.
Rousseau m'a tiré de mon erreur. Je vois combien cette prétendue
supériorité est vaine. J'apprends à connaître
le véritable prix de l'homme ; et je me croirais beaucoup plus
inutile que les travailleurs vulgaires si je ne jugeais que la science
apprend à connaître le véritable prix de tout le reste
et à restituer à l'humanité ses droits".
Et parmi les droits dont parle Kant, celui de penser par soi prend une
place de choix. Le passage ci-dessus est surtout le signe de l'humilité
qui caractérisait cet immense philosophe qu'était Kant.
Une humilité étonnante qui devrait faire réfléchir
tous ceux qui, aujourd'hui, semblent prendre le public comme un ramassis
d'ignorants et qui, pour cela, le regarde avec condescendance.
Le passage de "Qu'est-ce que les Lumières ?", que nous
avons évoqué plus haut, qui exhorte l'homme à sortir
de sa minorité (dans laquelle il se maintient par sa faute)
a de quoi nous faire méditer face à la demande philosophique
actuelle que nous adresse le public. En effet, aujourd'hui ce sont ces
hommes et ces femmes qui désirent sortir, par leurs propres efforts,
de la minorité, et la philosophie qui, hier au XVIIIe siècle,
leur intimait ce devoir semble hésiter, sinon les décourager,
en leur signifiant qu'ils ne sont pas assez raisonnables pour embrasser
la philosophie ni la pensée. Voici une attitude on ne peut plus
anti-philosophique.
Guy SAMAMA et les autres devraient, d'autre part, lire la définition
que le philosophe allemand avait faite de la philosophie et de son enseignement
dans plusieurs de ses ouvrages et réflexions. La philosophie se
définit notamment chez Kant, comme "une connaissance pratique
de l'homme"2. Elle n'est donc pas une science que l'on pourrait transmettre
par l'enseignement, à la manière des mathématiques
ou toute autre science. Au lieu donc d'apprendre la philosophie qui, selon
Kant, n'existe pas en tant que telle, on ne peut qu'apprendre à
philosopher, c'est-à-dire "par l'exercice et par l'usage qu'on
fait soi-même de sa propre raison". C'est pourquoi, selon Kant,
la connaissance historique des systèmes philosophiques existants
ne fait pas de nous des philosophes, mais de simples techniciens. Ceux
d'entre les auteurs ou philosophes contemporains, qui se targuent de la
non-maîtrise du public vis-à-vis de l'histoire de la philosophie
pour lui refuser le droit à la pensée montrent, quelque
part, leur propre ignorance de cette même histoire. Ils se montrent
d'autant plus ignorants de cette histoire lorsqu'ils évoquent,
comme le fait Guy SAMAMA, un auteur comme Kant pour justifier leur élitisme.
Fort heureusement, cette tendance élitiste n'est pas partagée
par l'ensemble des philosophes contemporains. Quelques exemples d'auteurs
nous inclinent à plus d'optimisme quant à l'avenir de la
philosophie et de ses rapports avec le public profane, avec le peuple
en somme. Nous retiendrons ici deux auteurs, un Allemand, Karl JASPERS,
et un Français, Jean-Toussaint DESANTI.
Le premier dont nous citons un texte en entête de la première
partie de cette réflexion stigmatise la prétention scientiste
de la philosophie à l'introduction d'un de ses ouvrages majeurs
: La Bombe atomique et l'avenir de l'homme, ouvrage qui, comme son titre
le laisse percevoir, est le fruit d'une réflexion philosophique
on ne peut plus engagée dans le réel, dans la vie. Dans
la distinction qu'il fait entre la science (l'expertise) et la philosophie,
entre le mode de penser par l'entendement et le mode de penser par la
raison, on perçoit clairement la spécificité intrinsèque
de la philosophie en tant qu'elle est la "la science " proprement
humaine. Ce qui signifie qu'elle n'est pas une science, mais l'expression
de notre humanité, de la liberté humaine. La distinction
cruciale entre science et philosophie se formule comme suit chez l'auteur
allemand : "La pensée de l'entendement invente et crée.
