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- Au téléphone sonne ce soir, cafés littéraires,
librairies, radios, télés, le grand retour de la philosophie.
Sont invités Barbara Cassin directeur de recherche au CNRS qui
co-dirige " L'ordre philosophique aux Editions du Seuil, Alain Finkielkraut,
écrivain, producteur de " Répliques " sur France-Culture,
Alain Etchégoien, professeur de philosophie et producteur de "
Grain de Philo " sur France 3 et Marc Sautet, créateur du
café-philo " Les Phares " qui a publié un Café
pour Socrate, aux Editions Robert Laffont, reportage Christine Goémé
de France-Culture et Vincent Geosse, avec Eva Battant, une émission
dirigée par Alain Bédoué.
Alain Bédoué : Bonsoir,
[Reportages]
Alain Bédoué : Voilà radio, télé, bistro
et jusqu'à Internet, le dernier salon où l'on cause, après
l'Agora on nous explique donc que la philosophie descend dans la rue,
les émissions se multiplient, les ouvrages de vulgarisation aussi,
les cafés-philo font salle comble, reste à savoir bien sûr
s'il s'agit ou pas d'un simple phénomène de mode ou de médias
et à quoi menait ou pourrais mener cette philosophie devenue produit
grand public. Mais dans le même temps, la première semaine
Européenne de la philosophie s'ouvre demain à Lille avec
plus d'une centaine de philosophes français et étrangers
et une série de débats autour de la République, du
philosophe et des pouvoirs, de l'individu, de l'efficacité ou,
précisément, du besoin de philosophie. Alors qu'y a-t-il
derrière ce florilège d'initiatives, de livre d'émissions,
et à quoi correspond, au fond, cette recherche de repères,
de références ou d'explications, voilà donc pour
notre sujet de ce soir, avec tous ceux qu'on vient de vous présenter,
et tout de suite en direct au standard une première question ou
un premier témoignage :
Alain Bédoué : Bienvenu sur France-Inter, bonsoir,
Premier auditeur : Bonsoir, je ne peux que approuver bien entendu le phénomène
que vous décrivez, à savoir la descente, si vous me passez
le mot, de la philosophie dans la rue mais pour moi la philosophie est
quelque chose qui me tient à cause, bien que je ne sois que scientifique,
qui est censée s'occuper de problème importants, les poser,
si possible sans ambiguïté, et essayer d'y apporter des solutions.
Et la question précise que je veux poser c'est dans quelle mesure
une telle démarche est-elle compatible avec les phénomènes
de mode, de médias, de télé, d'émissions,
il est assez typique d'ailleurs que les philosophes, qui sont philosophes
avec tous les guillemets que vous voudrez, qui sont invités ce
soir, sont tous des gens qui sont responsables, qui d'une émission
à la télé, qui d'une émission à la
radio, qui de ceci, qui de ça, et que ce soient d'une certaine
manière ceux-là et ceux-là seulement que l'on entend
tout le temps, que l'on voit tout le temps et qui sont censés représenter
la philosophie, voilà ma question
Alain Bédoué : Autrement dit vous craignez
votre question
: y'a-t-il ou pas risque de dérive ?
Premier auditeur : Euuuuh
Alain Bédoué : Alors nos invités vont vous répondre
Premier auditeur : Euuuuh
c'est pas
c'est pas
Alain Bédoué : Mais comme c'est moi qui les ai invités,
je peux quand même déjà vous répondre ! on
ne parle pas seulement de cafés-philo etc. cette semaine européenne
de la philosophie, il y a une bonne cinquantaine d'intervenants, on a
invité Madame Cassin qui est une des intervenantes, mais enfin
on n' a pas cherché a priori des gens qui étaient, alors
vous mettez des guillemets, mais moi j'en mettrais pas, mé
médiatisés. En tout cas risque ou pas de dérive quand
vous le dites vous-même Monsieur la
la philo descend, même
timidement dans la rue, Alain Etchégoien, quelle est votre.. votre
vision des choses ?
Alain Etchégoien : Des risques de dérive, il y en a évidemment.
Euh, si on prend euh, le phénomène des cafés de philo,
euh, j'en ai vu un certain nombre, il y a un événement fascinant,
c'est le fait, j'étais il y a 15 jours à Rouen, que tous
les lundis, 150 à 300 personnes aient envie de discuter ensemble.
