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Marx, Le Capital
"Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l'homme
et la nature. L'homme y joue lui-même vis-à-vis de la nature
le rôle de puissance naturelle. Les forces dont son corps est doué,
bras et jambes, tête et mains, il les met en mouvement afin de s'assimiler
des matières en leur donnant forme utile à sa vie [...]
Notre point de départ c'est le travail sous une forme qui appartient
exclusivement à l'homme. Une araignée fait des opérations
qui ressemblent à celles du tisserand, et l'abeille confond par
la structure de ses cellules de cire l'habileté de plus d'un architecte.
Mais ce qui distingue dès l'abord le plus mauvais architecte de
l'abeille la plus experte, c'est qu'il a construit la cellule dans sa
tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel
le travail aboutit préexiste idéalement dans l'imagination
du travailleur. Ce n'est pas qu'il opère seulement un changement
de forme dans les matières naturelles ; il réalise du même
coup sont propre but dont il a conscience, qui détermine comme
loi son mode d'action, et auquel il doit subordonner sa volonté"
(Marx, Le Capital, I, 3, 7)
Kant, Réflexions sur l'éducation
"Il est de la plus grande importance d'apprendre aux enfants à
travailler. L'homme est le seul animal qui soit voué au travail.
Il lui faut d'abord beaucoup de préparation pour en venir à
jouir de ce qui est nécessaire à sa conservation. La question
de savoir si le Ciel ne se serait pas montré beaucoup plus bienveillant
à notre égard, en nous offrant toutes choses déjà
préparées, de telle sorte que nous n'aurions pas besoin
de travailler, cette question doit certainement être résolue
négativement, car il faut à l'homme des occupations, même
de celles qui supposent une certaine contrainte. Il est tout aussi faux
de s'imaginer que, si Adam et Eve étaient restés dans le
paradis, ils n'eussent fait autre chose que demeurer assis ensemble, chanter
des chants pastoraux et contempler la beauté de la nature. l'oisiveté
eût fait leur tourment tout aussi bien que celui des autres hommes.
Il faut que l'homme soit occupé de telle sorte que, tout rempli
du but qu'il a devant les yeux, il ne se sente pas lui-même, et
le meilleur repos pour lui est celui qui suit le travail. On doit donc
accoutumer l'enfant à travailler. Et où le penchant au travail
peut-il être mieux cultivé que dans l'école ? L'école
est une culture forcée. C'est rendre un très mauvais service
à l'enfant que de l'accoutumer à tout regarder comme un
jeu. Il faut sans doute qu'il ait ses moments de récréation,
mais il faut aussi qu'il ait ses moments de travail. S'il n'aperçoit
pas d'abord l'utilité de cette contrainte, il la reconnaîtra
plus tard. Ce serait en général donner aux enfants des habitudes
de curiosité indiscrète que de vouloir toujours répondre
à leurs questions : pourquoi cela ? A quoi bon ? L'éducation
doit être forcée, mais cela ne veut pas dire qu'elle doive
traiter les enfants comme des esclaves." (Kant, Réflexions
sur l'éducation, traduction de A. Philonenko, Vrin, 1966, pp. 110-111)
R. Linhart, L'établi
"Une fois accrochée à la chaîne, la carrosserie
commence son arc de cercle, passant successivement devant chaque poste
de soudure ou d'opération complémentaire : limage, ponçage,
martelage. Comme je l'ai dit, c'est un mouvement continu, et qui paraît
lent : la chaîne donne presque l'illusion d'immobilité au
premier coup d'oeil, et il faut fixer du regard une voiture précise
pour la voir se déplacer, glisser progressivement d'un poste à
l'autre. Comme il n'y a pas d'arrêt, c'est aux ouvriers de se mouvoir
pour accompagner la voiture le temps de l'opération. Chacun a ainsi,
pour les gestes qui lui sont impartis, une aire bien définie quoique
aux frontières invisibles : dès qu'une voiture y entre,
il décroche son chalumeau, empoigne son fer à souder, prend
son marteau ou sa lime et se met au travail. Quelques chocs, quelques
éclairs, les points de soudure sont faits, et déjà
la voiture est en train de sortir des trois ou quatre mètres du
poste. Et déjà la voiture suivante entre dans l'aire d'opération.