Ses prescriptions peuvent être exécutées et multiplier
ses réalisations en les répétant indéfiniment.
Il en résulte une organisation du monde, dans laquelle quelques
cerveaux construisent des machines, créant pour ainsi dire un second
univers, dans lequel par la suite les masses servent en tant qu'agents
d'exécution.
L'autre façon de penser, celle de la raison, ne permet aucune exécution
d'après des indications données aux masses, mais exige que
chacun pense en homme libre, en remontant à l'origine des choses.
Ici la vérité n'est pas révélées par
une machine que l'on peut reproduire à volonté, mais attestée
par le choix, la décision, l'action que chacun accomplit en tant
que soi-même, réalisant ainsi avec d'autres un esprit commun"3.
C'est exactement ce que le public souhaite aujourd'hui dans le débat
qui nous intéresse ici, c'est-à-dire de pouvoir penser par
lui-même et en relation avec les autres. C'est tout à fait
la tâche essentielle que les débats philosophiques de café
entendent remplir. Ils entendent proclamer haut et fort que la raison
en l'homme est au-dessus de toute juridiction, de toute tutelle, et est
ce qui fait précisément que nous sommes homme et pas autre
chose. Aucun homme n'est assez idiot pour ne plus pouvoir prétendre
à son droit, à la pensée. Quand les philosophes contemporains
intiment au peuple, au sens commun, d'y renoncer, ils commettent un crime
grave. Comme le signifie justement Karl JASPERS, "c'est un défaut
des philosophes, et surtout notre faute à nous, professeurs de
philosophie, si au lieu de chercher le langage de l'homme, nous laissons
notre pensée se restreindre à un domaine réservé,
la philosophie de spécialiste, et s'y dénaturer. Nous n'avons
pas à accuser l'incompréhension de la foule, mais notre
manque de sérieux et notre maladresse"4. La philosophie qui
refuse donc d'aider l'homme à la découverte de la vérité,
à se réaliser en tant qu'être pensant, est une philosophie
qui se fourvoie.
Jean-Toussaint DESANTI, de son côté, est réservé
face à la philosophie spécialisée, scolastique et
surtout qui se veut culture exclusive des systèmes de pensée
passés. Dans une interview qu'il a accordée au Magazine
Littéraire n°339 du mois de janvier 1996, Desanti donnait du
philosophe une définition adéquate à notre sens,
à savoir un flambeur, un joueur. En tant que joueur, il ne garde
rien définitivement par-devers lui ni pour lui. Tous ses gains
ne valent quelque chose que s'ils sont misés à nouveau5.
Ce n'est que par ce risque possible que le philosophe comme le flambeur
s'accomplit. C'est pourquoi, selon Desanti, "le philosophe ne doit
pas simplement écrire, se retrancher solitaire dans ses écritures.
Il doit parler avec les gens, partager. Cela peut se faire dans bien des
endroits : les classes de philo, l'université, les cafés"6.
Si le philosophe veut partager son savoir avec les autres hommes, cela
suppose qu'il doive se frotter constamment à la réalité
sociale ; par conséquent, qu'il accepte de risquer l'expérimentation
de sa pensée, et ne pas se réduire, comme aujourd'hui, à
la simple relecture de l'histoire de la philosophie.
La pratique des débats philosophiques au café est justement
une démarche qui, si elle est bien exercée, peut permettre
une prise directe de la philosophie, et du philosophe, avec la réalité
multiforme de la vie. En effet, la philosophie ne peut pas uniquement
se revendiquer comme une réflexion abstraite, refusant ainsi tous
rapports avec la vie. A aucune époque, elle n'a pu se comporter
ainsi, et ce n'est pas aujourd'hui, où des questions spécifiques
liées aux progrès techniques, à la biologie et à
la génétique contemporaines la sollicitent, qu'elle pourra
le faire. A moins que le philosophe ne soit devenu aujourd'hui, comme
par enchantement, un sage absolu ou un Dieu. Ce qu'il ne fut jamais auparavant.