Est-ce qu'il font de la philo ou non ? ça dépend des endroits,
des fois c'est pas du tout de la philo. La dérive c'est par exemple
le cas d'un lycée, j'ai vu un article dans un journal de cette
semaine d'un professeur, où le Proviseur a décidé
tout seul de faire un café de philo dans le lycée contre
les profs de philo, ça c'est une dérive parce que le café
de philo dans la cité, ça je le conçois très
bien, sous condition qu'évidemment on l'appelle philo parce qu'il
y a de la philosophie, mais mélanger ce qui est l'enseignement
de la philosophie qui est quelque chose de
de très sérieux
et qui a sa place dans le
dans la formation des jeunes, avec un
lieu de débat sans norme, sans références philosophiques,
ça c'est une dérive.
Alain Bédoué : Alain Finkielkraut, votre réaction
à vous ?
Alain Finkielkraut : Oui, alors, deux choses, d'abord il y avait un peu
d'aigreur, d'aigreur polie dans les propos de notre premier interlocuteur,
je voudrais le rassurer, j'ai une émission en effet sur France-Culture
Alain Bédoué : Mais vous faites autre chose
Alain Finkielkraut : Non mais surtout, France-culture, c'est pas les médias,
au sens que ce Monsieur
péjoratif
au sens péjoratif
que ce Monsieur voulait donner à ce terme. J'invite des philosophes
précisément puisque je ne m'invite pas, j'invite des gens
et des philosophes. Bon c'est seulement la première précision
que je voulais lui donner pour le calmer et le sortir éventuellement
du ressentiment, et alors en écho à ce que vient de dire
Alain Etchégoien je crois en effet qu'il ne faut pas confondre
les ordres, il y a en effet une demande philosophique aujourd'hui, sur
laquelle nous reviendrons, que je crois assez authentique, parce que si
vous voulez, il y a un projet philosophique qui s'est effondré
et qui était grosso modo
enfin qui c'est effondré,
qui était en crise, le projet moderne, de plus en plus de maîtrise
sur les choses et de plus en plus de liberté. C'était le
projet des lumières qui s'est décliné de plusieurs
manières, plusieurs façons et qui aujourd'hui entre en crise
: la science fonce mais vers où ? Et on se pose la question des
limites. D'où effectivement, avec un divorce du rationnel et du
raisonnable, une vraie demande philosophique. Pour autant ne pas confondre
les ordres, les cafés de philosophie c'est peut-être très
bien, mais en effet pas à l'école car il y a une pression
sur l'école pour, si vous voulez en faire, elle-même et notamment
sur les professeurs qui enseignent dans les humanités, une sorte
de forum. Les humanités se seraient le forum et l'enseignement
de la philosophie ce devrait être le débat de société.
Non, la philosophie, ça s'enseigne aussi, ça demande un
tout petit peu d'humilité devant les grandes pensées, donc
un peu de sens des hiérarchies, et ça ne relève pas
du débat de société. Et là il y a un véritable
danger, et une véritable dérive, où
d'ailleurs
les cafés de philosophie n'en sont pas responsables, ils deviendraient
en quelque sorte le modèle de la manière dont il faut faire
de la philosophie aujourd'hui.
Barbara Cassin
Barbara Cassin : Oui
moi
première remarque : désolée,
je suis pas médiatique
Alain Bédoué : Voilà, excellent !
Barbara Cassin : Et ce que je dirais
Alain Bédoué : Vous enseignez à Paris IV notamment
Barbara Cassin : Non
non
non
je suis directeur de recherche
au CNRS
Alain Bédoué : C'est ça
Barbara Cassin : et je dirige au Seuil une collection et quand on vend
un de ces livres à 3000 exemplaires, on est content. Je ne
je n'ai pas programmé Le Monde de Sophie, malheureusement ou heureusement
Alain Finkielkraut : heureusement
Alain Etchégoien : c'est au Seuil aussi
Barbara Cassin : c'est au Seuil aussi
et c'est peut-être grâce
au Monde de Sophie qu'on peut tirer à 3000 exemplaires des livres
difficiles, ou des livres qui n'ont pas pour ambition d'être difficiles,
n'ont pas pour vocation d'être difficiles, mais ils se trouve que
leur public c'est 3000 quand c'est très bien. Ma deuxième
remarque à propos de la question telle que je l'ai entendue formuler,
j'ai simplement relevé le terme de ghetto à propos de
de la
de la philosophie telle qu'elle est enseignée dans
les universités et les lycées. Mais ça c'est pas
du tout un ghetto, les lycées c'est pas du tout un ghetto, il faudrait
pas vraiment que ça le soit, et pour moi c'est quelque chose d'exceptionnel
que la philosophie puisse être en France, et la France est à
cet égard exceptionnelle, enseignée dans des lycées
et je m'en réjouis vraiment
Alain Etchégoien : sauf les lycées professionnels
Alain Bédoué : Alain Etchégoien ?