Et l'ouvrier recommence. Parfois, s'il a travaillé vite, il lui
reste quelques secondes de répit avant qu'une nouvelle voiture
se présente : ou bien il en profite pour souffler un instant, ou
bien, au contraire, intensifiant son effort, il "remonte la chaîne"
de façon à accumuler un peu d'avance, c'est-à-dire
qu'il travaille en amont de son aire normale, en même temps que
l'ouvrier du poste précédent. Et quand il aura amassé,
au bout d'une heure ou deux, le fabuleux capital de deux ou trois minutes
d'avance, il le consommera le temps d'une cigarette - voluptueux rentier
qui regarde passer sa carrosserie déjà soudée, les
mains dans les poches pendant que les autres travaillent. Bonheur éphémère
: la voiture suivante se présente déjà ; il va falloir
la travailler à son poste normal cette fois, et la course recommence
pour gagner un mètre, deux mètres, et "remonter"
dans l'espoir d'une cigarette paisible. Si au contraire l'ouvrier travaille
trop lentement, il "coule", c'est-à-dire qu'il se trouve
progressivement déporté en aval de son poste, continuant
son opération alors que l'ouvrier suivant a déjà
commencé la sienne. Il lui faut alors forcer le rythme pour essayer
de remonter. Et le lent glissement des voitures, qui me paraissait si
proche de l'immobilité, apparaît aussi implacable que le
déferlement d'un torrent qu'on ne parvient pas à endiguer
: cinquante centimètres de perdus, un mètre, trente secondes
de retard sans doute, cette jointure rebelle, la voiture qu'on suit de
trop loin, et la nouvelle qui s'est déjà présentée
au début normal du poste, qui avance de sa régularité
stupide de masse inerte, qui est déjà à moitié
chemin avant qu'on ait pu y toucher, que l'on va commencer alors qu'elle
est presque sortie et passée au poste suivant : accumulation des
retards. C'est ce qu'on appelle "couler" et, parfois, c'est
aussi angoissant qu'une noyade.
Cette vie de la chaîne, je l'apprendrai par la suite, au fil des
semaines. En ce premier jour, je la devine à peine : par la tension
d'un visage, par l'énervement d'un geste, par l'anxiété
d'un regard jeté vers la carrosserie qui se présente quand
la précédente n'est pas finie. Déjà, en observant
les ouvriers l'un après l'autre, je commence à distinguer
dans ce qui, au premier coup d'il, ressemblait à une mécanique
humaine homogène : l'un mesuré et précis, l'autre
débordé et en sueur, les avances, les retards, les minuscules
tactiques de poste, ceux qui posent les outils entre chaque voiture et
ceux qui les gardent à la main, les "décrochages"...
Et toujours, ce lent glissement implacable de la 2 CV qui se construit,
minute après minute, geste par geste, opération par opération.
Le poinçon. Les éclairs. Les vrilles. Le fer brûlé.
[...]
Fin de la pause, reprise. Tintamarre de la chaîne. Une nouvelle
carrosserie s'avance, lente et menaçante : il va falloir refaire
les gestes pour de vrai. Vite le chalumeau, ah non ! j'oubliais, les gants
d'abord, où est l'étain ? Bon sang, qu'elle avance vite,
déjà au milieu du parcours, un coup de flamme, merde ! trop
d'étain, rattraper ça à la palette, il y en a partout...
Mouloud me l'enlève des mains. Encore un essai... Non, ça
ne va pas. Je suis consterné, je dois lancer à Mouloud un
regard chaviré, il me dit : Une nouvelle fois je suis sur le bord,
à regarder, impuissant : la chaîne m'a rejeté. Pourtant,
elle paraît avancer si lentement..." (R. Linhart, L'établi,
Minuit, 1978, pp. 11-23)
Paul Lafargue, Le droit à la paresse
"Une étrange folie possède les classes ouvrières
des nations où règne la civilisation capitaliste. Cette
folie traîne à sa suite des misères individuelles
et sociales qui, depuis deux siècles, torturent la triste humanité.
Cette folie est l'amour du travail, la passion moribonde du travail, poussée
jusqu'à l'épuisement des forces vitales de l'individu et
de la progéniture. Au lieu de réagir contre cette aberration
mentale, les prêtres, les économistes, les moralistes, ont
sacro-sanctifié le travail. Hommes aveugles et bornés, ils
ont voulu être plus sages que leur Dieu ; hommes faibles et méprisables,
ils ont voulu réhabiliter ce que leur Dieu avait maudit. [...]