Or on constate que, dans la réalité, la figure du philosophe
semble aujourd'hui très insaisissable, fuyante et évanescente.
Le philosophe contemporain semble être devenu un simple ouvrier
de l'histoire de sa discipline ; comme si les questions essentielles,
qui étaient jadis son objet, ont été définitivement
résolues, et l'histoire de l'humanité arrivée à
son terme. Ce qui est loin d'être le cas dans la réalité
des choses, il faut en convenir. C'est pourquoi aujourd'hui, que le public
réclame à corps et à cri la possibilité de
philosopher, je crois que la tâche actuelle du philosophe, surtout
de ceux d'entre nous qui tentons sa pratique publique, est de s'organiser
de manière à pouvoir satisfaire, le mieux qu'on puisse,
cette demande tout en veillant à ce que la discipline, plutôt
que d'y perdre des plumes, y gagne en superbe. La question étant
maintenant comment procéder?
Peut-on rendre la pensée philosophique populaire sans sacrifier
la philosophie.
Cette dernière partie du débat, je la souhaite interne aux
pratiquants de la philosophie au café, et, d'une manière
générale, à tous ceux qui pratiquent cette discipline
dans les lieux inhabituels, c'est-à-dire en dehors de l'université,
du lycée, des congrès et colloques de philosophie.
C'est pourquoi, je voudrais ici lancer quelques idées à
propos d'un texte d'une dizaine de pages qu'ont diffusé MM. AUZANNEAU
Éric et COUROUVE Claude, à propos d'une prétendue
crise des cafés philosophiques. Le document s'intitule justement,
La Crise des cafés philo. Tout en soulevant des problèmes
intéressants quant à la pratique philosophique dans les
cafés, les auteurs de cet opuscule n'hésitent pas à
tomber dans l'exagération. En effet, il paraît tout à
fait extravagant, de mon point de vue, de parler aujourd'hui de crise
des cafés philosophiques, pour un phénomène aussi
récent. Cela frise même le ridicule quand MM. AUZANNEAU et
COUROUVE, au nom du lieu naturel de la philosophie qui serait l'école,
l'université et les textes, disqualifient purement et simplement
les cafés philosophiques. Or, si à l'état actuel
on devrait parler de crise de la pratique de la philosophie au café,
comme nos deux auteurs le déplorent, il va sans dire qu'il faudrait
parler, pour ce qui concerne sa pratique scolastique et dans la recherche,
de chaos généralisé ; surtout que l'on constate que
la philosophie institutionnelle semble se limiter aujourd'hui à
une sauvegarde de l'histoire de la philosophie. Le philosophe contemporain
ne serait ni plus ni moins, en effet, qu'un gardien du temple. Il n'y
a donc pas vraiment de quoi se réjouir, surtout que le temple semble
avoir perdu de sa superbe.
D'un autre côté, quand les deux auteurs parlent d'obscurantisme,
à propos de la prétention du public à penser à
égalité avec les autres hommes, ils semblent particulièrement
ignorer la véritable nature de l'obscurantisme. L'ennemi de la
raison, même au siècle des Lumières n'a jamais été
l'ignorance ( nul n'est méchant volontairement disait Socrate )
mais le non-savoir qui se prend pour le Savoir. C'est cette attitude paradoxale
que Kant traduisit, au XVIIIe siècle, par le terme de Schwermerei,
à savoir l'illuminisme, le fanatisme pétri d'irrationalisme,
qui veut que certains hommes, par élection divine ou naturelle,
par une prétendue supériorité intellectuelle innée,
aient le droit de guider le reste du peuple qu'ils considèrent
comme congénitalement ignorant. J'appelle cette attitude, dont
l'opuscule de MM. AUZANNEAU et COUROUVE semble défendre en tant
qu'attitude philosophique, l'appel de chapelle. Ils voudraient faire de
la philosophie le monopole de quelques illuminés, transformant
ainsi le reste des hommes en ouailles dociles de ces prêtres d'un
nouveau genre.