Barbara Cassin : mais ça on peut le déplorer
Alain Bédoué : mais c'est dommage
Alain Etchégoien : absolument
Alain Bédoué : Marc Sautet vous vouliez réagir aussi
peut-être
Marc Sautet : Oui
oui
, réagir en rupture totale avec
ce qui vient d'être dit. Pour moi la dérive ne tient pas
du tout à risque éventuel que les cafés de philosophie
s'imposent à la pédagogie au lycée. La dérive
elle est dans la dénomination de la philosophie. Est-ce que vous
êtes sûr de ce que vous dites lorsque vous parlez de philosophie
et que vous dites que la philosophie peut s'enseigner ? On a, à
mon avis, investi la philosophie de tout autre chose que ce qu'elle est
à l'origine et peut être que l'origine compte, dans "
philosophie " on a vu peu à peu des systèmes à
partir de Platon et d'Aristote qui se structurent, on arrive évidemment
à Thomas et à Spinoza et
et ensuite au monde moderne
avec la philosophie des lumières, mais qu'y a-t-il d'authentiquement
philosophique dans tout ça ? Moi je suis frappé du fait
qu'aujourd'hui, notamment à la une de beaucoup de journaux, on
parle de " communisme " comme si le communisme avait existé.
On fait le procès du communisme comme on a fait celui du nazisme
et
et il semblerait évident pour tout le monde et ça
l'est visiblement, que le communisme a été une expérience
historique. Or on prend à la racine le communisme dans la doctrine
de Marx et d'Engels dont ce système s'est inspiré, il est
évident que c'est l'inverse, que cette expérience n'a jamais
eu lieu, le socialisme lui-même n'ayant pas eu lieu
Alain Finkielkraut : Là vous ne faites pas de la philosophie !
[rires]
Marc Sautet : Eh bien détrompez vous !
Alain Finkielkraut : c'est un moyen d'engagement
[rires]
Marc Sautet : Eh bien détrompez vous ! Eh bien détrompez
vous ! Parce que si on fait passer une réalité historique
pour ce qu'elle n'est pas, on peut faire exactement la même chose
de la philosophie ! Tout le monde voit le soleil se lever, or nous savons
qu'il ne se lève pas et peut-être qu'il serait temps de le
dire. Eh bien moi je dis qu'à l'égard de la philosophie
vous faites exactement la même chose : vous dites encore "
le soleil se lève ". La philosophie, elle n'a pas du tout
pour vocation de nous dire ce que nous faisons sur terre, d'où
nous venons, ces fameux problèmes importants
Alain Bédoué : Marc Sautet, en deux mots ? parce que
je pense
ceux qui nous écoutent ce soir
Marc Sautet : ben en deux mots
Alain Bédoué : On vous écoutait tout à l'heure
Marc Sautet : en deux mots
Alain Bédoué : mais pour vous qui avez, par exemple, créé
le café Les Phares, à quoi correspond, puisque il y a du
monde
qui vient, vous en êtes le premier témoin, à
quoi correspond cet engouement ?
Marc Sautet : A une résistance
Alain Bédoué :
cette demande ?
Marc Sautet :
à une résistance à la dérive
qui est extrêmement longue, qui est archaïque, qui est complètement
classique, alors je reviens sur le mot de
de Finkielkraut, il y
a une dérive qui est complètement classique qui tend à
mandater la philosophie pour quelque chose qui n'est pas sa vocation,
qui est une vocation théologique : expliquer le sens de l'existence
des hommes sur terre, ce n'est pas du tout la vocation de la philosophie,
la vocation de la philosophie, c'est la vocation de Socrate, c'est "
pourquoi les choses vont-elles si mal entre les hommes ", c'est la
question de l'injustice.
Alain Bédoué : On va repasser au standard, un appel ?