Dans la société capitaliste, le travail est la cause de
toute dégénérescence intellectuelle, de toute déformation
organique" (Paul Lafargue, Le droit à la paresse, Maspéro,
1978, p. 121)
"L'économie politique cache l'aliénation dans l'essence
du travail par le fait qu'elle ne considère pas le rapport direct
entre l'ouvrier (le travail) et la production. Certes, le travail produit
des merveilles pour les riches, mais il produit le dénuement pour
l'ouvrier. Il produit des palais, mais des tanières pour l'ouvrier.
Il produit la beauté, mais l'étiolement pour l'ouvrier.
Il remplace le travail par des machines, mais il rejette une partie des
ouvriers dans un travail barbare et fait de l'autre partie des machines.
Il produit l'esprit, mais il produit l'imbécillité, le crétinisme
pour l'ouvrier. [...]
Marx, Manuscrits de 1844
Nous n'avons considéré jusqu'ici l'aliénation, le
dessaisissement de l'ouvrier que sous un seul aspect, celui de son rapport
aux produits de son travail. Mais l'aliénation n'apparaît
pas seulement dans le résultat, mais dans l'acte de production,
à l'intérieur de activité de production elle-même.
[...]
Or, en quoi consiste l'aliénation du travail ?
D'abord, dans le fait que le travail est extérieur à l'ouvrier,
c'est-à-dire qu'il n'appartient pas à son essence, que donc,
dans son travail, celui-ci ne s'affirme pas mais se nie, ne se sent pas
à l'aise mais malheureux, ne déploie pas une libre activité
physique et intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine son esprit.
C'est pourquoi l'ouvrier n'a le sentiment d'être auprès de
lui-même qu'en dehors du travail et, dans le travail, il se sent
en dehors de soi. Il est comme chez lui quand il ne travaille pas et,
quand il travaille, il ne se sent pas chez lui. Son travail n'est donc
pas volontaire, mais contraint, c'est du travail forcé. Il n'est
donc pas la satisfaction d'un besoin, mais seulement un moyen de satisfaire
des besoins en dehors du travail. Le caractère étranger
du travail apparaît nettement dans le fait que, dès qu'il
n'existe pas de contrainte physique ou autre, le travail est fui comme
la peste. Le travail extérieur, le travail dans lequel l'homme
s'aliène, est un travail de sacrifice de soi, de mortification.
Enfin, le caractère extérieur à l'ouvrier du travail
apparaît dans le fait qu'il n'est pas son bien propre, mais celui
d'un autre, qu'il ne lui appartient pas, que dans le travail l'ouvrier
ne s'appartient pas lui-même, mais appartient à un autre.
[...]
On en vient donc à ce résultat que l'homme (l'ouvrier) ne
se sent plus librement actif que dans ses fonctions animales, manger,
boire et procréer, tout au plus encore dans l'habitation, la parure,
etc., et que, dans ses fonctions d'homme, il ne se sent plus qu'animal.
Le bestial devient l'humain et l'humain devient le bestial." (Marx,
Manuscrits de 1844, Éditions Sociales, 1969, pp. 59-61)
R. Linhart, l'Établi
"Trois heures et demi. Qu'est-ce que c'est que ça, encore
? L'atelier est envahi. Blouses blanches, blouses bleues, combinaisons
de régleurs, complets-veston-cravate... Ils marchent d'un pas décidé,
sur un front de cinq mètres, parlent fort, écartent de leur
passage tout ce qui gêne. Pas de doute, ils sont chez eux, c'est
à eux tout ça, ils sont les maîtres. Visite surprise
de landlords, de propriétaires, tout ce que vous voudrez (bien
sûr, légalement, c'est des salariés, comme tout le
monde. Mais regardez-les : le gratin des salariés, c'est déjà
le patronat, et ça vous écrase du regard au passage comme
si vous étiez un insecte). Élégants, les complets,
avec fines rayures, plis partout où il faut, impeccables, repassés
(qu'est-ce qu'on peut se sentir clodo, tout à coup, dans sa vareuse
tachée, trouée, trempée de sueur et d'huile, à
trimbaler des tôles crues), juste la cravate un peu desserrée
parfois, pour la chaleur, et un échantillon complet de gueules
de cadres, les visages bouffis des vieux importants, les visages studieux
à lunettes des jeunes ingénieurs frais émoulus de
la grande école, et ceux qui essayent de se faire la tête
énergique du cadre qui en veut, celui qui fume des Marlboro, s'asperge
d'un after-shave exotique et sait prendre une décision en deux
secondes (doit faire du voilier celui-là), et les traits serviles
de celui qui trottine tout juste derrière Monsieur le Directeur
le plus important du lot, l'arriviste à attaché-case, bien
décidé à ne jamais quitter son supérieur de
plus de cinquante centimètres, et des cheveux bien peignés,
des raies régulières, des coiffures à la mode, de
la brillantine au kilo, des joues rasées de près dans des
salles de bain confortables, des blouses repassées, sans une tache,
des bedaines de bureaucrates, des blocs-notes, des serviettes, des dossiers...