Le ton équivoque de l'opuscule se remarque d'ailleurs dès
les premiers mots. Les auteurs annoncent (op. cit. p. 4) sans explications
ni argumentation aucune que "toute les civilisations ne se valent
pas". Ce qui laisse déduire, dans la suite du texte, à
travers la hargne injustifiée dont les auteurs font preuve contre
"l'égalitarisme" ( qu'ils se gardent de définir
) des cafés philos, que tous les hommes ne se valent point. Selon
eux, comme les civilisations et les peuples, il y aurait des personnes
élues (par nature ou par ordre divin) pour conduire et guider,
sous leur lumière, la masse des ignorants. C'est, nous semble-t-il,
le rôle que nos auteurs auraient voulu remplir au sein des cafés
philosophiques. Mais sacrilège ! Les "ignorants" et les
"imbéciles" n'ont pas voulu leur reconnaître le
rang qui leur revient naturellement. C'est donc cette attitude de rejet
contre cet intellectualisme d'élection (despotique et obscurantiste)
que les auteurs de La crise des cafés philo élèvent
au rang combien excessif de crise. Puisqu'on leur refuse le droit naturel
"d'assumer le savoir sur l'histoire de la philosophie", ils
en concluent que le "public demande à la philosophie, la dispense
de tout travail intellectuel" (op. cit. p. 4). Bref, les cafés
philosophiques seraient essentiellement des lieux où on prêcherait
la paresse, l'émotivité, le non-savoir. Au vrai, puisqu'il
faut tout de même leur laisser le bénéfice du doute,
si la description que MM. AUZANNEAU et COUROUVE font est une image fidèle
du café philosophique qu'ils ont réellement fréquenté,
nos malheureux sont sincèrement à plaindre. Je leur témoigne
ici, dans ce cas, ma sincère compassion. Cependant, ce cas particulier
ne peut aucunement être généralisé à
l'ensemble des débats qui se déroulent dans les différents
cafés en France. Il y a en effet des lieux où cela ne se
passe pas si mal ; où les animateurs ne font pas qu'animer ou distraire
la galerie, mais où au contraire, forts de leur formation philosophique
universitaire et de leur expérience de l'enseignement de la philosophie
au lycée, ils se forcent d'appliquer une méthodologie rigoureuse
à ces débats. Sans pour autant se prendre pour des guides
éclairés ou des gourous.
Les cafés que nous animons, par exemple, à Poitiers (86)
et à Saint Maixent (79) sont méthodologiquement assez philosophiques.
Nous voudrions qu'à la longue, cette pratique donne envie à
ceux qui y viennent ( qui, il faut le souligner, lisent déjà
de plus en plus d'écrits philosophiques) de faire véritablement
de la philosophie ; qu'ils lisent davantage et, pourquoi pas, s'inscrivent
dans des cours de formation continue de philosophie, et peut-être
même en faculté de philosophie. Mais, pratiquement cela ne
dépend pas de nous, animateurs, mais de la volonté propre
des participants. Nous nous contentons de bien remplir notre rôle
qui est de faire partager notre passion pour la philosophie. Ce qui ne
nous autorise aucun complexe de supériorité, tel qu'il transparaît
de l'écrit que nous évoquons, vis à vis des hommes
et des femmes qui viennent à nos séances. Les expériences
que nous y avons vécu nous inclinent d'ailleurs à humilité.
En effet, nous avons maintes fois constaté que les réflexions
de certains "profanes" qui y viennent n'avaient rien, parfois,
à envier, au point de vue profondeur, à certains professionnels
proclamés de la discipline. L'écrit de MM. AUZANNEAU et
COUROUVE, truffé de préjugés et d'affirmations gratuites,
est une preuve évidente que tout ce qui est écrit ou vient
de philosophes de formation n'est pas toujours un modèle de lumière
et de rationalité.