C'est à vous bienvenue, bonsoir
Second auditeur : Bonsoir
Alain Bédoué : Bonsoir monsieur nous vous écoutons,
je vous en prie
Second auditeur : J'ai deux petites questions
Alain Bédoué : Oui, oui
Toutes relatives
Ne croyez-vous pas qu'il est préoccupant
d'entendre certains s'élever contre le fait que monsieur tout le
monde puisse s'essayer à la philosophie sans en posséder
les outils ? Et d'autre part il arrive régulièrement que
certains intellectuels, ajoutons philosophes aient des prises de positions
diverses voire opposées à propos de certains faits, de société,
historiques ou autres. Alors ne faut-il donc pas pour ce monsieur tout
le monde, appelé le commun des mortels, se faire une opinion, donc
confronter, donc philosopher finalement ? Excusez le raccourci. Ajoutons
que posséder et manier les outils ne garantit pas le bien fonde
d'une prise de position, les exemples sont dramatiquement nombreux, et
surajoutons que il m'arrive, le temps d'un faux espoir de tendre l'oreille
à des débats radiophoniques, et je constate qu'il est très
très rare quel que soit le sujet du débat, qu'il soit répondu
réellement à la question et non pas à sa voisine
et à toute la question et non pas au dernier mot. Alors s'il vous
plaît messieurs les spécialistes, à vous, messieurs
les pères la rigueur détrompez-moi !
Alain Bédoué : Qui commence ?
Alain
Alain Finkielkraut : Moi !
Alain Bédoué :
Finkielkraut
Alain Finkielkraut : C'est assez curieux cette
cette
cette
virulence quand même hein , et encore une fois ce ressentiment.
Mais c'est très intéressant aussi parce que ça en
dit long sur, si vous voulez, le monde dans lequel nous vivons. Effectivement
notre horizon c'est la démocratie, et j'en suis très heureux,
si vous voulez, mais il y a dans la démocratie des espaces qui
échappent à la démocratie. C'est le cas de l'école,
c'est le cas de l'école. L'école ce n'est pas un espace
démocratique, ce n'est pas un chewing-gum intersubjectif où
chacun fait un peu la même chose, c'est une institution avec des
rôles, avec une dissymétrie, avec des autorités, autorité
ne veut pas dire pouvoir, l'autorité c'est
c'est
c'est
l'autorité qui vient de la compétence. Et il se trouve en
effet que il ait des lieux où la philosophie s'enseigne, elle ne
s'enseigne pas pour donner des réponses à tout, elle s'enseigne
parce que effectivement des penseurs ont pensé, et que ce que ces
penseurs on pensé, il est bon, on considère encore qu'il
est bon aujourd'hui, ce passé n'est pas complètement dépassé,
parce que nous ne vivons pas encore complètement dans le seul horizon
du 21 ème siècle, avec le Ministre de l'éducation
que nous avons ça va venir, donc on considère que c'est
important que ces penseurs soient présents, que ces morts nous
aident à réfléchir. Et pour que cela puisse se faire
il faut effectivement concevoir l'école comme un espace en soi,
comme un espace institutionnel, et non comme un espace démocratique.
Parce que évidemment
alors la démocratie qu'est-ce
qu'elle dit ? alors j'ai mon opinion, tu as ton opinion, tout le monde
a son opinion et il n'y a aucune raison de penser que ton opinion est
plus intéressante que la mienne, et à ce moment-là,
en effet, ce sera un forum
Marc Sautet : vous n'êtes jamais venu dans un café-philo
!
Alain Finkielkraut :
ce sera une sorte de forum général
et je pense qu'à ce moment-là, si la philosophie c'est ça
elle est morte. Parce que la philosophie, pour tous ceux qui en font,
si vous voulez, c'est un exercice d'humilité, qu'est-ce que c'est
que la philosophie ? C'est le fait d'être en contact avec des textes
extraordinaires, donc avec des gens dont on ne pense pas, quel que soit
le désaccord qu'on peut avoir avec eux qu'il ont une opinion comme
nous nous avons une opinion et tant qu'on vit dans cet horizon purement
démocratique, eh bien eh bien la démocra
la philosophie
elle-même ne peut pas prendre son essor, il faut savoir, pour être
de vrais démocrates, modérer la démocratie.
Alain Etchégoien : Oui, dans le même sens, la première
question de Socrate c'est un seul peut-il avoir raison contre tous. Et
effectivement, moi ça fait 20 ans que j'enseigne la philosophie
en lycée, en terminale et en classes préparatoires, et nous
avons un rôle d'autorité, c'est-à-dire un pouvoir
légitimé, essentiellement pour apprendre
pour moi
la philosophie ça consiste à développer un concept,
c'est-à-dire j'étais un peu gêné par ce que
disait Marc Sautet tout à l'heure parce que je ne comprenais ce
qu'il voulait dire sous le concept du communisme. Or pour moi le rôle
du philosophe c'est la rigueur
Vers l'épisode 2
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