Combien sont-ils ? Sept ou huit, mais ils font du bruit pour quinze, parlent
fort, virevoltent dans l'atelier. Le contremaître Gravier a bondi
hors de sa cage vitrée pour accueillir ("Bonjour, Monsieur
le Directeur... blablabla... Oui, Monsieur le Directeur... comme l'a dit
Monsieur le chef de service adjoint de... prévenu... les chiffres...
ici... la liste... depuis ce matin... blablabla... Monsieur le Directeur")
et Antoine le chef d'équipe court aussi se coller à la troupe,
et même Danglois, le régleur du syndicat jaune, sorti d'on
ne sait où, ramène sa blouse grise et son tas de graisse
pour accompagner ces messieurs. Et tout ce beau monde va, vient, regarde,
note, vous bouscule au passage, envoie chercher ceci, envoie chercher
cela.
Au milieu, leur chef, Monsieur le directeur de je ne sais plus quoi (mais
très haut dans la hiérarchie Citroën, proche collaborateur
de Bercot, s'il vous plaît), Bineau. Gros, l'air autoritaire, sanglé
dans un complet trois pièces sombre, rosette à la boutonnière.
Il a une tête de type qui lit le Figaro à l'arrière
de sa DS noire étincelante, pendant que le chauffeur à casquette
fait du slalom dans les embouteillages. Il mène la danse, Bineau.
L'air pas commode avec ça : on n'aurait pas intérêt
à essayer de lui raconter des histoires. Regard perçant,
ton cassant, soyez précis, soyez bref, je comprends vite, mon temps
c'est beaucoup d'argent, beaucoup plus que vous n'en verrez passer dans
l'année. Un vrai meneur d'hommes. Mieux : un manager. L'il
fixé sur la courbe irrégulière du cash-flow.
Maintenant, ils se sont ébroués pendant quelques minutes,
ils ont fouiné un peu partout dans l'atelier. Bineau les rassemble.
Ils font cercle, écoutent. Puis, d'un beau mouvement d'ensemble,
ils se transportent vers Demarcy. Sur Demarcy, devrais-je dire, tellement
ils s'agglutinent et se collent à lui, lui laissant à peine
le strict espace de ses mouvements.
Voici donc la dizaine de grosses légumes en rond, qui regardent
travailler le vieux. Bineau donne encore quelques mots d'explication (je
suis un peu loin, avec Kamel, mais j'entends des bribes : "...exemple
de modernisation de l'équipement... système de réglage...
normaliser les postes hors chaîne... méthodes... à
généraliser... opération pilote... revoir les objectifs...
par la suite démultiplier... concentrer... découper... budget
d'outillage.. résultats... sur six mois... "). De temps en
temps, il désigne Demarcy en train de travailler. Il me semble
alors assister à une démonstration d'hôpital, avec
professeur, internes, infirmiers, où le vieux ferait le cadavre
- ou à une visite guidée de zoo, avec Demarcy en singe."
(R. Linhart, l'Établi, Minuit, 1978, pp. 168-171)
Marx, Travail salarié et capital
"Le prix de vente de la marchandise produite par l'ouvrier se divise
pour le capitaliste en trois parties : premièrement, le remplacement
du prix des matières premières qu'il a avancées ainsi
que le remplacement de l'usure des instruments, machines et autres moyens
de travail qu'il a également avancés ; deuxièmement,
le remplacement du salaire qu'il a avancé ; et troisièmement,
ce qui est en excédent, le profit du capitaliste. Alors que la
première partie ne remplace que des valeurs qui existaient auparavant,
il est clair que le remplacement du salaire tout comme le profit excédentaire
du capitaliste proviennent, somme toute, de la nouvelle valeur créée
par le travail de l'ouvrier et ajoutée aux matières premières."
(Marx, Travail salarié et capital)
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