Lorsque nos deux auteurs supputent sur les termes animateurs, débat,
discussion, dialogue, on peut dire qu'ils brassent assez l'air et nous
font même perdre du temps. Ce nominalisme récurrent ne nous
avance effectivement à rien. Ce n'est pas parce qu'on appellera
le médiateur animateur et le dialogue (ou discussion) un débat,
par exemple, que l'expérience des débats philosophiques
de café ne pourrait pas prétendre à l'authenticité
philosophique ou inversement. C'est la réalité qui est subsumée
sous ces concepts qu'il faudrait examiner pour savoir si elle correspond
au discours qui la décrit. Ce qui serait une démarche hautement
philosophique et intellectuelle.
Au demeurant, un débat peut bien être un authentique et enrichissant
échange intellectuel (une discussion philosophique donc) et une
discussion, un assemblage de boniments fades et sans intérêts.
Si MM. AUZANNEAU et COUROUVE ont récemment fréquenté
des amphithéâtres ou des salles de classe de philosophie,
ils ont déjà remarqué que parfois, au lycée
comme à la faculté de philosophie, les cours de philosophie
peuvent parfois être ennuyeux voire mortels. J'ai personnellement
vu des conférences et des colloques de philosophie qui sont de
véritables injures à la discipline, tellement y règnent
souvent la malhonnêteté intellectuelle, le conformisme et
parfois du terrorisme intellectuel. La pensée unique, que MM. AUZANNEAU
et COUROUVE semblent défendre à travers la condamnation
du prétendu égalitarisme des "cafés philo",
est encore plus dangereuse quand elle s'appelle philosophie, école,
université. Les deux auteurs s'en rendent compte d'ailleurs lorsqu'ils
affirment que le savoir est mis hors-jeu aujourd'hui. Par contre c'est
une blague de mauvais goût que d'en attribuer la responsabilité
aux cafés philosophiques comme s'il s'agissait d'une vieille institution.
Ces cafés philosophiques ont à peine quatre ans d'existence.
Les auteurs ont peut-être eu peur de s'attaquer aux sanctuaires
du savoir que se revendiquent l'université, l'école et le
monde des professionnels de la philosophie. S'ils ont fait l'expérience
des cafés philosophiques, j'ose espérer que c'est parce
qu'ils n'ont pas toujours été satisfaits par l'école
et la philosophie officielle. Si le monde philosophique scolastique avait
été irréprochable à leurs yeux, je ne comprendrais
pas que nos deux auteurs aient abandonné les bibliothèques
et les amphis pour venir se frotter au peuple "ignorant" des
cafés philosophiques.
Venons-en donc maintenant à des considérations plus modérées.
Quand MM. AUZANNEAU et COUROUVE soulèvent le problème des
animateurs de débats philosophiques au café qui ne seraient
pas de formation philosophique, ils mettent le doigt ici sur un problème
réel. Personnellement je suis aussi réservé sur ce
domaine. Pas parce qu'un non philosophe n'a pas le droit d'animer des
débats, mais parce que si l'on veut, en effet, que ces débats
soient de plus en plus philosophiques, tant par leur forme que par leur
fond, il va de soi que l'animateur doive avoir lui-même une sérieuse
expérience philosophique. Je ne dis pas qu'il devrait être
sorti de la faculté de philosophie, mais il faudrait au moins qu'il
ait une familiarité avec la discipline, en tant qu'autodidacte
par exemple. Ce n'est donc pas seulement le problème de la culture,
comme le pensent nos deux auteurs (op. cit. p. 6), qui est en cause ici
; car, on peut bien être cultivé sans pour autant posséder
une science. Problème qui ne se pose d'ailleurs pas en ce qui concerne
la philosophie, puisque ce n'est pas précisément une science.
Contrairement à MM. AUZANNEAU et COUROUVE, je ne pense pas qu'au
départ, dans "les cafés philosophiques", ce qui
fait défaut ce soit la non-maîtrise des textes philosophiques.
Penser par soi-même ne peut se résumer à une connaissance
pure et simple des textes philosophiques existants. Le plus urgent, à
mon sens, dans cette affaire, c'est de trouver une méthodologie
fiable pour conduire les discussions. Cette méthodologie pourrait
bien être socratique (la maïeutique) mais, il faut se rendre
à l'évidence, nous ne sommes ni Socrate ni ses contemporains.
Il faut donc inventer une méthode nous-mêmes. Certains pensent
qu'il faudrait la trouver a priori, d'autres, au contraire, qu'il faut
la déduire de l'expérience quotidienne et pratique de ces
débats. Je suis justement de ceux-là. D'une manière
générale, il me semble qu'il faut insister sur le caractère
objectif que doivent revêtir les points de vue avancés lors
de ses discussions ; il faut par conséquent éviter le débat
d'opinions du genre : "chacun a son opinion", "il n'y a
pas de vérité" ou bien, "chacun a sa morale"
. La philosophie a justement pour tâche de nous extirper de nos
lieux communs, de nos particularismes et de nos certitudes subjectives
en vue de nous installer dans l'universel7. Elle vise à nous révéler,
non en tant que cet homme ou cette femme-ci, mais en tant qu'homme. "Osez
penser par soi-même", la devise des Lumières, signifie
sans aucun doute aussi que nous nous posions comme homme avant toutes
choses, en tant qu'être doué de raison et capable d'exercer
librement et universellement notre raison. C'est donc la raison pour laquelle,
l'animateur du débat philosophique de café doit être
un médiateur éclairé, sans cependant vouloir se poser
en un directeur de conscience, ou un maître, face aux participants
qui seraient des disciples dociles. L'extrait de texte de Voltaire que
MM. AUZANNEAU et COUROUVE citent, à la fin de leur écrit,
souligne bien le danger de l'élitisme et de l'illuminisme, si bien
que j'aimerai tout autant le retenir pour le soumettre à la méditation
de ceux qui me feront l'honneur de lire la présente réflexion
: "Osez penser par vous-mêmes (...). Ce sont (les) tyrans des
esprits qui ont causé une partie des malheurs du monde"8.
Pour clore cette réflexion, je voudrais dire ceci : la philosophie
peut être, est même, d'école ; elle produit et manipule
des concepts ; elle est parfois abstraite et hermétique ; mais
elle ne peut pas se réduire à cet ésotérisme
et à ces caractérisations simplificatrices.
Même si elle produit des concepts techniques, elle peut, et doit,
être compréhensible. La preuve, il existe, dans l'histoire
de la philosophie même, des auteurs tout à fait simples et
faciles à lire et à comprendre. Leurs textes n'en sont pas
moins philosophiques. Les philosophes anciens par exemple sont la plupart
du temps accessibles dans leurs textes. Ce n'est pas pour rien que les
dialogues de Platon comptent parmi les textes philosophiques les mieux
appréciés par des terminales non-littéraires comme
les séries technologiques et professionnelles. Des classes de ce
type ont mis en scène certains dialogues de Platon.
Descartes qu'un auteur contemporain comme Jean-luc MARION commente de
façon très hermétique9, est un philosophe très
pédagogue dans ses écrits et qui explique en détail
les idées qu'il avance. C'est tout le contraire d'un hermétique.
Kant, lui-même, qu'on tient à tort comme un philosophe obscur,
à cause de l'hermétisme de sa Critique de la raison pure,
qui est compacte parce qu'elle synthétise justement toute sa pensée
philosophique, dont ses ouvrages ultérieurs constituent une vulgarisation,
peut se révéler parfois d'une étonnante facilité
; c'est le cas par exemple du Projet de paix perpétuelle, de la
Doctrine du droit, des Propos de pédagogie...
Plus près de nous, il y a un philosophe comme Bergson, un des grands
philosophes de notre époque, qui tient son aura de sa clarté
et du fait qu'il a produit une réflexion philosophique engagée
dans la vie et dans l'histoire.
Alors qu'on ne nous dise donc pas que la philosophie est toujours obscure,
abstraite et ennuyeuse. Ce gui peut être ennuyeux en réalité
dans la philosophie, c'est quand elle est offerte comme un commentaire
mortifère des textes du passé, comme une pensée morte.
Pas quand elle s'offre comme recherche de la vérité et questionnement
sur le monde, sur la vie. M
1. C'est la thèse de B. ERDMANN dans son Introduction à
l'édition séparée de Prolégomènes :
Historische Untersuchungen ùber Kants Prolégomena (cf. Ferdinand
ALQUIE, note 2 à l'Appendice des Prolégomènes à
toute métaphysique future, in Kant, Oeuvres philosophiques, t.
II, La Bibliothèque de la Pléiade, p. 160.
2. Kant, Réflexion 4927, éd. de l'Académie de Berlin.
3. Karl JASPERS, La Bombe atomique et l'avenir de l'homme, éd.
BUCHET/CHASTEL, Paris, 1963.
4. Idem, p. 31.
5. "La philosophie exige que nous mettions en jeu tous ce que nous
savons, tout le savoir, qu'on voie comment il se gagne ou se perd, comment
il se détruit ou subsiste" (op. cit. p. 47.
6. Idem.
7. Ce que MM. AUZANNEAU et COUROUVE semblent condamner dans leur article
(op. cit. p. 7.).
8. Voltaire, Dictionnaire philosophique, article liberté de penser.
9. Il faut essayer de lire par exemple son Ontologie crise de Descartes
pour s'en rendre compte.
1. Au débat sur : Pourquoi la philosophie est-elle devenue si
populaire ? (Bouillon de Culture du 20/12/96 sur France2), Luc FERRY,
André COMTE-SPONVILLE, Jean-luc MARION, qui lançaient des
critiques à l'encontre des cafés philosophiques et qui se
permettaient de remettre en cause la méthodologie et la façon
dont ce débat se déroulait, reconnaissaient, les uns et
les autres n'avoir jamais mis pied dans un café où se fait
un débat philosophique. Ce qui, vous en conviendrez, est une attitude
très peu philosophique, pour ne pas dire anti-philosophique.
2. Luc FERRY, André COMTE-SPONVILLE, Bouillon de Culture, France2,
20/12/86.
3. Dominique FOLSCHEID, La philosophie morale et populaire, in Magazine
Littéraire n°339, janvier 1996, p.18.
4. Il s'agit plus particulièrement "des Nouveaux philosophes"
dont Bernard-Henri LEVY, A. GLUCKSMANN... Certains d'entre eux se prenant
pour des maîtres-penseurs dédaignent aujourd'hui le mouvement
qui est en train de s'amorcer. B.H.L., par exemple, qui ne se gênait
pas à déclarer dans une interview (Le Monde du 21 mars 1985,
p.15) : "Je suis le meilleur écrivain de ma génération",
a pour toute réponse à la demande du public : "La philosophie
même n'est pas, ne sera jamais, à la portée de tous".
Pour Alain FINKIELKRAUT, la philosophie hors de l'école n'est que
du "New Age" (Ligne de Mire, France 3, 02/02/97).
5.Cf. Guy SAMAMA, membre du Collège International de Philosophie,
Conférence prononcée dans le cadre des "Journées
philosophie pour tous", à Vouillé (86), le 22/09/96.
Dans le document qu'il a laissé aux participants des Journées,
intitulé : La philosophie populaire aujourd'hui : mythe ou réalité
?, Guy SAMAMA, en évoquant Kant et Garve au XVIIIe siècle
et Deleuze, essayait de démontrer l'impossibilité sinon
le caractère nocif de la philosophie populaire. Il y compare les
cafés philosophiques (les animateurs du moins) à de nouveaux
sophistes faisant la promotion d'une non-philosophie.
6. Luc FERRY, A. COMTE-SPONVILLE, Bouillon de Culture, 20/12/96.
7. Éric AUZANNEAU et Claude COUROUVE, La crise des cafés-philo,
1997.
8. Alain FINKIELKRAUT, Ligne de Mire, France 3, 02 février 1997.
9. op. cit., p.5.
10. Dans les cafés de la Vienne (86) et des Deux-Sèvres
(79), par exemple, tous les animateurs ont une sérieuse formation
en philosophie ; de la maîtrise au doctorat. Nous avons également
une expérience de l'enseignement de la philosophie.
11. La crise des café-philo, p. 4.
12. Voir Kant, Lettre à Christian GARVE du 7 août 1783, en
réponse à une lettre du même Garve en date du 13 juillet
1783.
13. Cf. Notice d'Émile CHAMBRY sur Le Protagoras. "L'idée
du Protagoras, souligne l'auteur, semble avoir été empruntée
à la comédie d'Eupolis, les Flatteurs, qui remporta le prix
sur la Paix d'Aristophane en 421 av. J.C.. Eupolis avait placé
la scène de la pièce dans la maison du riche Callias, fils
d'Hipponicos, le vainqueur de Tanagra (en 426 environ), et les flatteurs
désignés par le titre n'étaient autres que les sophistes,
au nombre desquels figurait Socrate". (Cf. Platon : Protagoras, Euthydème,
Gorgias, etc., trad. par Émile Chambry, éd. Garnier Flammarion,
Paris, 1967).
14. Platon, Apologie de Socrate.
15. Diogène LAERCE, Vies des philosophes, II, V, 21.
16. Le passage que Guy SAMAMA retient de Deleuze est le suivant : "Tout
philosophe s'enfuit quand il entend la phrase : on va discuter un peu...
Les discussions, le moins qu'on puisse dire est qu'elles ne feraient pas
avancer le travail... Ils sont animés par le ressentiment, tous
ces discoureurs, ces communicateurs. Ils ne parlent que d'eux-mêmes
en faisant s'affronter des généralités creuses".
Guy SAMAMA en tire la conclusion suivante pour lui-même : "ceux
qui discutent ne font pas l'effort de créer, car à cet effort
il faut un minimum de solitude" (Op. cit. p.8). Il faut se rendre
à l'évidence, de Socrate à Deleuze et Guy SAMAMA,
l'image du philosophe a subi une transformation radicale.
17. Même s'il faut faire remarquer qu'Aristote distinguait, lui-même,
deux philosophies : une philosophie première (Métaphysique)
qui s'occupe d'expliquer théologiquement le monde et son origine,
et une seconde (la Physique) qui est une philosophie de la nature. La
philosophie première ne pouvant se prétendre une science.
18. Descartes, Règles pour la direction de l'esprit, trad. par
Jacques BRUNSCHWIG, in Oeuvres philosophiques, t.I, éd. Classique
Garnier, 1963, p.85-86.
19. Terme qu'utilise Kant pour désigner une extravagance de l'esprit
tendant à l'illuminisme, au fanatisme et à l'irrationalisme.
C'est à cette Schwärmerei que s'oppose l'esprit de l'Aufklärung,
version allemande de la philosophie des Lumières.
20. Kant, Qu'est-ce que les Lumières ?, in Oeuvres philosophiques,
t. II, La Pléiade, 1985, p.209.
21. Idem, p. 211.
22. Kant, Qu'est-ce que s'orienter dans la pensée ?, in Oeuvres
philosophiques, t. II, la Bibliothèque de la Pléiade, p.545.
Dans une lettre en date du 7 août 1783, Kant, en réponse
à une lettre de Christian GARVE du 13 juillet, signifiait la difficulté
qu'il y avait à vouloir simplifier sa "métaphysique
de la métaphysique", la Critique de la Raison pure pour la
rendre populaire
99. Vous avez du vous apercevoir que l'illustration de la page 19 est
une photo de Claudia Schiffer et non de Marc Sautet !
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